Creusant dans les archives, l’historien, ou plutôt l’historienne en l’occurrence, découvre parfois des pépites, qui, travaillées avec finesse et métier, donnent des bijoux de livres, comme celui que nous propose Myriam Deniel-Ternant – agrégée d’histoire, docteure en histoire moderne et membre du Centre d’Histoire sociale et culturelle de l’Occident de l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense -, tiré de sa thèse de doctorat soutenue en 2015, sous la direction du professeur Monique Cottret, et consacrée aux « Ecclésiastiques en débauche : la déviance sexuelle du clergé français au XVIIIe siècle, au crible des sources parisiennes« . La pépite, ce sont 970 rapports de police concernant des ecclésiastiques surpris en flagrant délit à Paris avec des filles publiques ou des « chevaliers de la manchette ». Ces rapports sont enrichis notamment des archives de la Bastille, du Parlement, du Châtelet et de l’Officialité diocésaine de Paris.
Ce matériau, Myriam Deniel-Ternant l’exploite sous toutes ses facettes avec une grande rigueur professionnelle, rappelant par exemple sans cesse au lecteur, de façon très pédagogique, les limites du corpus (diversité des sources, répartition chronologique variable, échantillonnage plus ou moins dense, concentration sur Paris), les imprécisions du français du XVIIIe, les silences des archives comme le danger de leur surinterprétation dont elle se méfie constamment. Nourri d’une foule d’exemples incarnés et vivants, accompagné d’une importante bibliographie et de précieuses annexes (lettre de cachet, condamnation procès-verbaux de flagrant délit), écrit dans un style fluide avec un souci constant de clarté et une grande finesse d’analyse, le remarquable et important ouvrage de Myriam Deniel-Ternant donne à voir et comprendre la complexité de la société et des mentalités d’Ancien Régime.
La « chasse aux prêtres »
À l’origine des recherches de Myriam Deniel-Ternant se trouve un paradoxe : au XVIIIe siècle, l’ecclésiastique déviant est un personnage incontournable dans la littérature romanesque, particulièrement dans « ces livres qu’on ne lit qu’à une main », alors que chez la plupart des contemporains domine l’image, relayée par l’historiographie, du « bon prêtre » de la Contre-Réforme, opposé au clergé de la fin du Moyen Âge responsable de multiples abus. C’est l’intérêt du corpus et particulièrement des rapports de police de permettre l’appréhension d’une réalité différente, même si l’éclairage est ponctuel et dépend d’un contexte politique particulier. L’auteure montre très bien, dans sa première partie intitulée « Surveillances », comment s’est mise en place une police moderne et son emprise croissante sur la capitale à partir de la fin du XVIIe. Après 1750, elle s’est consacrée à
« une vaste entreprise de surveillance, d’espionnage du clergé parisien… orchestrée avec la complicité parfois volontaire, parfois forcée des milieux de la prostitution. Cette véritable chasse aux prêtres semble donc l’enjeu conjoint d’une multitude d’acteurs dans un contexte politico-religieux particulièrement instable, le roi étant aux prises avec l’opposition parlementaire, sur fond de conflit théologique opposant jansénistes et jésuites, pris en tenailles entre plusieurs conflits européens, alors que l’offensive philosophique paraît faire progresser l’incrédulité. (p. 106) »
Avec le roi, l’archevêque de Paris, qui souhaite un clergé sans reproche, demande à la police de pourchasser les ecclésiastiques débauchés.
Portrait de groupe avec dames (ou hommes si affinités)
Qui sont ces clercs incontinents ? Myriam Deniel-Ternant nous dresse dans sa deuxième partie, intitulée « Déviances », un portrait des hommes, des lieux et des pratiques . En voici quelques exemples, tirés de la précieuse « prosopographie des ecclésiastiques pris en flagrant délit chez une fille publique de Paris », en annexe de l’ouvrage (p. 283 – 344) :
« 21 avril 1758
Michel de Lory, âgé de 31 ans, natif de Metz, prêtre du diocèse de la ville, abbé de Saint-Martin de Troyes-en-Champagne.
Trouvé habilllé dans un lit avec une fille nue qui l’a manualisé jusqu’à pollution parfaite (interruption policière). »
« 28 juillet 1764
Jean-Jacques Mondion, âgé de 19 ans, clerc tonsuré du diocèse de Paris, prêtre habitué de la paroisse Saint-Eustache.
A vu charnellement la fille jusqu’à parfaite copulation, en compagnie d’un autre clerc et d’une autre fille. »
26 octobre 1765
Honoré Regnard, âgé de 53 ans, natif du Chasnay, paroisse de Gagny près de Chelles, prêtre du diocèse de Paris, chanoine régulier et profès depuis trente-quatre ans de l’ordre de Saint-Augustion, et procureur actuel de la maison de Sainte-Catherine à Paris.
Attouchements et examen des parties de deux filles, travestissement et maquillage en fille, déjà venu la veille. »
Les profils des coupables sont variés, tant pour l’âge (15 à plus de 70 ans, mais les 30-40 dominent : la moyenne se situe à 33 ans âge d’une relative stabilité sociale et financière) que pour l’avancée dans la carrière ecclésiastique (du clerc tonsuré pas encore ecclésiastique à l’enseignant et jusqu’à un officier du Saint Siège, protonotaire apostolique ; ceux qui ont reçu les ordres majeurs dominent), avec une prédominance du clergé séculier,plus libre dans ses mouvements, sur le clergé régulier (près d’un tiers de franciscains). L’ecclésiastique pris sur le fait l’est, à de très rares exceptions près, en habit ecclésiastique, ce qui peut s’expliquer par l’importance de l’apparence vestimentaire dans la société du temps : le travestissement est d’emblée suspect et aggravant aux yeux du policier.
Quant aux pratiques sexuelles, elles ne semblent pas différentes de celles des laïcs :
«Les sens de la vue et du toucher sont principalement convoqués pour exciter le désir et servir de porte d’entrée vers le plaisir. L’amour vénal reste essentiellement dominé par le coït et comporte ensuite, par ordre décroissant les attouchements, pratiques masturbatoires, flagellations et consommations alimentaires. La sexualité orale n’apparaît quasiment pas, ce qui concorde avec d’autres travaux historiographiques sur la sexualité d’Ancien Régime, réelle ou littéraire. » (p. 189)
Cartes du tendre
Pour compléter ce portrait-robot des ecclésiastiques débauchés, Myriam Deniel nous en propose une véritable géographie (la mention de l’origine géographique pour le clerc homosexuel est très rare , mais il semble majoritairement parisien), ainsi qu’une carte du tendre parisien. Le clergé ordonné à Paris ou venant d’un cercle de 100 km alentours représente près de 40 % du total. Mais les clercs incontinents viennent parfois de fort loin : 15 % ont parcouru plus de de 400 km et 6 % viennent de l’étranger (l’Europe, et l’Amérique pour deux ecclésiastiques venus de Québec). L’étendue de l’aire de recrutement montre l’attractivité de la capitale, où bon nombre d’ecclésiastiques semblent venus avec préméditation : l’offre sexuelle est multiple et l’air de la ville rend libre. Plus de la moitié d’entre eux ont été surpris en galante compagnie moins de quinze jours après leur arrivée, parfois le jour même. Myriam Deniel-Ternant avance l’hypothèse d’une prostitution parisienne féminine, spécialisée dans la clientèle ecclésiastique (il existait plus largement des guides roses des bordels et des prostituées), avec des bonnes adresses qui s’échangent entre prêtres et une criminalité réticulaire et une sociabilité sexuelle. Quant aux lieux de débauche, les clercs recherchant les « chevaliers de la manchette » fréquentent les mêmes lieux publics (Luxembourg, Tuileries, Champs-Élysées, bois de Boulogne, foire Saint-Germain, quais de Seine) que les laïcs homosexuels, alors que ceux qui recherchent les « demoiselles chit chit » préfèrent les lieux clos discrets et reculés ( rues Saint-Denis, Poissonnière, du Temple ; Saint-Eustache, les Halles ; rue Saint-Honoré ; autour du Palais Royal ; Montmartre ; le Luxembourg et les Tuileries parfois), à l’écart des quartiers plus connus de la prostitution.
Surveiller pour punir ?
Que deviennent les ecclésiastiques pris sur le fait ? De façon qui semblera surprenante au lecteur, les trois quarts sont immédiatement libérés, après avoir signé des aveux. Souvent, ils font la promesse de ne pas recommencer (mais il y a des récidivistes) et bénéficient de la protection de leurs supérieurs, soucieux d’étouffer le scandale. Les archives ont gardé parfois la trace de peines ecclésiastiques : jeûnes, prières, retraite plus ou moins longue dans un séminaire. La judiciarisation des déviances est rare et tardive (elle constitue souvent un dernier recours pour faire rentrer le coupable dans le rang), et résulte d’un trop-plein de déviances multiple, particulièrement des manquements aux fonctions sacerdotales, ce qui conduit Myriam Deniel-Ternant à avancer l’idée d’un seuil de tolérance élevé de la société : l’immoralité discrète du prêtre, si elle reste privée compte moins que sa capacité à bien gérer la paroisse, cellule essentielle de la société d’Ancien Régime :
« c’est le dérangement social d’une communauté qui engendre la poursuite d’un ecclésiastique, cette dernière se faisant fréquemment à l’instigation de la société déstabilisée » (p. 216-217).
D’ailleurs les peines judiciaires, variées (très rarement la mort, rarement la condamnation aux galères, le plus souvent le bannissement et l’exil ou l’enfermement, parfois la pénitence religieuse ou la relaxe), visent plus au pardon rédempteur et à la réinsertion du clerc déviant dans le groupe, pour maintenir la stabilité du corps social qui choisit de jeter un voile pudique sur le crime sexuel, non sans avoir soigneusement enregistré la confession du déviant. La justice, même si elle se laïcise, reste imprégnée de conceptions religieuses :
« L’aveu extirpé et enregistré tout autant que les peines canoniques prononcées contre le coupable participent à sa rédemption, à son assainissement. Il ne s’agit donc pas seulement de réprimer le désordre, de le circonscrire, mais de permettre à l’ecclésiastique de recouvrer le droit chemin » (p. 275)
et de pacifier, par la parole collective, la société tout entière, qui « obéit à une conception organiciste, physique ou biologique », dans laquelle la déviance est le symptôme d’une maladie de la communauté qu’il faut soigner et guérir.
Au-delà, conclut Myriam Deniel-Ternant, la figure de l’ecclésiastique
« interroge ses contemporains, parfois enclins à être paradoxalement rassurés par un clerc entretenant une relation suivie et saine avec une femme, puisque ce faisant, il assumerait pleinement sa condition d’homme. Cette perception explique la relative permissivité des fidèles face à une discrète incontinence cléricale : sa survenue paraît leur confirmer le caractère contre-nature de la chasteté. » (p280-281).
La débauche ecclésiastique n’a ainsi sans doute pas nourri la déchristianisation ni été facteur d’anticléricalisme.
Laurent Gayme
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