Emmanuel Le Roy Ladurie est un historien de grande envergure, et l’on peut arpenter avec plaisir et intérêt le «territoire de l’historien « , pour reprendre le titre de l’un des ses ouvrages: l’histoire rurale ( sa thèse sur les paysans du Languedoc et ses puissantes synthèses sur l’histoire rurale ont fait date), l’histoire de la Cour de Louis XIV, celle d’ une famille de la Renaissance, les Platter, ou celle du climat dont il fut l’un des pionniers. Son ouvrage Montaillou, village occitan a connu un grand succès tant en France qu’à l’étranger. Il avait déjà évoqué sa jeunesse et son engagement communiste dans « Paris-Montpellier» et prolonge ses Mémoires dans cet ouvrage sous la forme d’un entretien avec l’historienne F.-D.Liechtenhan. Les plus âgés d’entre nous retrouveront les débats qui animaient la génération de nos professeurs: la prééminence de Braudel, les débats entre historiens marxistes et non-marxistes, l’analyse des mouvements économiques, sociaux ou climatiques de longue durée. Les plus jeunes pourront lire l’itinéraire intellectuel d’un grand professeur des années 1960 -1970 – une thèse remarquée de puissantes synthèses, l’enseignement au Collège de France, la direction de la Bibliothèque nationale, l’élection à l’ Académie des Sciences Morales et Politiques et mesurer la postérité intellectuelle de son œuvre.

L’ouvrage n’est pas dénué de prises de position polémiques sur des sujets d’actualité ou des sujets politiques.
Loin de ses engagements de jeunesse, Le Roy Ladurie assume clairement un engagement du côté de la Droite libérale. Ceux qui ont écouté Le Roy Ladurie, retrouveront l’ampleur de ses analyses, la vigueur de ses prises de position politiques, ainsi qu’ un regard teinté de mélancolie sur le monde actuel et son évolution incertaine.

 

Origines familiales

la famille de Le Roy Ladurie était une famille de marchands et d’avocats normands. L’un de ses ancêtres, prêtre défroqué à l’époque de la Révolution, devint libraire. Son oncle était l’un des fondateurs de la banque Worms. La figure de son père a été déterminante. C’était un assez grand exploitant agricole, l’un des fondateurs du syndicalisme agricole, au sens de syndicalisme des exploitants agricoles. Cette situation le conduisit à se rallier à Pétain en 1940 et à devenir ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement d’avril à septembre 1942, avant de rejoindre un groupe de Résistants plutôt droitiers et de finir la guerre comme maquisard dans la région d’Orléans. On conçoit alors qu‘Emmanuel Leroy Ladurie n’éprouve que peu de sympathie pour ceux qui lui reprochèrent les choix de son père. Il n’éprouve guère de sympathie non plus pour les travaux de Robert Paxton. Il éprouve davantage de sympathie pour la catégorie des « vichysto-résistants».

Le choix de l’histoire

Les raisons en sont complexes : le goût de l’histoire existait dans sa famille; l’engagement dans le parti communiste de 1949 à 1956 l’explique également, le marxisme le poussant à réfléchir en termes de processus historiques. Il ne faut pas négliger la dimension formatrice, civique, de l’histoire. Dans une démocratie, il est important de faire connaître aux élèves et aux étudiants l’idée que le passé offre des modèles très différents de celui qui nous gouverne aujourd’hui. Il rappelle que la démocratie n’est pas un régime qui va de soi, et que la défaite des régimes autoritaires n’était pas obligatoire. Il plaide pour un décloisonnement de l’histoire et juge absurde le découpage en grandes périodes (médiévale, moderne etc.)

« Parmi les historiens»

Emmanuel Leroy Ladurie s’inscrit clairement dans la lignée de l’école des Annales et il souligne sa dette à l’égard des fondateurs, Marc Bloch et Lucien Febvre. Toutefois, c’est surtout Fernand Braudel qui domine le paysage intellectuel. L’auteur rend hommage à l’ampleur des analyses historiques de Braudel, à son goût pour la Renaissance italienne, les ports, pour le «grand large», à son admiration pour l’Angleterre, l’Espagne et le Portugal qui avaient su construire de grands empires coloniaux au prix souvent de violences extrêmes.» Il aimait la France, mais il se méfiait de l’ Hexagone», même s’il est revenu à la fin de sa vie à «l’identité de la France». Mais Braudel était aussi un homme de pouvoir; c’était le fondateur de la VIème section de l’ École Pratique des Hautes Etudes (devenue École des Hautes Études en Sciences Sociales). C’est lui qui fit entrer Emmanuel Le Roy Ladurie à l’EPHE et lui permit de lancer de grandes enquêtes quantitatives sur les dîmes, les loyers, l’anthropologie historique du conscrit. Braudel fut aussi membre du jury de thèse d’Emmanuel Le Roy Ladurie.

A l’époque la thèse d’État était une sorte de chef d’œuvre qui demandait une dizaine d’années de travail et devait compter un bon millier de pages. «J’ai fait mille pages, c’est plus prudent », aurait dit Albert Soboul à propos de sa thèse sur les sans-culottes parisiens. Parmi les historiens de la génération qui l’a précédé, Le Roy Ladurie rend hommage à Ernest Labrousse, Roland Mousnier, sorte de « marxiste d’extrême-droite» inventeur de la notion de « société d’ordres», ainsi qu’aux historiens marxistes de la Révolution Française, comme Georges Lefebvre ou Albert Soboul dont il ne partage pas les options idéologiques mais dont il apprécie l’œuvre historique. Parmi ses contemporains, il était proche de Jacques Le Goff, avec lequel il a écrit un article sur Mélusine, de Pierre Chaunu et de François Furet dont il admire l’intelligence.

Il salue également le travail d’historiens étrangers comme l’Italien Gugliemo Ferrero qui a insisté sur la notion de légitimité du pouvoir, ou le Britannique Eric Hobsbawm. Il souligne la valeur des travaux sociologiques de Pierre Bourdieu. Il rend également hommage à Claude Lévi-Strauss, auprès duquel il a «validé» ses analyses anthropologiques relatives au village de Montaillou.

Travaux historiques

Emmanuel Le Roy Ladurie s’inscrit clairement dans la lignée de l’Ecole des Annales. Héritier de Marc Bloch et de Lucien Febvre, il partage leur goût pour les modèles théoriques validées sur le terrain d’étude et les analyses économiques et sociales situées dans la longue durée. Il prend ses distances à l’égard de Marx (il lui reconnait le mérite d’avoir mis l’accent sur le rôle des classes sociales), mais il demeure très profondément un historien matérialiste, sensible aux longs cycles économiques et démographiques du monde rural. Plus que Marx, c’est Malthus qui a inspiré son œuvre, en mettant en évidence la tension entre croissance économique et croissance démographique, le morcellement des propriétés foncières ou la baisse des prix se révélant source de crises. Cet attachement à la longue durée ne s’est pas démenti dans ses travaux ultérieurs, dans l’utilisation, pionnière à l’époque, de l’informatique, qui permet de mettre en lumière des phénomènes de longue durée, dans l’attention portée aux grandes épidémies (la peste noire ou le choc microbien consécutif à la découverte des Amériques). Son histoire des provinces françaises met en lumière des mouvements de grande ampleur: effacement presque total de la culture celtique et affirmation d’une «latinité globale mystérieusement constituée entre le IIème et le VIIème siècle, à partir d’une imprégnation romaine puis chrétienne ».

Cette latinité a donné naissance aux zones linguistiques et culturelles occitane et franco-provençale. Au nord, la langue d’oïl s’est imposée sans oublier les régions minoritaires (Pays basque, Alsace-Moselle, Flandres, Corse). Emmanuel Le Roy Ladurie est aussi l’auteur de «Montaillou, village occitan» qui devint un best-seller international. À l’origine, il s’agit de la découverte d’un ouvrage consacré au registre d’Inquisition de Jacques Fournier, édité par Jean Duvernoy. A partir de ce registre, il a mené une enquête anthropologique du village de Montaillou situé dans les Pyrénées ariégeoises.

Enfin Emmanuel Le Roy Ladurie est un pionnier de l’histoire du climat. Dès 1967, il avait publié une « Histoire du climat depuis l’an mille», en s’appuyant sur les anneaux des arbres, sur les dates des vendanges ou l’avancée ou le recul des glaciers alpins. Un épisode climatique négatif, en particulier de trop fortes pluviosités, ou un hiver rigoureux (la combinaison des deux événements pouvant s’avérer catastrophique, comme ce fut le cas en 1709), engendrent une crise de subsistance aux conséquences dramatiques: triplement du prix des grains, sous-alimentation chronique qui provoque une forte vulnérabilité aux épidémies, baisse de la natalité. La situation est aggravée en période de guerre. L’État mit longtemps à faire face à ces crises, au moins jusqu’à la famine de 1661. De plus, les crises de subsistance provoquent un renouveau de spiritualité, mais surtout des émeutes de subsistance, des « food riots», parfois menées par des femmes. Avec un brin de provocation, Emmanuel Le Roy Ladurie souligne que le déclenchement de grandes crises historiques (la Fronde, le début de la Révolution française) sont concomitants de crises agraires liées aux fortes pluies. On conçoit que des historiens des luttes politiques et sociales contestent parfois ce point de vue. Quoi qu’il en soit, dans les débats actuels sur le réchauffement climatique, il se montre partisan des thèses du Giec qui attribue le réchauffement climatique à l’augmentation de la présence de CO 2 dans l’atmosphère. Au delà de ses travaux, Emmanuel Le Roy Ladurie se montre sensible à l’histoire des deux guerres mondiales, ainsi qu’à l’énigme que représentent les succès politiques de Hitler.

Administrateur général de la Bibliothèque Nationale

Emmanuel Le Roy Ladurie exerça cette fonction de 1987 à 1994. Il rend hommage au professionnalisme et à l’esprit de corps de bibliothécaires. Il entreprit et mena à bien la tâche considérable que représentait l’informatisation du Catalogue de la Bibliothèque Nationale. Mais surtout, il fut confronté au projet mitterrandien de création sur le site de Tolbiac d’une nouvelle Bibliothèque Nationale. Il s’agit des pages les plus amusantes du livre dans lesquelles l’auteur fait preuve d’une ironie distanciée. Il se montra hostile au projet architectural de Mitterrand jugé trop coûteux, peu fonctionnel et quelque peu « monstrueux», à l’image du Colosse de Rhodes… Tout en ironisant sur Jack Lang, surnommé « notre Grand Culturel» (!), il ne manque pas de souligner le soutien relatif que celui-ci lui apporta. Soyons équitable, l’auteur ne ménage pas non plus Jacques Toubon et surtout Giscard d’Estaing et Balladur.

Engagements et polémiques

Discrètement, mais fermement Emmanuel Le Roy Ladurie est un historien engagé. Catholique pratiquant, il se montre favorable au mariage des prêtres et à la féminisation du corps ecclésial, mais souligne, non sans ironie, que Jean-Paul II ne s’est pas montré très favorable à ses suggestions. Politiquement, c’est un Républicain de Droite. Fidèle aux analyses de longue durée, il montre que la naissance des régimes démocratiques s’est partout réalisée dans la douleur et avec l’existence d’épisodes sanglants. Il est également favorable à la stabilité gouvernementale assurée par la Constitution de la Vème République. C’est Mai 68 qui a déterminé son engagement à Droite. Il n’y a pas vu une libération, mais en a perçu les dangers potentiels. Il supportait très mal le « je-m’en-foutisme structural de nombreux agités». Juste nommé professeur à la Sorbonne, il ne pouvait pas accepter la remise en cause de la dignité et du prestige de l’université. Sa nomination à l’université de Paris VII au début des années 1970 n’arrangea pas la situation: équipements détruits, affiches indignes, grèves permanentes, partage du «pouvoir universitaire» avec les représentants des syndicats et des étudiants. Plusieurs séjours dans les universités américaines lui permirent de prendre de la distance avec la situation.

Il jette un regard un peu mélancolique sur le monde actuel: difficile conciliation entre l’écologie et la croissance, vieillissement de la population, avenir de l’agriculture française dont il souligne qu’elle s’achemine vers une concentration accrue dirigée par des « macro-entrepreneurs rustiques», sauf en ce qui concerne la viticulture. Il ne sous-estime pas les dangers que font courir aux agriculteurs l’usage massif de pesticides et d’engrais.