Spécialiste du second empire colonial français, celui notamment développé par la IIIè République, le politiste O Le Cour Grandmaison débute son dernier ouvrage par une introduction aussi convaincante que percutante. En effet, en s’attachant d’abord à souligner les légitimités littéraire et scientifique (Académie française, Collège de France, sphères politiques et coloniales) et les errements méthodiques d’Ernest Renan, adulé sous la IIIè République, O Lecour Grandmaison montre comment le Coran et les  »mahométans » – terme courant désignant les musulmans au XIXè siècle – sont fustigés sous couvert scientifique, sous la plume et dans les discours de l’auteur de Qu’est-ce qu’une nation (1882) ? Ce premier jalon permet de glisser ensuite vers des portraits essentialistes, celui de l’Arabe par exemple et de sa culture porteuse de périls sanitaires, moraux et sécuritaires. La généalogie de l’islamophobie, garante de la préservation de la mère patrie ou métropole, s’impose par la suite.

Science et colonialisme

C’est donc à une histoire des sociétés mais aussi et surtout à celle des représentations que convie O Le Cour Grandmaison, afin de mieux déconstruire le régime de vérité établi par les colonisateurs. Cinq chapitres nourrissent le projet : La République impériale : « une grande puissance musulmane », Victoires coloniales et « péril » islamiste, Morale musulmane et arriération, Islam : « sensualisme » et sexualités coupables des musulman.e.s, Islamophobie, gouvernement des « musulmans » et droit colonial.

Ce livre ne porte donc pas sur l’islam mais sur ses représentations construites par des spécialistes ou non des colonies. L’Afrique du Nord, mais aussi les mandats du Proche Orient, ou encore les immigrations nord-africaines de l’entre-deux-guerres constituent les cibles et les territoires qui nourrissent la réflexion de l’auteur. Plus globalement, la fin du XIXè est une période fondatrice d’un racisme scientifique et le terme islamophobie est un des outils qui permet d’appréhender ce moment. En effet, O Lecour Grandmaison démontre à quel point l’islam est sans cesse convoqué pour expliquer le fanatisme, l’infériorité et l’immobilisme, ou encore l’impossibilité de l’assimilation des populations visées. Des intellectuels, mais aussi de grands colonisateurs comme Maurice Delafosse (haut-fonctionnaire en AOF de 1915 à 1918) cultivent cette thèse d’une islamophobie devenue savante. Celle-ci légitime dès lors une politique violente à l’endroit des populations musulmanes puisque ces dernières font peser une menace existencielle, dans un premier temps pour l’ordre colonial (soit conquérir pour exploiter), puis dans un second temps pour l’ordre métropolitain.

Islamophobie d’hier à aujourd’hui

L’auteur compare cette islamophobie construite dans le second XIXè siècle et celle qui émaille quantité de débats contemporains en France autour de l’atteinte aux biens et aux personnes, ou de l’unité nationale. Entretemps, dans l’entre-deux-guerres par exemple, les productions littéraires et artistiques musulmanes sont considérées comme médiocres par W Marçais, professeur au Collège de France ou par M Gaudefroy-Demombynes, éminent universitaire, qui modernisent la pensée renanienne qui postulait en 1862 que «notre art vient tout entier de la Grèce». Plus près de nous, la Guerre d’Algérie est appréhendée à l’aide de modèles héritées des thèses de E Renan et est perçue comme « un nouvel avatar de la lutte multiséculaire des fanatiques de l’islam contre la France » (p 76).

La science coloniale, solution politique ?

Parallèlement à l’exploitation des thèses racistes anciennes, la République impériale prend conscience de ses errements administratifs au début du XXè et tente l’élaboration d’une science coloniale, à l’image de la création en 1929 du certificat d’études coloniales de niveau universitaire. Ce savoir inédit, sésame d’un nouveau pouvoir politique, se mêle de sociologie et de droit entre autres disciplines, comme en témoigne Loi française et coutume indigène en Algérie, de l’universitaire R Maunier en 1932. Mais ces travaux et recherches – qui remettent partiellement en cause la politique coloniale française – ne résistent pas aux clichés renaniens, dont le péril islamiste, auxquels se greffe l’émergence de la pensée socialiste, fondant dès lors un islamo-gauchisme vecteur d’un djihad internationaliste doublement honni à l’aube de la Deuxième guerre mondiale.

Mektoub !

S’agrège à ce procès de l’islam l’arriération des populations d’Afrique du Nord et du Levant, évaluée à l’aune de l’islam,  »religion civile » qui fige ses croyants. Le fatalisme musulman est corrélé à la traduction du mot Coran (résignation, soumission) ou de musulman (abandonné à la volonté de Dieu). En outre, la supposée paresse de ces populations est alimentée par des orientalistes ou des écrivains célèbres à l’instar de G de Maupassant dont l’aura confère à ses articles pour Le Gaulois (1881) ou à La vie errante (1890) un degré d’authenticité élevé. O Lecours Grandmaison montre que cette passivité, cette indolence, armes lexicales du projet colonial, perdurent au cours de la Guerre d’Algérie, et bien au-delà … Seules quelques voix bien isolées contredisent cette doxa impériale et raciale, parmi lesquelles le militaire Lyautey ou le sociologue J Finot dans les années 1920. Observons sur ce dernier point qu’une étude de toutes les voix discordantes serait la bienvenue.

Les musulmans sont par ailleurs dépeints par les écrivains (dont Maupassant ou Flaubert) et les médecins sous la IIIè République – et après – comme des victimes du Coran, hyperactifs sexuels et lubriques. S’y ajoute la polygamie qui complète un tableau des mœurs intimes de ces populations, propres à menacer l’ordre colonial et métropolitain.

Au total, cet ouvrage offre un mille-feuilles dont il faut absolument prendre connaissance afin de saisir certaines connexions entre hier et aujourd’hui, relatives à l’islamophobie élitaire, coloniale puis juridique, voire populaire selon certains observateurs. Il rappelle également que la IIIè République est celle des paradoxes qui en font l’instigatrice de la liberté de la presse (1881) autant que celle de la colonisation et de la hiérarchisation des races. Une République impériale et raciale donc : oxymore ? A ce propos, des extraits ou des interviews de l’auteur peuvent très bien se glisser dans des activités d’EMC au collège en classe de troisième, en lien avec la question des discriminations.

La méthode et l’analyse systématisées autour de quelques thèmes cardinaux (la science coloniale, le droit, la religion, le corps…) offrent un panorama complet de l’islamophobie qui irrigue une partie de la société française. Il est toutefois regrettable que ce travail ne soit pas plus synthétique (absence de cartes, de tableaux statistiques ou d’illustrations d’époque), ce qui aurait épargné de trop généreux développements sur tel manuel ou telle plume colonialiste et/ou raciste. En outre, l’absence de mise en relation approfondie avec d’autres pratiques et d’autres représentations – dans l’empire colonial français mais aussi dans l’empire colonial britannique par exemple – réduit la vision proposée et accentue l’effet de compilation. In fine, il y a toutefois fort à parier que ce livre retiendra encore longtemps l’attention des historiens, au cœur d’une œuvre dédiée à la mise à nu de la société impériale française dont les échos sont toujours perceptibles.

La présentation de l’éditeur : https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-a__Ennemis_mortels_a_-9782707190673.html