Cette démarche transdisciplinaire réunit une quarantaine d’historiens, politistes, journalistes, architectes et sociologues de sensibilités diverses

Une quarantaine d’auteurs

L’engagement d’Esther Benbassa, directrice d’études à l’EPHE permet de comprendre aisément qu’elle ait dirigé ce nouveau dictionnaire dans une collection où elle a déjà œuvré au Dictionnaire des mondes juifsE. Benbassa, J-C. Attias, Dictionnaire des mondes juifs, Larousse, Collection «A présent», 2008, 655 p.. Cette démarche transdisciplinaire réunit une quarantaine d’historiens, politistes, journalistes, architectes et sociologues de sensibilités diverses : Nicolas Bancel, Vincent Geisser, Nacéra Guénif-Souilamas mais aussi Claire Brisset, Denis Peschanski, Michel Giraud, Philippe Rygiel, Michelle Perrot, Pierre Joxe (sur Pierre Bayle), François Xavier et Virginie Laithier, etc. Le parti pris institutionnel est relativement ouvert puisqu’à côté de directeurs de recherches et agrégés, figurent des collègues du secondaire (quels que soient leurs titres) et/ou des doctorants.
Aborder une telle masse de sujets dans un seul ouvrage pouvait paraître risqué et prêter le flanc à l’ironie. Mais beaucoup de ces questions sont traitées par les mêmes acteurs au sein des associations, par la HALDE, par les magistrats …et par l’article 225-2 du Code pénal.

Préface à trois voix et grandes questions historiques

Après un avant-propos d’Esther Benbassa, l’ouvrage débute sur une percutante triple préface signée de Lilian Thuram, Christiane Taubira et Hamé (du groupe La Rumeur). Une seconde partie présente en une cinquantaine de pages thématiques « Les racismes, l’exclusion et les discriminations en question », série de synthèses sous forme de titres-questions critiques abordant les discriminations raciales, sexuelles ou physiques en France, l’éducation contre le racisme, la pertinence du paradigme post-colonial, le fait d’être musulman en France, l’imagerie du « beur » et de la « beurette » (qui exaspère la plupart des intéressé-e-s), la présence médiatique des « minorités visibles », les questions mémorielles, la situation des femmes et la symbolique de l’élection d’Obama.
30 pages de « Temps forts » fournissent une présentation chronologique des grandes questions. On retrouve ainsi du XVe au XVIIIe siècle esclavage, tolérance, fanatisme ou gestation de l’idée moderne de race ; abolition de l’esclavage, féminisme, colonialisme et racisme (XIXe) ; nationalisme, expansion coloniale, totalitarisme et génocides pour le premier XXe siècle, le tout conclu par un état des lieux.

Près de 450 entrées sur 600 pages

Cette partie principale reflète la grande diversité des points de vue et des entrées, par exemple des divergences décelables entre auteurs à propos du hijab. L’ouvrage souligne judicieusement la spécificité laïque française dans le positionnement des discours au sein du clivage droite-gauche. Les analyses sur le racisme présentent entre autres le passage d’un racisme biologique à un racisme culturaliste, ce qui invalide, s’il en était besoin, les méthodes consistant à lutter conte le racisme via un discours uniquement fondé sur la pédagogie visant le racisme biologique.
Au nombre des entrées qu’on relève au hasard et de façon tout à fait arbitraire, «Islamophobie», concept largement utilisé par le MRAP, banni du lexique de SOS-Racisme et récusé comme une invention islamiste. Le débat a sans doute quelque chose de dérisoire quand on s’interroge sur le mobile d’un sympathisant d’extrême-droite lançant un cocktail-Molotov contre une mosquée. Opère t-il vraiment un subtil distinguo entre arabophobie et islamophobie ?

L’entrée « Génocides », présente, définit et distingue les différents types de massacres de masse. Le massacre des Hereros et des Namas (1904) montre clairement qu’il a pu exister des éléments de filiation ataviques et idéologiques entre ce génocide et celui des juifs. L’extermination des Cambodgiens est ici rattachée à la notion de politicide. On peut sans doute objecter qu’il y avait quand même une dimension raciale dans la perception des différences urbains/ruraux par les Cambodgiens.
Parmi les autres entrées, les lois mémorielles, les Cathares, les Justes, la NAACP, le péril jaune, sans papiers, SDF, ségrégation socio-spatiale, skinhead, Calas, Proudhon, la Révolution française, les Tsiganes, Wagner, Voltaire, le Zimbabwé ou la xénophobie. «Hétérophobie» est présentée dans sa dimension homosexuelle et non dans l’acceptionPierre-André Taguieff, «De l’antiracisme médiatique au civisme républicain», Hommes et migrations, n°1197, avril 1996. désignant ainsi le rejet de gens pour leurs origines alors même que médias et concours contre le racisme persistent à user du terme « xénophobie » pour des discriminations frappant des Français (noirs ou d’origine arabe). « Terminologie pour désigner les noirs » livre une analyse sémantique et historique qui permet d’épingler l’insupportable usage du mot « black ». L’entrée « Discrimination indirecte », sous-article d’un très riche développement sur les discriminations dans plusieurs pays du monde, développe par ailleurs le concept d’actes apparemment neutres mais impliquant une discrimination de fait. La navigation dans l’index et dans le sommaire des entrées ne permet pas de retrouver trace de la distinction entre racisme (opinion) et discrimination raciale (action). Or, cette distinction est souvent ignorée des acteurs, comme en témoignent les prévenus (ou les ministres) se défendant d’être racistes, alors qu’ils sont jugés sur un acte d’infraction pénale et non sur le contenu de leur conscience.

Quelques manques

On se devait de souligner les manques en dépit de l’extrême richesse de l’ouvrage. L’entrée «Associations antiracistes» semble trop vague. On en connaît aujourd’hui assez sur la LICA (LICRA), qui clamait en mars 1939 « Il nous faut un ministère de l’immigration » pour les réfugiés juifs ou qui militait pour la paix dans le mandat de Palestine. Idem pour les réseaux parisiens de notables et d’étudiants noirs, agissant alors de concert avec LICA et UNEF. LDH, MRAP et SOS Racisme pouvaient être présentés historiquement de façon plus solide dans un ouvrage censé faire référence. Autre entrée incomplète, le « testing » (en Belgique « test de situation ») semble apparaître ex-nihilo. Or, il ne date pas d’hier, inventé en juin 1939 au quartier latin par deux étudiants antillais dont Justin CamprasseEnseignant au lycée Carnot de Pointe-à-Pitre, plus tard conseiller de l’Union française.. Une situation comparable avait déjà amené Poincaré à faire fermer un « dancing » en 1923. La méthode ne fait que réapparaître avec les campagnes de SOS Racisme, association qui l’affuble en 1999 d’un nom franglais. Quant à la validité juridique, le jugement d’une affaire grenobloise en cour d’appel date de 2001 (une discrimination à l’embauche piégée par téléphone) et l’arrêt de la cour de cassation de 2002 pour l’affaire du Pym’s de Tours (discrimination aux loisirs).

Les Indivisibles n’ont pas d’entrée. On aurait pu lire davantage sur l’image de l’antiracisme chez ses détracteurs. Féminisme ou antiracisme étant des actions visant l’application du principe d’égalité, une partie du corps social ne perçoit qu’un discours estimé outrancier. Face à la paresse intellectuelle de la pensée anti-antiraciste, ce dictionnaire aurait pu justement devancer ses détracteurs en présentant une critique de concepts comme celui de « racisme anti-blanc », la simple revendication de l’égalité républicaine étant vécue par certains comme une menace contre les blancsLes majuscules s’appliquent aux peuples et non aux adjectifs. et contre la France, comme si dénoncer le racisme n’impliquait pas en soi d’en rejeter toutes les formesLes associations sont régulièrement testées par des anti-antiracistes qui les appellent pour de prétendues discriminations anti-blanc, ce qui illustre surtout la paranoïa d’anti-antiracistes persuadés de l’existence de tels sentiments chez des antiracistes perçus comme tous noirs ou arabes, tous hostiles à la France.. De même était-il nécessaire, pour la même raison, de profiter de l’excellent article «Métissage» (qui démontre le caractère construit de cette catégorie) pour analyser un certain discours (prétendument antiraciste) d’injonction/célébration du métissagePar exemple dans les textes affligeants d’un célèbre chanteur sportif et populaire., qui n’est qu’une logique excluante et raciste. Ce sujet est mieux traité lorsqu’il s’agit des logiques auto-excluantes (hétérophobie) d’un certain militantisme homosexuel. Naguère abordée par Ariane Chebel d’AppolloniaAriane Chebel d’Appollonia, Les racismes ordinaires, Presses de Science Po, 1999.) cette injonction/célébration a récemment été analyséePierre-AndréTaguieff, « Diversité et métissage : un mariage forcé. La pensée-slogan dans le débat sur l’identité française », Le Débat, n° 159, mars-avril 2010, p. 38. pour son caractère paradoxal. Il y avait d’ailleurs matière à présenter la complexité et la profondeur historique de l’entrée « Diversité », où l’on cite des ministres récents en omettant la présence ancienne d’élites politiques noires et la nomination par Laval du premier ministre noir (Diagne) en 1931. Le thème renvoie aussi au terme américain « tokenism », récemment expliqué par Pap n’DiayePap n’Diaye, La condition noire : Essai sur une minorité française, Calmann-Lévy, 2007, Folio, 2009.. L’affaire Pétré-Grenouilleau, la « leucophobie » de certains médias internet auraient également trouvé leurs places ici, de même que Tariq Ramadan, intellectuel suisse qui intervient dans le débat français (Caroline Fourest se serait sans doute fait un plaisir). L’entrée « Intégration » peut laisser le lecteur sur sa faim en ne critiquant par suffisamment une notion régulièrement appliquée par des Français à leurs compatriotes.

Un ouvrage riche et intéressant

Un tel instrument, pourvu d’un index, d’une liste d’entrée et même d’une bibliographie thématique, manquait à la fois à ces acteurs et aux chercheurs.
Les responsables associatifs conviennent que la lecture d’études universitaires fait défaut à beaucoup de militants. Au vrai, les élites elles-mêmes ne sont pas toujours très bien informées, comme on peut le constater en fréquentant les commissions préfectorales réunissant pouvoirs publics et associations. Il faut aussi reconnaître que le savoir sur ces sujets connaît une diffusion inégale chez les enseignants en fonction de leur génération, de leurs centres d’intérêts, de leur localisation et de leur vision de la nation France. Dans la prise de conscience du phénomène discriminatoire, l’analyse du discours majoritaire chez les historiens français au cours du quart de siècle écoulé montre d’ailleurs un net décalage (ou retard) sur les travaux des sociologues comme Philippe BataillePhilippe Bataille, Le racisme au travail, La Découverte, 1997. L’ouvrage traite des discriminations plus que du racisme., ce dont témoigne une certaine lenteur dans la prise de conscience de l’existence de discriminations. Bien évidemment, le livre montre que ces discriminations peuvent être indirectes, c’est-à-dire établies par des gens qui n’en ont pas conscience et démontrées à l’échelle collective sans être visibles à l’échelle individuelle.

On ne peut croire que ce dictionnaire achèvera de convaincre les indécrottables qui estiment plus urgent de dénoncer l’antiracisme et la défense des homosexuels plutôt que les inégalités défiant les principes républicains. Occupés à pointer les errances d’un antiracisme qu’ils ne connaissent pas mais dont ils construisent le discours pour mieux l’attaquer, ceux-là ne manqueront pas de voir dans le présent ouvrage une espèce d’inventaire à la Prévert de tout ce qui peut faire le socle commun/fond de commerce de la gauche associative. Ce dictionnaire mérite cependant mieux que cela. On peut espérer qu’il se révèle un usuel particulièrement utile à la fois, au chercheur pressé qui s’aventure hors de son terrain de prédilection, à l’enseignant d’éducation civique, d’ECJS, de SES et d’histoire (!), enfin au lycéen qui bénéficie ainsi, même si tous les textes ne sont pas aussi accessibles, d’une synthèse du savoir universitaire sur ces questions. C’est d’autant plus important dans le cas de l’homophobie que les CDI sont souvent peu ou pas dotés en ouvrages spécifiques sur un sujet qui soulève des réticences qu’on devine budgétaires ou justifiées par la nécessité du consensus, ce qui est justement le principal argument au pénal pour dénier une discrimination ou la justifier.

 

@ Clionautes