Qu’est-ce que l’histoire ? Qu’est-ce que le métier d’historien ?

Questions presque intemporelles mais dont la pertinence reste toujours, si ce n’est plus encore aujourd’hui, d’actualité.
Quoiqu’il en soit, ce sont les questions que se pose l’historien médiéviste spécialiste de l’Italie urbaine, Patrick Boucheron, et auxquelles il tente d’apporter quelques bribes de réponses, toutes personnelles, fruits de son parcours d’étudiant, d’enseignant et chercheur mais aussi de ses réflexions d’historien.
Cet ouvrage constitue la première partie de son habilitation à diriger des recherches (HDR), plus haut diplôme universitaire de France donnant accès au titre de professeur des universités, qu’il a soutenue en décembre 2009. Comme l’explique Patrick Boucheron, l’HDR, surnommée « littérature grise » car non destinée à la publication, est un dossier dans lequel le candidat doit recueillir ses principales publications et travaux ainsi qu’une synthèse de son activité scientifique, afin de présenter à ses collègues, les fruits de ses recherches.
C’est le premier dossier de son HDR que publie ici Patrick Boucheron et qui consiste, selon la tradition, en un exercice généralement peu apprécié des historiens par pudeur, fausse ou vraie modestie, d’une sorte « d’égo-histoire », dans lequel le candidat doit évoquer son parcours de chercheur.
Cependant, face à cet exercice de style imposé et quelque peu particulier, Patrick Boucheron a décidé de « jouer franc-jeu » et de saisir l’occasion d’évoquer, dans un style parfois ardu, mais toujours vivant où se mêlent humour, ironie et autodérision, son parcours hésitant d’étudiant, puis d’enseignant et de chercheur tout en en profitant pour dévoiler, non sans malice ni ironie, les arcanes de l’université française.
Tout travail de retour sur soi ou sur son parcours et ses recherches consiste finalement, en histoire comme dans les autres disciplines, à démêler les fils de ses passions et à redessiner les contours de ses filiations intellectuelles, matrices inspiratrices. C’est ainsi que les trois premières parties de l’ouvrage sont placées sous les auspices d’une figure tutélaire. L’ouvrage s’ouvre ainsi sur une partie intitulée « la trace et l’aura », très ardue, qui consiste en une réflexion autour de ces deux concepts mis en œuvre par le philosophe et critique d’art, Walter Benjamin ; la deuxième partie qui aborde véritablement son parcours scolaire et étudiant se place sous l’inspiration de la sociologie corrosive de BourdieuLa référence à Pierre Bourdieu est osée lorsqu’on connaît son point de vue de sociologue sur le monde universitaire qu’il décrypte dans son ouvrage Homo academicus et dans lequel il défend l’idée que les productions académiques ne sont pas que le fruit du talent mais de la position sociale occupée dans le champ institutionnel, laquelle est déterminée par l’origine sociale et le passé scolaire et universitaire., alors que la troisième partie évoquant l’enseignement convoque la grande figure de l’historien médiéviste, Georges Duby. La quatrième, évoquant ses années de thèse se place sous son propre patronage, quant à la cinquième, elle relate les années de maturité et de combat pour le plaisir d’écrire, la vulgarisation de l’histoire ou encore la place de l’historien universitaire dans les médias et la société française d’aujourd’hui.

La voix de l’histoire, entre la trace et l’aura

La première partie qui ouvre cet essai pourrait décourager nombre de lecteurs. En effet, dans un style très littéraire aux formulations longues et complexes et aux références philosophiques peu connues, cette partie consiste en une glose technique sur les deux concepts façonnés par le philosophe Walter Benjamin, la trace et l’aura. Si le concept d’aura ne posera guère de soucis aux historiens, celui d’aura sera plus rétif à la compréhension.
Ces concepts sont définis, entre autre, par le philosophe dans cet extrait cité par l’auteur : « Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous »BENJAMIN Walter, Paris, capitale du XIXème siècle. Le Livre des passages, Paris, Editions du Cerf, 1989, p. 464..
Le concept d’aura a été forgé par Walter Benjamin pour exprimer l’unicité (de temps, de lieu, de matière, de sensibilité) de l’œuvre d’art qui jamais ne pourra être reproduite, en somme l’essence même de l’histoire. Toute reproduction d’une œuvre d’art engendre ainsi une perte de l’aura, seule la trace, l’apparence subsiste.
Ces deux concepts antinomiques organisent une dialectique spatiale et temporelle du proche et du lointain, dialectique antinomique donc que l’historien, à chaque coup de plume tente de réduire. Boucheron convoque ces deux concepts afin d’exprimer, dans un langage parfois abscons et très aérien, le travail de l’historien, celui de restituer la trace sans l’aura. En ce sens, il n’y a d’histoire que contemporaine. L’étude de l’histoire permet d’éclairer des bribes du présent, c’est ce qui a conduit Patrick Boucheron dans cette voie historienne.

Itinéraire d’un enfant gâté ? Du parcours scolaire aux arcanes universitaires, les recherches de la voie…

« Enfant gâté des recrutements universitaires », c’est ainsi que Patrick Boucheron esquisse, non sans autodérision mais aussi critique du monde universitaire, son parcours qui l’a mené du collège jusqu’à l’HDR.
Lucide mais pas désenchanté d’après lui, Patrick Boucheron n’a pas été victime de la vocation historienne ou enseignante. Elève de secondaire médiocre selon lui, il se révèle lors de ses années de préparation littéraire qu’il a su négocier contre le souhait de ses parents de le voir évoluer vers une école de commerce ordinaire. Sans concessions ni fausse modestie, il dépeint donc au vitriol, le contexte socioéconomique et culturel dans lequel il a baigné au cours des années 80, en égratignant au passage l’évolution de la culture et de l’ambiance scolaire : « Traînant ma médiocrité dans les classes scientifiques où une orientation réflexe m’avait confiné, je m’enfonçais dans une solitude morose seulement égayée par quelques lectures. Rien à voir avec la violence scolaire qui oblige les bons élèves d’aujourd’hui à doser leurs efforts pour ne pas obtenir de réussites trop visibles, et par conséquent compromettantes: il ne s’agissait que de l’inculture tranquille des banlieues chics, en ce début des années 1980 où personne ne se préoccupait du chômage, puisqu’il épargnait encore les cadres.»Op. Cit., p. 51. A savourer sans modération.
C’est également avec une délicieuse ironie et autodérision qu’il nous narre son entrée en khâgne à Henry IV : « Qu’un établissement d’élite aussi prestigieux que le lycée Henri IV ait accepté un candidat au dossier scolaire si peu convaincant, mais provenant malgré tout de la section « C », en dit long sans doute sur le désarroi d’une époque où le discrédit de la filière littéraire était déjà solidement engagé. Ce n’est pas d’hier que La Princesse de Clèves est outragée…»Op. Cit., p. 52.
Malgré l’âpreté de la concurrence scolaire souvent teintée de concurrence sociale à l’œuvre au sein des classes préparatoires, Patrick Boucheron semble avoir trouvé sa voie, le goût du savoir et la puissance des livres. Comme beaucoup d’élèves, un professeur, ici d’histoire, l’a marqué et dont il a retenu la leçon de modestie : « ce n’est jamais le bon professeur, encore moins le bon cours, qui fait l’élève talentueux, et rien n’est plus libérateur que d’apprendre à décevoir ».
Il retiendra cette leçon lorsqu’il deviendra lui-même préparateur au concours de l’agrégation d’histoire à l’école normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud de 1993 à 1999.
Il porte un regard lucide sur ces années de préparateur de concours et nous raconte sa foi dans l’institution et « les vertus du système ». Désenchanté ? Non avoue-t-il, même si on a un peu de mal à le croire, juste un peu moins de foi, nous confie-t-il…
En 1999, il rejoint donc l’université et nous dévoile pourquoi avoir choisi de travailler sur l’histoire et celle du Moyen âge en particulier

La vocation historienne ? Une histoire de voix…

Pourquoi Patrick Boucheron s’est-il engagé dans la voie de l’histoire et en particulier celle du Moyen âge ? D’emblée, Boucheron nous avoue son absence de vocation voire de passion irraisonnée pour l’histoire, contrastant ainsi avec l’enthousiasme dont font preuve ses étudiants. L’histoire, selon ses mots, est avant tout une « culture professionnelle », « un savoir technique ». Il évoque, pour preuve, sa thèse sur Milan, ville qu’il ne connaissait pas, que lui a proposé son directeur de thèse, Pierre ToubertPierre Toubert est un médiéviste spécialiste de l’Italie médiévale. Il a notamment travaillé sur les formes d’organisation du peuplement des sociétés italiennes entre le haut Moyen âge et le XIVème siècle..
Au fil des lignes, Patrick Boucheron nous dessine les contours d’un historien universitaire atypique, presque en marge, n’hésitant pas à porter un regard critique sur le monde universitaire. Ainsi, il rejette toute forme de corporatisme professionnel aux allures de crispation identitaire et ne se proclame pas médiéviste, ne se bat pas pour la liberté pour l’histoire car selon lui, l’histoire est à tout le monde et il existe une multitude d’usages sociaux de l’histoire. Ce point de vue est ici très intéressant car il témoigne d’une prise de recul importante sur le monde universitaire.
Peut-être que ce regard distancié sur cet univers est le fruit de cette absence de vocation et de cette hésitation entre philosophie et histoire, double cursus tenté jusqu’en licence à la Sorbonne puis abandonné compte tenu de « l’assommante technicité » BOUCHERON Patrick, Faire profession d’historien, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 59. des cours professés. La lecture de Foucault fait également hésiter le jeune Patrick Boucheron qui, finalement, se laisse séduire par les cours d’un Joël Cornette ou Michel Fontenay, les voix d’un Jean-Louis BigetJean-Louis Biget est un médiéviste français, professeur à l’Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. Ila travaillé sur l’inquisition et l’hérésie en Languedoc., d’un Yvon ThébertYvon Thébert était un antiquisant et archéologue spécialisé dans l’Afrique romaine. Il a aussi enseigné à l’Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud. ou Georges Duby.
Des voix, mais aussi des voyages, « expériences d’enseignement de grand vent » Op. Cit., p. 68., ont achevé de convaincre Patrick Boucheron, mais plus que l’histoire comme discipline, c’est l’histoire enseignement, c’est-à-dire en tant que pratique collective qui l’attire.
Après une petite pique sur sa génération d’historiens universitaires et une autre sur l’histoire sérielle labroussienne, Boucheron nous explique comment il a glissé de sa maîtrise en histoire contemporaine sur le duel pendant le Consulat et l’Empire au Moyen âge pour sa thèse de doctorat.
Il nous explique ce glissement d’une période à l’autre par la volonté de mettre en forme une histoire plus libre, moins engoncée dans la technicité Il parle à ce propos du « revival positiviste » qu’il considère comme une « régression », p. 146. et l’érudition austère, une histoire où l’écriture et la narration posséderait une liberté de mouvement accrue. En lien avec l’enseignement, c’est la capacité évocatrice de l’histoire, donc le récit, qui intéresse Patrick Boucheron, pour qui la mise en intrigue ne doit en aucune façon être sacrifiée à la technique et à l’analyse de la source. L’inspiration déterminante est ici celle de George Duby qui ne négligea pas le style et la narration et réconcilia l’histoire-source et l’histoire-problème dans une écriture puissante et vivante, héritage dans lequel se reconnaît totalement Boucheron.
La photographie qui clôt cette troisième partie est très évocatrice et illustrative de son propos : on y voit le jeune Georges Duby en 1955 à Villeneuve-lez-Avignon, entouré et surplombant ses étudiants, la main tendue vers ses traces auxquelles son verbe semble redonner chaire…

Les chemins de la thèse, des voies hésitantes entre doutes et incertitudes…

Vient ensuite le temps de la thèse. Patrick Boucheron nous fait ainsi pénétrer non sans malice, ironie et autodérision, dans l’univers des doctorants en nous dépeignant ses contraintes, de l’austère et dysfonctionnelle architecture de la BNF aux multiples séjours toujours trop courts à Milan, en passant par les incessantes sollicitations de publications et colloques…
Dans cette partie qui constitue le cœur de son essai, Patrick Boucheron s’attarde avec lucidité et ironie sur les lourdeurs administratives de la période doctorale mais surtout sur le sujet de sa thèse qui tente d’articuler pouvoirs et architectures en Italie du NordBOUCHERON Patrick, Le pouvoir de bâtir. Politique édilitaire et pouvoir princier à Milan au XIVème et XVème siècle, Rome, Collection de l’Ecole Française de Rome, 1998..
Mais ce qui inquiète le plus Patrick Boucheron dans cet univers du doctorant puis du jeune docteur, c’est avant tout cette inéluctable déclin de l’inventivité, de la créativité intellectuelle, parasitée qu’elle est par les contraintes de l’université ne voyant que dans les gesticulations des publications et colloques, le témoignage d’une fertilité de l’esprit et donc d’une rentabilité On lira à ce propos les pages 93 à 96, délicieusement critiques et lucides sur les années doctorales et post-doctorales.… Ainsi, petit à petit, à force de les répéter dans des colloques ou les écrire et réécrire dans des articles, les hypothèses avancées plus ou moins timidement dans la thèse deviennent peu à peu des certitudes…
Pourquoi l’histoire urbaine ?
Tout simplement pour toucher de la plume la matérialité des traces du passé, l’histoire urbaine constitue « la roche-mère de [sa] formation », comme il le dit si bien depuis ses années étudiantes auprès d’Yvon Thébert. Le sujet n’était pas novateur, comme il le rappelle avec force modestie, et le chemin déjà bien balisé par les travaux de ses illustres prédécesseurs comme Elisabeth Crouzet-Pavan sur Venise ou Etienne Hubert sur Rome, et ne lui procurait selon lui aucun mérite mais plutôt un certain confort.
Cependant, son ambition de travail est colossale car il entend étudier la politique architecturale et urbanistique des ducs de Milan, sur deux siècles, de « la cave au grenier », comme il le ditOp. Cit., p. 97., c’est-à-dire du choix esthétique du prince à l’organisation matérielle du chantier. Cette volonté totalisante était vouée à l’échec étant donnée la masse des sources à étudier et les contraintes spatiales des recherches, mais témoignait d’une certaine vision de l’histoire.
Echec ou regret également de ne pas avoir su, selon lui, rendre encore plus vivante par l’écriture, cette Milan des XIV et XVème siècles.
Cependant, ses recherches et réflexions dans cette Milan médiévale rencontraient les échos du présent et éclairaient donc le contemporain en évoquant les difficultés d’un Etat à imposer ses vues, son autorité sur un espace urbain dont la complexité de la société politique et la puissance économique en faisait un « monstre proprement incontrôlable » Op. Cit., p. 100., la BNF, par exemple éveillait chez lui, ces relations tumultueuses entre pouvoirs et urbanisme.
Sa thèse et sa manière de l’envisager évoluent au gré des difficultés matérielles et des doutes du jeune chercheur, d’une histoire totalisante ambitieuse, Boucheron se raccroche aux traces archéologiques puis aux mots et discours laissés sur la ville. L’histoire se fait moins générale et plus politique, moins matérielle et plus discursive… Le réalisme de la recherche et du cadre universitaire aura rattrapé la fougue du jeune doctorant. « Demi-échecs » ? Oui pour Patrick Boucheron, ces quelques reculades et hésitations rythment le cheminement du chercheur, mais l’histoire urbaine lui a tout de même permis, selon lui, de ne pas trop s’éloigner du concret et se perdre dans les limbes du conceptuel et de l’imaginaire.
Ce concret, il le rattrape au gré d’articles et de contributions, ou dans des ouvrages collectifs en s’attachant ici à la Fabrique du Dôme afin d’éclairer les rapports entre sacralité et souveraineté ou là, en étudiant la fiscalité des villes d’Italie à la fin du Moyen âge.
La thèse soutenue, les doutes et incertitudes ne s’évanouissent pas pour autant, bien au contraire selon Patrick Boucheron. Le défi est de réussir à la dépasser, de stopper le recyclage et cette habitude de faire du neuf avec du vieux. Cependant, il parvient à les surmonter en diversifiant ses activités, ses manières d’écrire, ses publics en participant à des entreprises collectives, mais aussi à des synthèses pour ses étudiants de concours Les villes d’Italie étaient au programme du CAPES et de l’agrégation en 2004-2005..
Le domaine de l’histoire de l’art fut également un moyen qui lui permit de se détacher peu à peu de sa thèse et surtout de la dépasser. Même s’il regrette l’absence de communication entre historiens et historiens de l’art, Boucheron ne désarme pas et se lance dans une enquête sur des miniatures lombardes conservées à la BNF afin d’explorer la manière dont on représentait le pouvoir à l’époque et d’observer « les tensions entre sacré et profane, entre allégories et réalisme »Op. Cit., p. 128.. Son aventure dans les contrées de l’histoire de l’art se concrétise par un article non commandé concernant la fresque de Lorenzetti sur le Bon gouvernement et qui illustre, selon lui, ces relations entre artistes et commanditaires, œuvres et spectateurs mais aussi temporalités et mémoires qui s’affrontent, communes contre seigneurie.

L’écriture de l’histoire, un récit à plusieurs voix

Dans une dernière partie, engagée, Patrick Boucheron défend l’idée que l’histoire peut s’écrire de différentes manières et même, que l’historien, enseignant et chercheur, se doit de varier les styles et ses manières d’écrire l’histoire.
En effet, Boucheron n’hésite pas à défendre la « vulgarisation » de l’histoire, terme auquel il préfère bien volontiers celui employé par l’institution de « valorisation de la recherche », en expliquant son choix d’intégrer, en 1999, le comité de rédaction de la revue mensuelle L’Histoire qui s’adresse en priorité à un public non universitaire, quoique.
Engagé car il fustige, par une critique cinglanteOp. Cit., p. 136. « Beaucoup [d’historiens] dénigrent la revue, très peu refusent d’y écrire et ceux qui lui envoient spontanément des articles sont infiniment plus nombreux quon pourrait le penser. Quant à la lire, c’est une autre histoire… Parmi ceux qui affectent de la trouver simpliste, et en tout cas indigne de leur attention de lecteur, combien sont ceux dont le niveau réel de connaissance sur les sacrifices humains dans l’Amérique précolombienne, Dante ou l’histoire de la Turquie au XXème siècle puisse justifier leur dédain ? », le mépris des universitaires envers ce type de travail et d’écriture qu’ils jugent infâmant, selon son propre terme, et n’hésite pas à défendre sa position avec cette ironie souvent acide qui serpente, entre les lignes, ce premier dossier d’HDR : « Si j’ai finalement décidé, apparemment contre l’usage établi, de joindre au dossier de mon HDR une petite sélection de ces vils articles de « vulgarisation », c’est par soucis de sincérité : je les assume pleinement miens. » En effet, les articles qu’il propose à cette revue sont chacun le fruit de ses propres recherches.
Engagé également car il défend l’exigence scientifique de l’écriture de l’histoire qu’un tel exercice impose : « S’adresser au plus grand nombre est une entreprise exigeante, qui contrairement à ce que l’on croit d’ordinaire, nécessite de rehausser constamment le niveau stylistique de sa prose »Op. Cit., p. 141..
Cependant cet engagement ne le conduit pas à soutenir la ligne éditoriale de la revue, trop corporatiste à son goût, l’Histoire s’étant engagée dans le mouvement « La Liberté pour l‘histoire ».
En outre, cette aventure lui a permis de jeter un regard curieux et critique sur l’entreprise éditoriale française de l’histoire et ainsi d’en comprendre la crise qui s’explique par le rétrécissement du marché, c’est-à-dire l’effondrement du lectorat de sciences humaines comme en a témoigné l’indifférence totale de la société au mouvement de contestation universitaire de 2009.
Dans un deuxième temps, il s’attarde sur ce qui l’a guidé jusque-là, finalement, dans cet essai d’égo-histoire, à savoir l’écriture de l’histoire tant par le verbe que par la chaire des mots. Comment produire un récit vrai ? Comment donner le ton juste à l’histoire ? Comment poser sa voix pour donner corps à son récit historique de thèse ?
C’est pour répondre à ces questions que Patrick Boucheron anime depuis 2006 un séminaire sur l’écriture de l’histoire à Paris I. Mais avant d’écrire l’histoire, encore faut-il la lire et surtout savoir comment la lire. La lecture de l’histoire doit-elle susciter une émotion ? Doit-on se laisser entraîner, emporter par l’intrigue ou garder le contrôle du cours du récit en se raccrochant à la table des matières tel un naufragé aux débris d’un navire ayant sombré ? En clair doit-on lire un livre d’histoire comme un roman parce que leur écriture peut parfois sembler très proches ?
Ce sont ces questions qui ont également amené Patrick Boucheron à se pencher sur les archives personnelles de Georges Duby afin d’y observer et d’analyser son travail d’écriture au travers de ses brouillons, ses ratures, ses corrections. Il en retient que l’écriture de Duby est d’abord lyrique et emporté et qu’il doit alors s’employer à la « cabrer »Op. Cit., p. 146. pour que le style ou la métaphore ne viennent étouffer la vérité historique. Au travers de la défense de l’écriture de Georges Duby, Boucheron dénonce le retour à une histoire positiviste, techniciste et finalement désincarnée qui peine alors à embrasser la complexité du social. Pour lui, la mise en intrigue et le style littéraire sont autant d’outils permettant à l’historien de retracer les dynamiques sans jamais faillir aux exigences de l’histoire.
C’est ainsi que Patrick Boucheron se lance par-delà les sentiers de traverse d’une écriture buissonnière de l’histoire, loin des chemins balisés et encombrés de l’écriture académique de l’histoire en publiant chez une maison d’édition spécialisée dans la littérature, Verdier, un petit ouvrage au titre singulier, Leonard et Machiavel BOUCHERON Patrick, Leonard et Machiavel, Lagrasse, Verdier, 2008.
Dans cet ouvrage hybride entre littérature et histoire, Boucheron a souhaité raconter et définir ce qu’est la Renaissance à partir de la non-rencontre entre deux génies de l’époque ayant en commun une certaine vision de l’homme, Machiavel et Leonard de Vinci. Il l’avoue, pour lui, cet ouvrage était un moyen d’expérimenter d’autres voix de l’histoire et de laisser libre cours à sa plume dans le cadre défini tout de même par les sources disponibles.

La voix enrouée de l’histoire dans la cacophonie médiatique

Patrick Boucheron termine alors son essai sur une pointe de pessimisme, sa plume se fait plus acérée pour déchirer le voile des usages politiques de l’histoire en France. Il s’inquiète ainsi de la place et de la force de l’histoire au sein de notre société en revenant sur la polémique lancée par le livre de Sylvain GougenheimGOUGENHEIM Sylvain, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, coll. « L’Univers Historique », 2008. affirmant que la philosophie grecque s’était directement transmise en Occident sans faire le détour par les traducteurs arabes. Tout en dénonçant la faiblesse scientifique et les arrière-pensées idéologiques de l’ouvrage, Boucheron déplore surtout le soutient qu’a reçu l’auteur de la part de certains médias comme Le Monde des Livres et les éditions du Seuil et qui lui a permis de sortir victorieux de cette « cabale », la certitude historique ne valant guère mieux que la simple opinion : « Plus inquiétant sans doute : depuis sa méthode de travail clandestine, qui s’affranchissait de toutes les procédures ordinaires de validation, du débat, de l’expertise scientifiques, jusqu’à la présentation truquée de ses notes de bas de pages, Sylvain Gougenheim a foulé méthodiquement toutes les règles déontologiques du métier d’historien. Certaines personnalités, parmi les plus hauts placées dans la hiérarchie académique, et qui n’ont par conséquent pas d’autre légitimité que d’en étendre la probité, n’y ont pourtant pas trouvé matière à scandale. Cela jette, convenons-en, une lumière assez vive sur les pratiques sans croyances qui régissent aujourd’hui la profession historienne, désorientée par la bureaucratisation de la recherche et la fièvre de l’évaluation ».
Boucheron se fait cinglant pour constater au final que l’histoire sort grande perdante de cette affaire, perdante face à l’opinion car incapable de la convaincre et perdante devant l’idéologie dont elle n’a pu démonter les mécanismes. Idéologie sordide qui souhaitait affirmer que « non, nous ne devons vraiment rien aux Arabes ».
Boucheron enfonce le clou en dénonçant dans cet essai, le symptôme d’un repli identitaire, d’une mauvaise intention politique s’appuyant sur l’histoire pour conforter ce sentiment de repli.
Comme antidote, Boucheron préconise, prudemment, plus encore qu’une histoire comparée, une histoire mondiale afin de décentrer nos regards, ceux des historiens, et de les éloigner des mauvaises intentions du pouvoir Op. Cit., p.179. dont il dénonce avec insistance et véhémence, la pauvreté de la langue Pour Patrick Boucheron, les mots, la langue, l’écriture sont des choses fondamentales, il est donc tout naturellement indigné par la manière dont ceux-ci sont employés par nos dirigeants : « Dans un tel climat lexical où l’appauvrissement de la langue est un mode de gouvernement… » (p. 177), ou « On ne saurait sous-estimer la pernicieuse efficacité d’un gouvernement par l’appauvrissement de la langue » (p. 184).. Histoire mondiale qu’il mit en œuvre dans l’ouvrage collectif, histoire du monde au XVème siècle BOUCHERON Patrick (dir.), Histoire du monde au XVème siècle, Paris, Fayard, 2009..
Puis, Patrick Boucheron fait un détour par la place de Grève pour railler, non sans sarcasmes, ses confrères universitaires ayant participé à « la ronde des obstinés », en 2009, lors de la contestation universitaire. Il dénonce cet « enfermement scolastique » des universitaires dans leur tour d’ivoire, convaincus que d’arrêter de faire cours durant six mois constituerait un moyen de pression décisif sur le pouvoir. Ils ont, au contraire, été victimes d’un « mépris poli », ce qui constitue une lourde défaite pour le monde universitaire français : « Faut-il admettre que l’indifférence et le mépris qui entourent notre travail ne sont pas seulement le fait d’un pouvoir ignorant, mais viennent de très loin, et d’abord de nos propres défaillances, de nos renoncements, de nos petits arrangements ? »Op. Cit., 182..
Dans un sursaut d’optimisme, Boucheron revient à l’histoire, à son écriture, à ses vertus sociales et politiques mais surtout au plaisir qu’elle peut procurer, on lui laissera volontiers la parole : « Pour ma part -et c’est en ce sens que je conçois cette profession d’historien- je veux croire à l’émancipation par la pensée critique, aux valeurs de transmission et de filiation, à l’amitié, aux livres. Je veux croire que l’histoire, si l’histoire est ce récit entraînant qui nous soulève et nous désoriente, nous oblige et nous délie. Je veux croire qu’il n’y a pas de libération plus vaine que celles qui ne se reconnaissent plus de maîtres, qu’il a pas de plus belle activité pour l’esprit que de lire avec bienveillance, et se laisser surprendre par de nouvelles admirations »Op. Cit., p. 183..

Conclusion, une plongée inédite au cœur du métier d’historien
à l’écoute de la voix intérieure d’un historien

Disons-le d’emblée, cet ouvrage n’est pas à la portée de tous et se destine en particulier aux universitaires, enseignants et étudiants en histoire. Parfois ardu tant par son contenu très référencé dans nombre de sciences humaines que par sa forme très littéraire, dont les historiens ne sont plus forcément accoutumés, cet ouvrage est avant tout atypique.
Atypique par son sujet, c’est en effet très rare qu’un extrait d’DHR soit publié, mais surtout atypique par sa forme et son ton, car cet essai est en effet mâtiné d’ironie, d’autodérision et de critique non dissimulée à l’encontre du monde universitaire.
Ni hypocrisie ou langue de bois, Patrick Boucheron nous fait part de sa vision de l’histoire ainsi que de celle du métier d’historien. Une vision parfois sarcastique mais toujours engagée tant pour le plaisir du savoir que la place de l’histoire dans notre société.
L’enseignant du secondaire ayant « lâchement » abandonné ses recherches pour se perdre dans le ronronnement et la morosité de l’enseignement, y trouvera assurément matière à réflexion et surtout motivation pour se lancer dans l’aventure doctorale.
Ecrire l’histoire, c’est ce dont nous parle Patrick Boucheron, tout au long de son essai. Mais écouter sa voix et suivre sa voie, c’est également ce à quoi il nous exhorte, au travers du récit de son propre cheminement.

On pourra consulter à ce propos, un compte-rendu de cet ouvrage sur le site, l’histoire pour tous :
http://www.histoire-pour-tous.fr/livres/67-essais/3359-faire-profession-dhistorien-p-boucheron.html
Site qui a eu l’extrême chance de pouvoir s’entretenir avec Patrick Boucheron qui nous apporte ainsi quelques éclaircissements sur ses ouvrages.
http://www.histoire-pour-tous.fr/livres/192-auteurs/3454-entretien-avec-patrick-boucheron-historien.html