Les parents d’Helen Epstein, juifs tchécoslovaques rescapés de la Shoah ont fui la Tchécoslovaquie au lendemain du coup d’État communiste de février 1948 pour s’installer à New York ; elle n’avait que huit mois. Professeur de journalisme à New York University, Helen Epstein a écrit de nombreux articles dans le Sunday New York Times et dans le Washington Post. Elle a publié plusieurs ouvrages qui traitent de l’histoire familiale et de la transmission (Le traumatisme en héritage, La Cause des Livres, 2005 et Écrire la vie : non fiction, vérité et psychanalyse, La cause des Livres 2009). Traduit de l’anglais, cet ouvrage a été publié aux Etats-Unis en 1997 et réédité en 2005.
Dans l’introduction à l’édition française, Helen Epstein présente ainsi son ouvrage: « D’où vient-elle ? est une quête qui puise dans des sources historiques. Quand j’étais professeur de journalisme, j’apprenais aux étudiants à vérifier les qui, quoi, où, comment, quand et pourquoi d’une histoire. Comment pouvais-je vérifier tout cela pour ce qui concernait l’histoire des femmes de ma famille maternelle ? J’ai commencé mes recherches après la mort soudaine de ma mère en avril 1989. Elle était née en Tchécoslovaquie, deux ans après la création de la première République et n’avait que 69 ans quand elle est décédée. Six mois après sa mort, la Révolution de velours a mis fin au régime communiste en Tchécoslovaquie. J’ai pu bénéficier de l’ouverture des archives et des musées dans un climat de curiosité nationale pour le passé. La chute du Mur, autant que la révolution technologique –qui a permis de numériser de nombreuses archives-, a facilité mon travail. »
Couturière de mode, francophile, indépendante, cultivée et aisée, Franci, la mère d’Helen Epstein, avait rédigé à la demande de sa fille un texte d’une douzaine de pages résumant l’histoire de sa famille, enracinée dans la communauté juive de Bohême et de Moravie. Choquée par la mort brutale de sa mère dont elle était très proche, fascinée par le portrait de sa grand-mère accroché au mur de l’atelier de couture de sa mère, étonnée par le contenu du manuscrit, Helen Epstein décide de reprendre la chronique de douze pages « et de redonner vie à travers une forme littéraire juive traditionnelle à trois générations de femmes de plus en plus laïques ».
Quête des racines et enquête historique
Ce livre est passionnant. Est-ce un livre d’histoire ? De micro histoire ? Sans doute, mais pas seulement. Le texte, limpide, agréable à lire, clairement structuré, est le fruit d’une quête. Le lecteur suit l’auteur dans sa démarche qui s’apparente d’abord à une enquête qui est une recherche des origines mais qui est aussi un travail de recherche historique dont on observe toute la rigueur méthodique. Si Helen Epstein trouve ce qu’elle cherche, c’est parce qu’elle a de la chance (il en faut toujours un peu dans un dépôt d’archives), mais aussi et surtout parce qu’elle travaille beaucoup. La bibliographie de fin d’ouvrage le confirme s’il en était besoin : l’auteur a utilisé de nombreux ouvrages d’histoire relatifs aux communautés juives vivant dans l’empire d’Autriche, puis d’Autriche-Hongrie puis en Tchécoslovaquie, à la vie culturelle et politique Prague, à la mode etc. Ces recherches venant compléter celles qui furent effectuées dans les archives et les enquêtes orales lui permettent de reconstituer avec finesse et précision le cadre historique, culturel et politique dans lequel vécurent les trois générations de femmes dont elle retrace l’histoire : son arrière grand-mère, sa grand-mère et sa mère.
Les archives des communautés juives de Tchécoslovaquie ont été largement détruites par les nazis. Celles qui ne l’ont pas été restèrent jusqu’en 1989 sous le contrôle de la police secrète de la Tchécoslovaquie communiste. Thérèse Frucht, l’arrière-grand-mère d’Helen Epstein, était originaire du même village que le compositeur Gustav Malher : ce fut la première chance de l’auteur car un érudit local spécialiste de Malher lui ouvrit ses premières portes, par sa connaissance des archives… et des cimetières juifs en friche.
A partir de là, nous allons parcourir un siècle d’histoire d’une famille juive d’Europe centrale avec Thérèse, née vers 1845 en Autriche, l’arrière grand-mère de l’auteur, Pépi, la grand-mère née en 1882 en Autriche-Hongrie et Franci, la mère, née en 1920 en Tchécoslovaquie. Mais nous apprendrons aussi beaucoup sur la vie des communautés juives, sur l’antisémitisme et sur l’intégration des juifs dans la société autrichienne et tchèque, sur l’atmosphère libérale de la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, sur la création de mode, sur la montée du nazisme, la crise des Sudètes et Munich, sur l’occupation nazie du Protectorat de Bohême et de Moravie, sur l’inexorable montée de la violence antisémite jusqu’à l’ouverture du camp de Theresienstadt et les convois pour Auschwitz. C’est en effet toute l’histoire de cette région de l’Europe centrale qui sert de cadre à cette histoire familiale rigoureusement reconstituée.
Thérèse (1846-1890)
« Les juifs ont été exclus de toutes les villes royales au XVe siècle (…) Thérèse était une juive de la campagne, de langue tchèque, issue d’une des bourgades des collines où les juifs ont vécu sous la protection de la noblesse tchèque ». Son père, Lazare, était né en 1811 et sa mère, Joséphine, en 1807. Les Furcht vivaient dans leur taverne au bord de la rivière, aux abords de la ville, servant de la bière et de l’eau-de-vie à leurs clients. Thérèse aidait ses parents à la taverne.
Elle quitta le village de Brtnice en 1868, encore célibataire, pour aller travailler dans la ville d’Iglau, à mi-chemin entre Prague et Vienne. Elle y devint couturière. « Thérèse Furcht arrivait dans cette communauté en tant que membre d’un nouveau groupe social : celui des femmes juives non mariées, séparées de leur famille d’origine et qui travaillent pour un salaire (…) La couturière juive devient un personnage juif type au moment même où l’aubergiste disparaît en Europe centrale ». Elle se maria en 1872 avec Judah Sachsel et le couple s’installa dans la ville bohême de Kolin, à l’est de Prague. Les archives de la ville y mentionnent la présence de juifs dès 1376.
« Trois fils en trois ans. Pas d’espace. Pas d’argent. Pas de mère. Un mari colporteur. Une belle-sœur autoritaire. Je vois Thérèse à 30 ans, seule chez elle, vivant dans une ville qu’elle détestait, épuisée par l’allaitement et les soins donnés aux trois bébés ». La famille s’installa à Vienne vers 1875. « Des personnalités juives telles qu’Arthur Schnitzler, Théodore Herzl et Sigmund Freud deviennent des emblèmes de Vienne. Une classe entière de juifs –employés, chefs de bureaux et vendeurs- participaient du phénomène nouveau à l’époque, le salariat en col blanc ». Un autre fils, mort en 1879, puis une fille en 1882, Joséphine. En juillet 1890, le fils aîné adoré de Thérèse tomba malade et mourut. Il avait seize ans. Thérèse passa des jours entiers allongée sur sa tombe, puis elle se suicida en se jetant par la fenêtre de son immeuble. C’était en mai 1890, elle n’avait pas encore 45 ans et Joséphine, surnommée Pépi, n’en avait que huit.
Pépi (1882-1942)
Ce fut la sœur de Judah Sachsel, Rosa, alors âgée de 60 ans, qui vint au secours de la famille qu’elle ramena à Kolin. « Dans ses douze pages, ma mère décrit Pépi comme une enfant timide et phobique (…) Tante Rosa lui rappelait souvent qu’elle était pauvre, orpheline et juive. Pour compenser ce triple désavantage, Pépi devait être aussi obéissante et travailleuse qu’elle en était capable » Elle lui apprit à coudre. Elle ne l’envoya pas à l’école juive mais à l’école tchèque. Après un passage par Vienne où elle travailla dans de dures conditions dans de grands ateliers de couture, elle revint à Kolin où elle ouvrit son propre atelier. En 1904, elle partit pour Prague afin d’échapper au mariage que voulait lui imposer sa tante.
A Prague, Pépi eut l’audace de se présenter au patron d’un grand salon de couture réputé, Schiller, qui la reçut et l’embaucha. Deux ans plus tard, elle était promue au rang d’acheteuse et de directrice du salon. Elle accompagnait son patron à Vienne et à Paris. A Prague, elle devint une référence pour les femmes aisées, avides de savoir ce qui se portait à Paris. Elle prit l’habitude des voyages, des hôtels et des restaurants. « Le salon était un lieu où les femmes pouvaient se regrouper, comme leurs mères l’avaient fait à la synagogue et à l’église et comme leurs maris le faisaient dans leurs clubs et dans leurs cafés (…) Le salon était une institution rare, permettant à une femme d’acquérir savoir-faire et autorité à une époque où peu de femmes avaient de l’autorité sur quoi que ce soit ». Elle fit la connaissance d’un ingénieur, Emil Rabinek, élevé dans une famille juive laïque. Elle devint sa maîtresse ; il l’initia à l’opéra, l’emmena au théâtre, dans les galeries d’art et au concert ; ils voyagèrent dans les Alpes et sur la Riviera. Ils se marièrent à Prague en 1919.
Emil Rabinek votait pour les sociaux-démocrates, considérait la Tchécoslovaquie comme un « phare au milieu d’une mer d’obscurantisme », et admirait Thomas G. Masaryk, premier président de la Tchécoslovaquie. Le couple menait une vie très libre et très moderne : il était chef d’entreprise ; elle dirigeait un salon de couture et employait une douzaine d’ouvrières. Le 26 février 1920, à presque 38 ans, Pépi accoucha d’une petite fille qui prit le nom de Franziska, Franzi, Franci en tchèque. Elle continua de diriger le salon qui habillait désormais les femmes de Prague avec des modèles Chanel.
Franci (1920-1989)
Franci grandit en ayant sa propre chambre, sa propre nurse, sa propre gouvernante. Elle parlait l’allemand à la maison et entra à l’École française de Prague en 1925 ; elle lut Colette et devint francophile. Emil voulut que sa fille soit maintenue dans l’ignorance de quelque lien personnel que ce soit avec le judaïsme. Elle fit sa confirmation au sein de l’Eglise catholique. La grande dépression ruina son père qui devint le comptable du salon de couture. Passionnée par la mode, Franci travailla avec sa mère puis prit la direction du salon en 1938. Elle aimait s’amuser, danser, aller au théâtre, skier. Pour le salon, elle allait à Paris, à Vienne, à Dresde et à Berlin.
Toute la famille se refusa à voir les dangers du nazisme montant. Ils considérèrent Hitler comme un clown qui disparaîtrait bientôt et eurent une totale confiance dans la Tchécoslovaquie, son armée, ses alliances et ses institutions. Voyageant à Berlin en 1937, Franci se considère comme chèque et catholique et ne se sent pas concernée par les mesures antisémites. Elle en concevra beaucoup de remord trois ans plus tard. Les récits des réfugiés autrichiens après l’Anschluss et ceux des réfugiés tchèques lors de la crise des Sudètes ne les inquiétèrent pas vraiment : Franci et sa mère se préoccupent alors « de lignes nouvelles, de tissus et de coupes à lancer pour la saison d’automne ». Ce qui se passait à Vienne, à Berlin et dans les Sudètes ne pouvait pas arriver à Prague.
Le 15 mars 1939 l’armée allemande envahit ce qui reste de la Tchécoslovaquie démembrée après Munich. Les mesures antisémites se déploient et s’additionnent. Ses cousins émigrent. Le salon est « aryanisé », une employée en devient la propriétaire officielle mais un contrat secret en maintient la propriété réelle à Franci. La terreur se déploie, les arrestations se multiplient, les humiliations sont quotidiennes. Franci épouse Joe Solar en août 1940 : la mairie leur est interdite, le taxi leur est interdit, le restaurant leur est interdit. En juillet 1941, il faut porter l’étoile jaune. Franci la porte mais elle en accroche une autre au collier de son chien… qui est abattu. En septembre, Heydrich devient Protecteur du Reich et entreprend d’éliminer l’intelligentsia tchèque et la communauté juive. En octobre commencent les premières déportations. Après la mort d’Heydrich le 4 juin 1942, exécuté par un commando parachuté, la terreur se déchaîne. L’ouvrière qui avait racheté le salon demande à Franci de ne plus y venir. Franci ne sort plus. Le 4 septembre 1942, Franci, son mari et ses parents sont déportés pour Theresienstadt.
Helen Epstein s’appuie pour écrire cette dernière partie sur le récit rédigée par sa mère de sa déportation, intitulé Roundtrip (Aller-retour). Elle fut internée à Theresienstadt, puis à Auschwitz, Hambourg et finalement à Bergen Belsen. Elle se fit passer pour une électricienne et parvint à le devenir vraiment, ce qui lui sauva la vie. Ses parents furent assassinés à Riga.
Elle fut libérée par les Britanniques ; elle avait 25 ans et souffrait du typhus. Avec Kitty, une cousine qui avait partagé sa déportation, elle retrouva Prague en août 1945. Sur les 85 000 juifs du Protectorat de Bohême et de Moravie, ils ne furent que 3250 à revenir. Franci avait perdu ses parents, son mari, ses proches et ses amis. Elle refusa de partir pour la Palestine, fut quelque temps séduite par le communisme, puis elle se remit à coudre et ouvrit un salon. Elle rencontra Kurt Epstein, son ancien entraîneur de natation, lui aussi rescapé des camps, de quinze ans plus âgé qu’elle. Elle l’épousa peu après. Le 27 novembre 1947 naissait Helenka.
Lorsqu’ils virent les milices communistes défiler dans Prague en février 1948, lorsqu’ils apprirent peu après la défenestration de Jan Masaryk, considéré comme la conscience du pays, ils décidèrent de partir. Kurt avait fait une demande de visa dès 1945, quand il était rentré des camps. Il pouvait partir pour les Etats-Unis avec sa femme et sa fille. Ils s’envolèrent le 21 juillet 1948. « Franci emprunta de l’argent pour acheter une machine à coudre et installa la famille. Un mois après son arrivée, elle cousait à nouveau ».
© Joël Drogland