Choisir un domicile, déménager ne sont en rien des faits anodins. Ces transferts résidentiels constituent une rupture dans un « parcours de vie ». « Loin d’être le simple fruit du hasard ou, à l’inverse, le seul produit mécanique des logiques du marché ou des politiques des pouvoirs publics, les « choix résidentiels » résultent d’arbitrages complexes qui engagent différentes dimensions de l’existence et de la vie sociale des individus et des ménages. » C’est pour réfléchir à cette question que s’est tenu en 2005 à Lyon le colloque pluridisciplinaire dont l’ouvrage ici présenté en constitue les actes.
Elire domicile signifie faire un choix. « Choisir une résidence, un métier, ou un conjoint représentent trois aspects d’un même histoire personnelle, limitée par les formes de la vie sociale, comme par les composantes sociales de la personnalité des individus » (A. Girard, 1959). Dix-sept articles rendent compte de ces choix résidentiels. Le cas français n’a pas été le seul étudié lors de ce colloque. L’Italie, le Royaume Uni, l’Espagne, et surtout le Canada sont les autres terrains analysés. Le contexte juridique, économique, sociale des différents espaces a toute son importance pour comprendre les choix résidentiels et replacer le cas français dans une perspective comparatiste.
L’étude des choix résidentiels est récente en France et s’est faite dans le prolongement des travaux consacrés aux mobilités. Si on retient les résultats issus d’une vaste enquête menée en trois étapes (1997, 2002 et 2003) auprès d’habitants de quartiers centraux de Paris, Lyon, Montreuil, Vincennes et Montpellier par J.Y. Authier et J.P Lévy, il en ressort que pour les couples ou les familles, il est difficile de se projeter quant à un déménagement futur ou pas. Cette indécision est proportionnelle à l’incertitude professionnelle des enquêtés. Le cas des ouvriers de l’usine Prysman de Sens, étudié par Cécile Vignal, est particulièrement intéressant. L’entreprise basée en Picardie a décidé, en 2000, de se délocaliser dans l’Yonne et a demandé à ses ouvriers de faire un choix : celui de déménager à Sens et de conserver leur emploi ou de rester en Picardie et d’être licencié. 74% des ouvriers ont finalement fait le choix du licenciement, y compris après une mutation probatoire de 6 à 8 mois plutôt que de déménager ! Les femmes ouvrières comme les conjointes des ouvriers se sont opposées massivement à la mutation. L’attachement à la famille, aux amis ou à un bien immobilier expliquent les appréhensions à déménager. Plus la famille est constituée, plus le choix de partir est difficile, surtout quand l’emploi est peu qualifié. Des arbitrages se font au sein des couples, et révèlent parfois des fragilités qui débouchent sur un divorce.
Martine Berger étudie le processus qui mène une partie des Parisiens (intra-muros) à aller s’installer en petite et moyenne couronne. Elle montre que les éléments de décision ne sont pas les mêmes selon qu’on appartienne à la catégorie des cadres, des employés et des ouvriers. Les cadres, même s’ils sont obligés de faire des compromis entre leur désir résidentiel et la réalité du marché immobilier, en font finalement peu et s’éloignent peu de Paris. En revanche, pour les employés et encore plus pour les ouvriers qui arrivent à devenir propriétaires en Ile de France, les choix résidentiels sont de plus en plus contraints. L’éloignement au lieu de travail est un élément central pour pouvoir accéder à la propriété. La volonté de disposer d’espace (une chambre pour chaque enfant) est surtout mise en avant dans leurs choix plutôt que celui d’une proximité avec la nature. Globalement, les habitants d’un pavillon (quelque soit leur catégorie sociale) sont plus satisfaits de leur choix résidentiel que les habitants d’un appartement. Cela est proportionnel à la taille de la famille. La maison individuelle demeure donc le modèle du « bonheur planifié ».
La question de l’âge est centrale dans la décision de déménager. Plus on vieillit (âge supérieur à 40 ans), moins on déménage. La question de la vieillesse dans le périurbain occupe les chercheurs canadiens. Des études ont été menées à la périphérie de Québec. Cela est d’autant plus intéressant que les premières générations de banlieues pavillonnaires des années 1950 sont habitées par des aînés. La faible densité de population de ces espaces et le peu de transports en commun à disposition posent avec acuité la question de l’avenir de ces personnes âgées dans cet espace. Ces espaces ont été faits par et pour l’automobile. Avec le vieillissement de la population, on est en droit de se poser la question de l’avenir de ces populations quand elles n’auront plus leurs mobilités. Or, il apparait que les habitants de ces espaces n’envisagent, pas du tout, d’aller passer leurs vieux jours en ville. Ils craignent une perte des repères en déménageant. Ils n’envisagent pas, non plus, d’aller dans une maison de retraite, sauf dans celle située dans leur quartier. Il y a donc un profond désir de vieillir en banlieue qui est exprimé. Le fait d’avoir à proximité des amis ou de la famille joue beaucoup dans la notion d’enracinement au lieu.
La modification de la configuration familiale joue aussi un rôle non négligeable dans la volonté de déménager. Agnès Van Zanten décrypte les stratégies mises en œuvre dans le cadre de la scolarisation pour influer sur la fréquentation du collège du secteur plutôt que de déménager. Elle parle de « colonisation » ou du « bonding », c’est-à-dire la reconstitution d’un « entre soi » social. Elle montre comment certaines familles représentatives de catégories socioprofessionnelles moyennes ou supérieures cherchent à convaincre des gens qui leur ressemblent de mettre leur enfant au collège de secteur plutôt que de l’inscrire dans un collège privé éloigné du domicile.
L’ensemble de ces contributions montre à quel point les choix résidentiels sont un phénomène complexe. « Ces choix, incertains, paradoxaux, mettent en évidence des réalités complexes interférant avec les modes de vie et les formes d’intégration sociale, familiale et professionnelle, qui dépassent le seul champ du résidentiel pour s’inscrire dans « un choix de vie » avec tout ce que cela comporte d’incertitudes futures. » (p. 391) La réflexion sur la ville durable doit, à tout prix, travailler sur ces choix résidentiels pour mettre sur pied quelque chose d’opérationnel. Les liens entre mobilité résidentielle et mobilité quotidienne sont étroits et ces deux éléments ne peuvent être dissociés. La place des « non choix » est centrale dans la question et ne doit pas être négligée.
Au final, un ouvrage stimulant qui amène à se poser la question de ses propres choix ou « non choix » résidentiels !
Catherine Didier-Fèvre © Les Clionautes