En 1966 parut aux éditions Fayard l’ouvrage de Jean-François Steiner Treblinka – la révolte d’un camp d’extermination. L’ouvrage connut un grand succès (150000 exemplaires vendus en France, de nombreuses traductions) bénéficia de critiques très élogieuses, et suscita une importante controverse. Surtout, l’ouvrage marqua en France un tournant dans la mémoire de la Shoah. Jusqu’alors cette mémoire était intégrée dans la mémoire globale du système concentrationnaire nazi, alors que l’ouvrage de Steiner montrait la spécificité du génocide juif et défendait la thèse de la spécificité de la révolte juive face à l’extermination. C’est la thèse centrale de l’ouvrage de Samuel Moyn, professeur de droit et d’histoire à Yale University. L’ouvrage s’inscrit dans la filiation de la « micro-histoire » développée par l’historien italien Carlo Ginzburg : un évènement limité, localisé est un révélateur de fractures et d’évolutions intellectuelles profondes.
Jean-François Steiner est né en 1938 dans la banlieue parisienne. L’itinéraire de son père, Kadmi Cohen (1892-1944), explique en partie l’œuvre de Steiner. Né à Lodz, Kadmi Cohen, après avoir séjourné en Palestine en 1910 , effectua son service militaire en France pendant la première guerre mondiale et devint avocat. Il était proche de Vladimir Jabotinsky, fondateur du « sionisme révisionniste » (la Droite sioniste). Kadmi Cohen était aussi un essayiste. Il défendait l’idée d’une spécificité de l’identité juive qui devait être préservée. En 1941, Cohen fut interné à Drancy, puis à Compiègne. A Drancy, il fonda le mouvement Massada et donna une série de conférences. L’assimilation avait échoué, la religion juive avait permis au peuple juif de survivre, mais « l’esprit du ghetto » devait être «dépassé » par un retour à l’identité nationale juive et Cohen se prononçait pour la création d’un Etat juif. Libéré pour raisons de santé Cohen pensa possible de proposer au gouvernement de Vichy de favoriser une émigration massive des Juifs en Palestine, proposition qui rencontra un intérêt chez certains membres du gouvernement, mais qui n’aboutit pas. Cohen fut à nouveau arrêté ; il fut déporté en mars 1944 et mourut en déportation. Jean- François Steiner, orphelin à cinq ans, passa quelque temps en Israël. Il rencontra le poète et écrivain Abba Kovner ( 1918-1987), sioniste socialiste, organisateur de la résistance dans le ghetto de Vilnius, partisan d’une insurrection armée ; après la guerre Kovner chercha à se venger des nazis et participa à la guerre d’ indépendance d’Israël en 1948- 1949. Steiner revint en France, effectua son service militaire comme parachutiste en Algérie, puis entama une carrière de journaliste.
L’ouvrage Treblinka – La récolte d’un campà d’extermination
C’est un ouvrage complexe. Il est préfacé par Simone de Beauvoir qui en fait une lecture que l’on pourrait qualifier de « marxisto-sartrienne ». De même que les ouvriers isolés finissent par s’unir et lutter contre les patrons exploiteurs, de même, les déportés juifs de Treblinka ont surmonté leur isolement pour se révolter contre les bourreaux nazis. L’ouvrage débute par une évocation du ghetto de Vilna en 1941. Steiner évoque la perversité des nazis qui, tout en se livrant à des meurtres de masse, laissent une illusion de survie aux habitants du ghetto en laissant planer une incertitude sur leurs intentions, l’incrédulité de nombreux habitants et notables du ghetto, et les projets de révolte élaborés par Abba Kovner. L’ouvrage est ensuite consacré au camp de Treblinka, au processus d’extermination, aux débats qui animent les juifs travailleurs esclaves des nazis et à la préparation de la révolte armée (récupération des armes, organisation de groupes de combat) qui eut lieu le 2 août 1943. Le récit de la révolte armée occupe une dizaine de pages à la fin de l’ouvrage. Finalement 600 déportés parvinrent à s’enfuir mais seule une quarantaine survécut. L’ouvrage n’est pas à proprement parler un ouvrage d’histoire. Steiner a utilisé les ouvrages publiés au lendemain de la guerre, les témoignages déposés au Mémorial de Yad Vashem et interrogé des survivants, mais son ouvrage est d’avantage un « récit fictionnalisé ». Steiner reconstitue les projets du commandant du camp, les interrogations des déportés juifs, les réunions de préparation de l’insurrection.
L’ouvrage est surtout une réflexion historique et philosophique sur la barbarie nazie, une interrogation sur le destin, la solitude et l’identité du peuple juif. Steiner analyse la stratégie des bourreaux nazis qu’il nomme « les techniciens » : rendre l’extermination totale des Juifs la plus efficace possible, tromper les Juifs en leur laissant un illusoire espoir de survie, intégrer indirectement les Juifs réduits en esclavage et soumis à d’extrêmes brutalités au processus d’extermination : Sondrekommandos, récupération des vêtements et des biens des Juifs. Steiner veut surtout montrer qu’au plus profond de l’abîme des mouvements de solidarité puis de révolte armée étaient possibles. « Ce qu’il nous faut c’est une victoire et des témoins pour la raconter. » Steiner donnait une dimension morale et métaphysique à la révolte qu’il présentait comme une lutte de la mort contre la vie.
Samuel Moyn considère que les lignes suivantes constituent peut-être les « phrases les plus importantes et les plus controversées du livre « : « Le véritable enjeu de la guerre que les nazis firent aux Juifs était la vie. Quand on parle de la guerre de 1939-1945, on confond deux choses qui n’ont absolument rien de commun : une guerre mondiale, ce fut celle que l’ Allemagne livra au monde et une guerre universelle :la guerre des nazis contre les Juifs, du principe de mort contre le principe de vie. Dans leur guerre, les Juifs furent seuls, mais il ne pouvait en être autrement. » ( p 277). Il faut ajouter un dernier point. Dans l’ouvrage, Steiner ne présente pas les Juifs déportés comme ayant collaboré au processus d’extermination. En revanche, dans les interviews publiées lors de la sortie du livre, il se montra beaucoup plus critique et provocateur et déclara que « les Juifs se faisaient les complices de leur extermination… les Allemands— avaient organisé la machine à exterminer de telle sorte qu’eux-mêmes n’avaient pratiquement plus rien à faire. C’étaient les Juifs qui faisaient tout ». Ce sont de tels propos qui expliquent l’ampleur de la polémique.
Réception et controverses
Lors de sa publication l’ouvrage de Steiner bénéficia de comptes rendus très élogieux dans la presse. L’ouvrage reçut le Prix littéraire de la Résistance. Il faut mettre à part la presse d’extrême-droite qui reprenait la thèse selon laquelle les Juifs avaient collaboré à leur propre mort. Les intellectuels catholiques comme Edmond Michelet ( 1899-1970), lui-même ancien déporté, François Mauriac ou la revue des Jésuites Etudes accueillirent très favorablement l’ouvrage. Cet accueil favorable s’explique par l’évolution de l’Eglise catholique face au judaisme après la seconde guerre mondiale, notamment lors du concile Vatican II. De même, les intellectuels catholiques, au lieu de voir les Juifs comme un peuple méprisé, mirent l’accent sur le « mystère d’Israël », sa survie dans l’Histoire, sur les liens entre les prophètes bibliques et le Christ
La critique la plus virulente de l’ouvrage fut celle de l’écrivain David Rousset (1912-1997). Résistant, déporté, David Rousset avait écrit à son retour de déportation deux ouvrages très importants : Les jours de notre mort et L’univers concentrationnaire. Dans ce dernier ouvrage, il analysait le système concentrationnaire comme un monde à part, un système global, organisé par les SS, dans lequel régnaient la violence, l’arbitraire et la recherche de la déchéance physique et morale des déportés. L’extermination des Juifs faisait partie de ce système global et Rousset reprocha à Steiner d’avoir distingué l’extermination des Juifs de la déportation politique et surtout d’avoir évoqué une spécificité de la Résistance juive. Pour Rousset, Steiner ignorait le » sentiment de solidarité « des Juifs » avec la lutte des autres hommes contre le nazisme ». Rousset s’inscrivait dans une vision « universaliste », « antifasciste» des déportés qui refusait de faire une distinction entre les déportés. Comme le souligne Samuel Moyn, cette vision de la déportation correspondait à la vision de la déportation développée à la fois par les gaullistes et les communistes dans la France de l’après-guerre. Il faut signaler aussi que David Rousset fut l’un des rares anciens déportés, avec Germaine Tillion à avoir dénoncé, à la fin des années 1940, les camps soviétiques.
La réception de l’ouvrage dans les milieux intellectuels juifs
Samuel Moyn développe avec des nuances la thèse suivante : les générations plus âgées qui avaient connu la guerre se montrèrent en général très critiques face à l’ouvrage ; en revanche, les jeunes générations nées après la guerre et qui parvenaient à l’âge adulte (Steiner avait 28 ans en 1966) trouvèrent dans l’ouvrage une réponse à certaines de leurs interrogations et furent sensibles à la mise en valeur de l’identité juive. Les journalistes et les écrivains, qui écrivaient dans les journaux yiddisch se montrèrent sévères à l’égard de l’ouvrage. Souvent engagés à gauche (anciens communistes, bundistes, sionistes de gauche), ils critiquaient les propos de Steiner selon lesquels les Juifs avaient collaboré à leur extermination, et demeuraient attachés à la conception « universaliste » de la déportation. Les historiens Michel Borwicz et Léon Poliakov critiquèrent le manque de sérieux de l’ouvrage et l’idée qu’il existait un caractère spécifiquement juif de la résistance et de la révolte contre les nazis. En revanche, au moment de la traduction de l’ouvrage aux Etats-Unis, l’historien Raul Hilberg se montra favorable au livre. D’autres intellectuels se montrèrent favorables au livre parce qu’ils estimaient que Steiner mettait en valeur l’identité juive.
Samuel Moyn accorde une place importante aux analyses de deux intellectuels juifs : le philosophe Emmanuel Levinas (1906- 1995) et l’historien Pierre Vidal- Naquet (1930- 2006). Emmanuel Levinas, qui avec d’autres, voyait dans le nazisme un moment où les codes moraux qui organisent les sociétés avaient disparu, partageait avec Steiner l’idée que le nazisme marquait l’échec de l’assimilation et avait contraint les Juifs à retourner à leur solitude et à leur histoire. Mais il ne partageait pas l’exaltation de la révolte armée et de l’héroïsme défendu par Steiner. Il mettait en valeur le retour aux valeurs éthiques du judaisme. Pierre Vidal-Naquet, avec qui Samuel Moyn a entretenu de nombreux échanges, appartenait à une famille juive déjudaïsée. Ses parents avaient été déportés et exterminés. Vidal-Naquet accueillit d’abord favorablement l’ouvrage. Il y voyait une réflexion sur l’affirmation de l’identité juive comme unique recours des déportés. Très engagé dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, il dressait un parallèle entre le nationalisme algérien et le nationalisme juif. La lecture de l’ouvrage contribua en partie à son engagement dans la lutte contre le négationnisme à partir de la fin des années 1970. Par la suite cependant Vidal-Naquet se montra beaucoup plus sévère à l’égard de l’ouvrage. Il est possible que le fait que l’ouvrage soit davantage un « récit fictionnalisé » qu’un ouvrage historique ait joué un rôle dans cette critique.
L’ouvrage suscita d’autres controverses. Lorsque les témoins interrogés par Steiner eurent connaissance de ses propos sur la participation des Juifs à leur extermination, ils manifestèrent leur indignation. Ce fut aussi le cas de Richard Glazar, déporté à Treblinka (ceux qui ont vu « Shoah » de Claude Lanzmann se souviennent de la force de son témoignage) qui reprocha à Steiner de ne pas comprendre les conditions de violence extrême auxquelles étaient soumis les travailleurs esclaves. Enfin il faut rappeler que la publication de l’ouvrage était contemporaine de la publication en France d’Eichmann à Jérusalem d’Hannah Arendt qui accusait les Conseils juifs d’avoir été « complices » de la politique d’extermination.