Spécialiste de la Shoah et membre de l’association Yahad-In-Unum, Marie Moutier-Bitan nous livre ici une étude sur la manière dont plus de 2 millions de juifs soviétiques furent assassinés par l’occupant nazi et ses collaborateurs. Un travail qui est le fruit de ses recherches dans les archives et de ses séjours sur le terrain.

l’ouvrage parcourt en effet au fil des chapitres l’ensemble des territoires occupés à travers le destin d’individus et de familles. Ici, pas de simple accumulation de victimes anonymes mais des cas et témoignages précis, localisés dans le temps et l’espace, qui permettent de prendre conscience de l’ampleur de l’extermination et des formes prises par celle-ci en Union soviétique.

 

Une contextualisation des faits

Chacune des situations présentée est replacée dans son contexte. C’est l’occasion de montrer la diversité de situation du peuplement juif de l’Union soviétique. Dans les régions annexées en 1939-1940, les communautés juives sont souvent plus traditionnelles, semblables à ce que l’on peut trouver alors en Pologne. Une situation assez proche de celle des régions occidentales de l’URSS comme la Biélorussie qui correspondent à l’ancienne zone de résidence juive à l’époque tsariste. Même si chez les plus jeunes, la tendance est à la sécularisation. On peut ainsi percevoir la diversité des situations des victimes présentées.

Les principaux acteurs de la solution finale sur le territoire soviétique sont présents ; certains font l’objet d’une courte présentation qui permet de dégager un certain nombre de traits communs à ces personnages.

Enfin, l’auteure évoque également les autres victimes de cette guerre d’anéantissement menée par les nazis. Les 2 millions de prisonniers de guerre soviétiques morts qui moururent en 1941 et 1942, victimes de leurs effroyables conditions de détention dans des camps où rien n’avait été prévu pour eux. Tandis que l’hiver 1941-1942 voit également l’extermination des malades mentaux dans les zones sous contrôle allemand. Victimes également de l’occupant, les villages brûlés aux populations massacrées dans le cadre de la guerre contre les partisans. L’occupant traque ses victimes jusque dans les villages perdus du Caucase.

 

Les massacres

L’expression « Shoah par balles » est souvent employée pour désigner ces meurtres de masses caractéristiques du front soviétique. Ce n’est toutefois qu’un des procédés utilisés par les nazis et leurs auxiliaires pour assassiner les juifs. Marie Moutier-Bitan nous montre comment ces fusillades prirent de plus en plus d’ampleur ; elles sont pratiquées par les Einsatzgruppen et autres bataillons de police.

Les premières exécutions de masse des Einsatzgruppen sont souvent présentées comme des actions dirigées contre des Juifs communistes ou de représailles face aux crimes du NKVD soviétique, comme à Dobromil ou Lvov ou à l’action de francs-tireurs. Mais très vite, plus besoin de justification : les Juifs sont désignés publiquement comme cibles à éliminer. Les fusillades incluent dès août les femmes et les enfants. Tandis que le nombre de victimes ne cesse d’augmenter, passant les 10 000 en une seule journée pour la première fois à Kamenets-Podolski avant de culminer à Babi Yar. Ailleurs, les victimes sont parfois plus simplement enfermés dans des bâtiments auxquels on met le feu, comme dans la synagogue de Bialystok

Tout au long de l’ouvrage, on peut voir comment les techniques d’exécution varient, à la recherche de la plus grande efficacité mais aussi pour épargner la santé mentale des tueurs. Les conditions sont toutefois épouvantables, les fusillades s’accompagnent de violences gratuites, se déroulant souvent au milieu des cris et des pleurs des familles qui attendent la mort. Une ambiance qui explique que parfois les victimes tombent vivantes dans les fosses. Certaines arrivent à en sortir, la plupart de celles qui n’ont pas été tuées par les balles meurent ensevelies vivantes. C’est pour éviter ces « débordements » que l’on voit apparaître les camions à gaz qui permettent d’éviter les états d’âmes des tueurs mais qui nécessitent cependant d’être vidés par des détenus, au vu de l’état des cadavres.

 

Ghettoisation

Lors de leur avance, les Allemands, entreprennent de regrouper les populations juives dans des ghettos aux formes et aux durées d’existence très diverses. A l’ouest, ils correspondent parfois aux anciens quartiers juifs. Ailleurs, ce peut être de simples bâtiments ou zones dont on transfère la population.

Ces ghettos ont un Judenrat chargé de relayer les exigences nazies : main d’oeuvre, argent, matériaux divers etc.. Mais le Judenrat est aussi chargé de la distribution des précieux certificats de travail qui peuvent permettre de rester en vie. Il s’agit de mettre au travail les juifs  et toutes formes de travaux peuvent leur être assignés, des plus humiliants au plus utiles. Le travailleur juif est maintenu dans l’illusion que s’il travaille, il ne sera pas exécuté.

Les ghettos voient cependant leur population décliner rapidement, du fait des mauvaises conditions de vie, mais surtout des Aktion pratiquées par les Allemands. Sous prétexte de les déporter, les populations les moins aptes à travailler sont extraites et exécutées. Ceux qui restent sont soumis à un arbitraire total de la part des Allemands et de leurs auxiliaires : violences, viols, vols etc. La plupart des ghettos disparaissent en 1942-1943.

 

Les auxiliaires

La réalisation du génocide se trouve facilitée par la collaboration d’un certain nombre d’auxiliaires plus ou moins volontaires. Parmi ceux-ci, on trouve divers groupes nationalistes ukrainiens qui déclenchent des pogroms en Galicie comme en Bucovine à l’arrivée des troupes de l’Axe. Ces pogroms firent des milliers de victimes, tuées le plus souvent à l’arme blanche (hache, outils divers….) et s’accompagnèrent de viols, vols et autres actes d’humiliation.

L’occupant mit ensuite en place des polices locales dont une des missions fut la participation à la garde des ghettos, voire aux fusillades elles-mêmes. Les populations locales sont également réquisitionnées pour creuser ou reboucher les fosses, voire transporter les victimes vers les lieux d’éxécution.

Plus au sud, dans les zones passées sous contrôle roumain de Bucovine et Bessarabie, les soldats d’Antonescu se livrèrent à de nombreux actes de violence, notamment à Lasi où des milliers de Juifs furent enfermés dans des trains où ils moururent de faim et de soif. Ailleurs, ils meurent lors de marches de la mort ou sont précipités dans le Dniestr. À Odessa, les Roumains entassent des milliers de juifs dans des bâtiments auxquels ils mettent le feu.

 

La survie

Le départ est un choix difficile pour beaucoup de familles. Car les hommes adultes sont souvent mobilisés et il ne reste que les femmes, enfants et vieillards qui doivent faire le choix de tout quitter. Un choix à faire rapidement pour éviter d’être rattrapé par la vitesse de progression des forces allemandes. Mais une possibilité parfois facilitée par les mesures d’évacuation prises par les autorités soviétiques.

Une fois que la zone est passée sous contrôle nazie, les possibilités sont beaucoup plus réduites. Elles varient en fonction de données locales comme l’attitude des populations ou la topographie ; il est plus facile de se cacher dans la forêt biélorusse pour rejoindre les partisans que dans la steppe ukrainienne. L’apparence compte également : il est plus facile de passer inaperçu si l’on a l’air bien habillé et en bonne santé et si l’on est blond. La survie sous une fausse identité implique de quitter son lieu d’origine pour éviter tout risque d’être reconnu. Ailleurs, d’autres vont se cacher de longs mois dans des abris souterrains ravitaillés par des voisins ou amis.

 

En conclusion

Marie Moutier-Bitan réussit à nous faire percevoir la dramatique réalité de la Shoah en Union soviétique. Elle sait éviter l’écueil de la simple accumulation de témoignages pour les replacer dans une dynamique d’ensemble.

Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau