Livrer sa patrie à l’ennemi dans l’Antiquité  nous est proposé par les Presses Universitaires de Provence. Cet ouvrage au thème passionnant et au titre accrocheur rassemble, sans compter l’introduction et la conclusion, douze contributions d’histoire antique grecque et romaine rédigées par de jeunes chercheurs en Histoire et en Lettres classiques, sous la direction de Mathieu Engerbeaud (Aix Marseille Université, CNRS, TDMAM UMR 7297) et de Romain Millot (Université de Nîmes, UPR CHROME).

Se situant dans le prolongement des études consacrées aux traitres dans l’Antiquité menées depuis les années 2010 et les travaux d’Anne Queyrel Bottineau et Cynthia Couhade Beyneix, cet ouvrage collectif est issu des deux rencontres scientifiques organisées à Aix-en-Provence le 10 mai 2019 et les 15-16 avril 2021, après la crise sanitaire.  Il est accompagné d’une bibliographie de 39 pages ainsi que de cartes et de tableaux synthétiques permettant de résumer le propos des auteurs. En ce sens, l’ouvrage s’adresse autant à un public de spécialistes et de chercheurs qu’au grand public averti car si la lecture de certaines contributions s’avère parfois technique et suppose une bonne connaissance de la période antique, elle reste largement abordable pour tout lecteur intéressé par le sujet.

Comme l’expliquent Mathieu Engerbeaud et Romain Millot dans l’introduction, trahir sa propre patrie pour la remettre à un chef ennemi est considéré durant l’Antiquité comme l’un des actes les plus transgressifs possibles comme le dénoncent les auteurs dont Polybe, auteurs qui emploient un vocabulaire spécifique lié à la trahison (p.5), ce dernier faisant régulièrement d’une analyse dans les diverses contributions proposées. Mais ce serait oublier que la figure du tyran est aussi une construction et le produit d’un discours moralisateur et patriotique occultant les motivations profondes des traitres, le contexte dans lequel s’inscrit la trahison, les moyens employés, et les conséquences de la trahison à court, moyen et long terme.

Trahir ou ne pas trahir ?

Réparties en trois thèmes principaux, la première est intitulée : la cité, le traitre et l’ennemi livrer sa patrie dans les récits de guerre.

La première contribution de cette partie, proposée par Jérémy Clément est consacrée à Lasthénès celui dont la trahison est considérée comme l’équivalent du point Godwin de la rhétorique du IVème siècle av. JC. Lasthénès, chef de la cavalerie, est celui qui aurait vendu Olynthe, cité du sud de la Chalcidique, à Philippe de Macédoine contre de l’argent, soit le pire crime possible selon Démosthène, repris par de nombreux auteurs. La relecture critique et comparée de ses derniers permet de poser les questions sur les orientations et les intentions de Démosthène, Lasthénès n’ayant pas été le seul traitre potentiel, ce dernier ayant agit avec Euthycratès, autre traitre qui, pourtant mena par la suite une brillante carrière avec la confiance de Phillipe et d’Alexandre le Grand tandis que la vie de Lasthénès reste obscure. Pour autant quel fut le mobile de la trahison ? Est-ce vraiment l’appât du gain comme l’a affirmé Démosthène ? C’est à cette question que l’auteur s’attaque en démontrant que c’est peu probable dans une démonstration rationnelle convaincante. Dans la seconde contribution, Amarande Laffon propose aux lecteurs de traiter le thème Ne pas trahir sa patrie, au travers de la résistance héroïque des Abydiens rapportée par Polybe, qui est dans l’ouvrage l’auteur le plus souvent abordé. Le siège d’Abydos a lieu dans le contexte du déclenchement de la deuxième Guerre de Macédoine (200-196 av. J.C.) et se distingue par la bravoure et le refus des Abydiens de se livrer au point que plusieurs décisions majeures sont prises, au-delà de l’entendement (affranchir les esclaves afin qu’ils combattent, rassemblement des femmes dans le sanctuaire d’Artémis, rassembler l’or et l’argent sur l’agora …). En cas de prise de la ville, il est envisagé de donner la mort aux femmes et aux enfants et de jeter l’or et l’argent à la mer. Vaincre ou mourir, aucune autre alternative n’est envisagée lors des réunions. Leur attitude est par la suite comparée par Polybe à celle des Acarnaniens et les Phocidiens afin de démontrer l’injustice de leur sort, ce qui permet à l’auteur de charger Philippe de la responsabilité du massacre final qu’il n’a pas voulu empêcher.

La troisième contribution proposée par Mathieu Engerbeaud a choisi le temps long en revenant sur le thème inverse à celui choisi par Amarande Laffon : Trahir les romains, livrer sa cité à l’ennemi de Romulus aux guerres samnites (753-290 av. JC) ce qui permet de revenir sur quelques épisodes connus de l’histoire de Rome et la figure de Tarpeia, la traitresse par définition qui aurait les portes de la citadelle aux Sabins. Le réexamen des sources disponibles permet d’aborder, via un tableau de synthèse, les points communs et les différences de chacun des événements recensés et l’analyse effectuée par les différents auteurs, de Tite-Live à Plutarque en passant par Denys d’Halicarnasse et Galba.

La quatrième contribution de cette première partie, située entre les deux thématiques précédentes, est rédigée par Ghislaine Stouder. Intitulée Complots, trahisons et châtiments au temps de la guerre contre Pyrrhos, elle prend pour cadre la guerre contre Tarente (282-272 av J.C.) et l’intervention du roi d’Épire, Pyrrhos en faveur de la cité assiégée par les Romains. Le rôle joué par la trahison de son médecin et sa tentative d’empoisonnement, dénoncée par Fabricius en 278, a un double objectif : établir une morale et mettre en avant le rôle joué par Fabricius dans les échanges de prisonniers et les négociations permettant de mettre fin à la guerre. Mais ces dernières ne font pas l’unanimité, certaines sources soupçonnant une diplomatie de la tromperie de sa part et, in fine une forme de trahison.

La seconde partie est centrée sur les traitres donneurs de cité et traite respectivement des cas de Théramène et les négociations de 404, du revirement de L. Bantius en 216 avant J.C. et le cas de Marcus Livius Drusus et des rescapés patriciens des proscriptions de 43 avant J.C., trois situations différentes qui posent trois problématiques différentes. La seconde se situe dans le cadre des conquêtes d’Hannibal au moment où il tente de se rendre maître des cités du littoral. Il effectue un arrêt à Naples et fait pression sur la cité de Nola, située au Nord-est du Vésuve. Rapidement, la cité envisage de se rendre à Hannibal puis y renonce. C’est ce passage d’une décision politique pourtant concertée et émanant de la plèbe, convaincue de la nécessité de changer d’alliance (et donc de trahir Rome) à une autre, soutenue par les Sénateurs. Ce revirement s’illustre avec le cas particulier de L. Bantius. Loin du discours moralisateur de Tite-Live, c’est l’occasion d’analyser via la grille d’analyse de Michael P. Fronda qu’il existe 4 raisons pour lesquelles une cité se rend à l’ennemi durant la seconde guerre punique : des raisons militaires, économiques, politiques et sociales et, enfin des motivations liées à la politique extérieure italienne.

La troisième contribution permet de revenir sur les suites et les conséquences de l’assassinat de César qui a eu pour conséquence de réorganiser la vie politique et, en contre coup de déstabiliser les patriciens groupe social homogène marqué par l’existence de lignées prestigieuses et puissantes au service de l’État depuis plusieurs générations (comme les Claudii par exemple) mais habituées à des règles de fonctionnement désormais révolues. Or, « un noble ne trahit pas, il s’adapte aux nouvelles règles du service de la res publica » (page 182) comme le montre l’exemple d’Aemilieus Lepidus Paullus, fils d’un ennemi public, père d’un proscrit, trahi et proscrit par son frère.

Des leçons à tirer de la trahison

La troisième partie Livrer sa patrie, les leçons de l’Histoire propose quatre contributions rédigées par Paul Ersnt, Simon Cahanier, Kévin Blary et Michaël Girardin. La première contribution proposée par Paul Ernst remet en perspective Polybe et son rapport aux faits de trahison. Paul Ernst rappelle utilement qu’il fut aussi l’auteur d’un traité militaire aujourd’hui perdu, Taktika où, justement il invoque l’usage de la trahison dans la prise de place forte. Paul Ernst propose ainsi une relecture critiques des événements impliquant une traitrise ayant eu lieu durant la période vécue par Polybe afin de constater sa perception et ses critères pour considérer un événement comme une trahison. Un tableau de 7 pages effectue la synthèse de la démonstration entreprise par l’auteur en indiquant les dates, acteurs, victimes, bénéficiaires, formes et causes de la trahison, les conséquences et le point de vue de Polybe, plutôt factuel. En effet, il ne perd pas de vue que des leçons, voire des modèles doivent être tirés des faits, car derrière la condamnation morale, Polybe n’oublie pas les aspects pratiques de la trahison. C’est d’ailleurs sur cet aspect que Simon Cahanier débute sa contribution intitulée Conseils pratiques à l’usage des généraux, et la problématique suivante : « comment les Anciens ont-ils reçu et interprété les leçons de la trahison ? ». Cette vaste question est traitée en s’appuyant sur trois recueils d’exempla rédigés par Valère Maxime (Faits et dits mémorables), Frontin et Polyen (Stratagèmes, composé dans le dernier quart du 1er siècle ap. J.C. pour le premier, en 161 pour le second), les trois ayant pour avantage du point de vue des rapports entre la forme de la narration historique et la portée didactique de l’histoire (p. 230). Les exempla suivent le même schéma quinaire allant de l’état initial/complication/action/sanction, état terminal, chaque auteur insistant davantage sur un aspect particulier. Cependant Polyen s’échappe de ce modèle. Quelles leçons retirer de la trahison ? Pour trahir, il faut être 3 (le traitre, l’assaillant, les assiégés). Il s’agit par conséquent pour les généraux d’accepter l’aide des traitres voire à susciter la traitrise si cela est possible, par la corruption si besoin comme le montre le cas de Charimède qui parvient ainsi à prendre Troie. Chez Valère Maxime, la trahison est cependant impossible car empêché le plus souvent sauf exceptions exposées dans le 9ème livre et le chapitre De perfidia. Prenant le contre-pied de Frontin et de Polyen, Valère Maxime, soucieux de l’éthique, estime qu’il faut se passer de la trahison pour parvenir à ses fins, les conséquences étant néfastes pour la Cité et les liens sociaux. Enfin, le sort des traitres est évoqué par les auteurs (en général la mise à mort) sauf chez Frontin qui préfère s’attarder sur l’intérêt de la trahison

La dernière contribution, proposée par Mickaël Girardin s’intéresse à Jérusalem dans l’Antiquité – Leçons de théologie et de Realpolitik. Après avoir rappelé l’importance du Temple comme facteur d’unité pour les judaïsmes, l’auteur pose la question : « que signifie livrer Jérusalem à l’ennemi ? ». La ville a été livrée à plusieurs reprises au cours de son histoire et en général par les prêtres. Mais, si à l’époque hellénistique elle est une option considérée comme honorable et pragmatique, au point même que Flavius Josephe invente la venue d’Alexandre le Grand à Jérusalem dans Antiquités juives, ce n’est plus le cas à partir de l’occupation romaine, car considérée comme « l’option des traîtres et des impies qui renient Dieu » (p. 287). Mais, le judaïsme rabbinique naissant est opposé aux initiatives telles que la révolte de Simon Bar Kokhba entre 132 et 135 ap. JC. La conséquence sur le moyen et long terme est une mutation du judaïsme-même qui lui assurera sa pérennité : il devient une affaire de cœur et non de lieu à défendre à tout prix car ce ne sont plus les hommes qui défendent Jérusalem mais Dieu.