Comment l’Empire romain d’Occident a-t-il pu s’effondrer tandis qu’en Orient, il a perduré pendant des siècles ? A la fin du XXe siècle, un historien allemand recensait 210 raisons de sa chute. Cette disparition a affecté les mémoires, les hommes depuis le Ve siècle. La chute de l’Empire romain est un objet d’histoire et les études post-romaines permettent de comprendre les continuités, les transformations, les ruptures. Longtemps, les sources ont donné soit une vision négative des incursions barbares soit une vision déplorable du régime politique de la fin de l’Empire et du souverain. Aujourd’hui, l’Antiquité tardive est une nouvelle séquence chronologique venue s’insérer dans une périodisation un peu usée. Elle revêt progressivement un contenu scientifique particulier que traduisent des limites temporelles, placées de manière étroite aux IVe-VIe siècles ou de manière large aux IIIe-VIIIe siècles, et des bornes géographiques, d’abord limitées au monde méditerranéen, puis étendues à toute l’Europe, au Moyen Orient et à la Corne de l’Afrique. Les historiens se doivent d’explorer des sources variées, de langue autre que le grec et le latin pour comprendre cette période. L’Empire post-romain, terme utilisé surtout dans le monde anglo-saxon depuis les années 1970, doit être vu dans la continuité des pratiques romaines mais aussi, dès le VIe siècle, dans des différences régionales.

Environnement naturel et humain

Le premier chapitre de Caroline Petit porte sur les choc climatique et choc biologique comme ennemis invisibles de l’Empire. Qui a tué l’Empire ?

La réponse a été longtemps l’arrivée d’Attila et des Goths mais, depuis peu, d’autres facteurs ont pu être mis en lumière tels que les épidémies (peste, malaria) et les changements climatiques ( l’Empire passant d’une « Belle saison » à un refroidissement progressif). C’est devenu un enjeu, un défi pour les historiens que de répondre à cette question avec d’autres facteurs variés selon les zones géographiques. L’équilibre et cette période faste connue sous l’acronyme OCR (optimum climatique romain) va se rompre au IIIe siècle et connaître les premiers troubles politiques. 536 est l’année la plus froide des deux millénaires : des éruptions volcaniques tropicales provoquent la quasi-inexistence de la lumière. Les récoltes sont insuffisantes et les populations sont obligées de migrer face au changement climatique. La peste est aussi un autre facteur. Elle ne débute pas sous le règne de Justinien mais dès le IIe siècle sous Marc-Aurèle et Lucius Verus. Une des plus meurtrières est vers 191-192 faisant 2000 morts par jour à Rome selon Galien. Près de 10% de la population de l’Empire a succombé et c’est un premier chamboulement pour l’Empire. Celle de Justinien fait périr 50% de la population de l’Empire et des villes entières sont désertées. D’autres maladies sévissent aussi telles que la malaria. Les études récentes montrent, toutefois, qu’après la peste de Justinien, les squelettes étudiés sont plus robustes montrant que la population se nourrissait. Le chapitre 2 présente la diversité des peuples par Helmut Reimitz.

Longtemps les historiens se sont intéressés sur la façon dont la civilisation romaine a pu connaître une crise aussi grave que des royaumes barbares ont pu croître sur des territoires romains. C’est plutôt un long processus de changements sociaux et politiques et les contemporains ne pouvaient pas avoir assez de recul. L’épisode ambigu entre le notable romain, l’abbé Lupicin et le roi burgonde Chilpéric en constitue un bon exemple. En effet, les trois protagonistes appartiennent à des catégories qui jouent un rôle important dans le processus de dislocation de l’Empire romain d’Occident : un membre de l’élite romaine provinciale, un saint homme qui présente ici la vision chrétienne de la société et un roi barbare qui obtient une souveraineté nouvelle. Les Barbares ont des relations complexes et de longue date avec les Romains mais ils étaient alliés, adversaires ou mercenaires dans l’armée romaine. La chronique du Pseudo-Frédégaire non seulement illustre la réorganisation du monde entre les royaumes post-romains, mais elle montre aussi que cette réorganisation ne repose pas sur une conception germanique ou ethnique du monde imposée au monde romain par les barbares, germaniques ou non.

Le chapitre 3 de Sylvain Destephen porte sur l’univers animalier. Est-il en réduction ? La nature des animaux, leurs circulations et l’alimentation en général sont des moyens de comprendre les hiérarchies dans la société et les distinctions sociales. Bœufs et mules demeurent essentiels au transport tandis que les chevaux sont utilisés de préférence pour les coursiers rapides et surtout pour la guerre. Dans l’élevage, la part des ovins s’accroît avec de grandes différences régionales aux dépens des bovins et des porcins, et les trois variétés connaissent une diminution sensible de leur stature. Cet amenuisement en taille et en poids n’est pas compensé par une part plus grande au gibier qui entre de manière marginale dans le régime alimentaire des populations. Par contre, les animaux sauvages demeurent importants dans l’imaginaire.

 Les ressources

Le chapitre 4 de Michiel Gazenbeek porte sur la céramique du IVe au VIIIe siècle. On constate dès les Ve siècle- VIe siècle un glissement des pratiques vers une régionalisation des pratiques. Longtemps, pendant l’époque mérovingienne, les études ont été menées sur les nécropoles. Une continuité avec les modes et les formes antiques en céramique est évidente partout en Occident aux Ve-VIe siècles. Cependant des mutations opèrent : 1) l’essor des céramiques fabriquées en cuisson réductrice donnant des colorations intégralement grises ou grises noir ; 2) Ce pot tourné, très répandu dans les nécropoles mérovingiennes, dérive d’un pot sur pied antique du ive siècle, 3) Les décors sont également soumis à un renouvellement radical où la rapidité de l’exécution forme la première caractéristique, 4) la diminution progressive du répertoire formel, peu importe la catégorie technique, est un phénomène omniprésent. Le VIIe siècle marque une rupture.

Le chapitre 5 de Sylvia Fünfschilling porte sur le verre dans l’empire post-romain. La vaisselle en verre est un élément essentiel du quotidien de l’Antiquité tardive. Dès le IVe siècle, des mutations se font sentir surtout en Occident. la vaisselle de verre est surtout formée d’objets pour boire et pour verser, tandis que les objets pour servir deviennent rares en Occident. A l’époque mérovingienne, le verre devient rare sur les tables et dans l’architecture. Les changements sont plus importants dans le nord-ouest du monde romain et post-romain que dans la moitié orientale de l’Empire et autour de la Méditerranée occidentale.

Le chapitre 6 de Andrea Gariboldi est consacré à la monnaie. On peut dire que l’émergence de royaumes barbares au sein de l’Empire romano-byzantin a conduit, d’une part, à la création lente de nouveaux monnayages au caractère de plus en plus autonome et, d’autre part, à la constitution d’espaces monétaires plus limités et moins connectés, selon le processus de régionalisation du marché économique méditerranéen décrit par Michael McCormick. Les groupes de Germains qui occupèrent l’Europe occidentale à partir du Ve siècle, comme les Wisigoths, les Ostrogoths et surtout les Francs, utilisèrent systématiquement des pièces d’argent, les « siliques » et leurs fractions, que les Byzantins frappèrent également en Occident à des fins commerciales. Cet équilibre devait être bouleversé par l’imposition progressive d’un système mono-métallique basé sur le denier d’argent par Charlemagne en 781.

Les pouvoirs

Le chapitre 7 de Mattia Cosimo Chiriatti et Pablo Poveda Arias porte sur la notion d’Empire à l’époque post-romaine. La notion d’empire faisait référence à une monarchique unique sous le commandement d’un empereur et validée par la divinité chrétienne depuis le IVe siècle. Les royaumes barbares n’ont pas apporté de changements notables face à cette conception puisque les nouveaux dirigeants se montraient comme des successeurs et des « représentants » du système impérial romain. Petit à petit, les rois barbares sont arrivés à appréhender leurs souverainetés en dehors de l’Empire. Par contre, cette notion d’empire perdure en Orient.

Le chapitre 8 de Pierfrancesco Porena porte sur l’univers des bureaucrates. L’administration de l’Empire romain tardif constitue une particularité entre la fin du IIIe et le milieu du VIe siècle en Occident et jusqu’au début du VIIe siècle en Orient. Dans le monde impérial romain tardif, l’administration servait à contrôler des hommes et des ressources sur un territoire impérial uni dont le centre était l’empereur. Dès le Ve siècle en Occident et le VIe siècle en Orient, les structures administratives se transforment vers des solutions plus locales. Au niveau administratif, un lien apparaît entre les pertes territoriales et la diminution des besoins et des coûts de la centralisation d’un Empire unifié.

Le chapitre 9 de Sylvie Joye porte sur l’invasion des droits. Les royaumes barbares, se représentant comme les « enfants de l’Empire », légifèrent pour se structurer en apportant des nouvelles idées tout en marquant une continuité avec l’Empire finissant en Occident. Les « lois » des rois barbares telles que les « lois saliques » participent à l’émergence d’une identité des entités territoriales apparues vers 476 et des liens entre les rois et les grands.

Le chapitre 10 de Adrien Bayard porte sur les fortifications post-romaines en Gaule. La majorité des lieux fortifiés fondés aux IVe-VIIe siècles semble correspondre à une nouvelle forme de contrôle territorial propre aux sociétés post-romaines, marquées par une régionalisation des échanges. Les forteresses, habitat groupé autour d’une position sacrée, sont des points de concentration, de stockage et de consommation de richesses.

L’emprise du faste

Le chapitre 11 de Maria Cristina Carile porte sur l’architecture palatiale. Même face au peu de sources disponibles aujourd’hui, l’architecture palatiale semble conserver une stabilité, une continuité. L’architecture palatiale du Grand Palais de Constantinople est l’exemple utilisé en Méditerranée pour rappeler l’architecture impériale. Le Chapitre 12 de Maria Cristina Carile porte sur les arts somptuaires. Pendant l’Antiquité tardive, les objets de luxe se composent très fréquemment de soie, d’ivoire et d’or. On pourrait également citer la miniature, la glyptique et certaines céramiques qui imitaient les pièces d’orfèvrerie. En raison même de leur valeur, les objets de luxe ont été réutilisés, démantelés, voire fondus et vendus, mais ceux qui ont survécu manifestent encore la culture et le raffinement des élites qui les ont commandés.

Le chapitre 13 de Damien Glad porte sur le prestige des armes. Les armes de prestiges restent importantes pendant l’Antiquité tardive et montre l’importance de la culture romaine après la chute de l’Empire. Les relations ne sont pas unilatérales mais sur les rives méditerranéennes, les armes de prestige conservent une culture homogène vu que les échanges demeurent dynamiques.

Savoir et croire

Le chapitre 14 de Bruno Dumézil porte sur la foi et les confessions. La particularité du christianisme résidait dans l’unification religieuse même si, en réalité, les Eglises existent. Les Pères de l’Eglise inscrivent une pensée chrétienne spirituelle mais aussi profane. L’au-delà chrétien se structure telle une cour post-romaine et les plus humbles doivent passer par des intermédiaires pour atteindre le salut, ce qui explique l’émergence des pratiques pénitentielles. L’universalisme romain permet à chacun de s’exprimer malgré les différences et ce moment s’arrête lors du second concile de Nicée en 787, séparant l’Occident de l’Orient sur la question des icônes.

Le chapitre 15 de Marcel Metzger s’intéresse aux manières de célébrer Dieu. Les Eglises de Constantinople, d’Antioche, d’Alexandrie, de Rome ont évangélisé les populations aux marges de l’empire et ont transmis leurs pratiques et leurs traditions. Ses traditions, formées durant les cinq premiers siècles du christianisme, restent stables par la suite.

Le chapitre 16 de Filippo Ronconi s’intéresse aux livres et politiques culturelles d’Orient et d’Occident. Suite aux différents changements politiques et culturels pendant l’Antiquité tardive, Rome prit un rôle de plus en plus important sur la scène européenne ainsi que certains monastères et églises. Le chapitre 17 de Kristina Mitalaité et Anne-Orange Poilpré porte sur l’univers des images. Même si le passage progressif du polythéisme traditionnel à une religion monothéiste transforme les arts et les images, l’appartenance à la romanité et le caractère monarchique de l’Empire romain impliquent un nécessaire conservatisme et de multiples références au passé, qui se prolongent bien au-delà de la fin du Ve siècle en Orient. Dans les nouveaux royaumes installés en Occident cet héritage est interprété et transformé.

Les mobilités

Le chapitre 18 de Sylvain Destephen porte sur les voyages et les voyageurs. Faire un voyage n’est plus aussi facile au Ve siècle qu’au Ie siècle après J.-C. suite à la dislocation de l’Empire romain. Au VIe siècle, les objets de luxe circulent mais les denrées quotidiennes sont échangées dans un espace réduit. Les voyages sont possibles en groupe principalement, mais les conditions se sont détériorées.

Le chapitre 19 de Marie-Pierre Jézégou s’intéresse aux échanges dans le monde romain, dont les changements s’opèrent principalement à la fin du VIIe siècle et début du VIIIe siècle. La thèse d’Henri Pirenne des années 1930 n’est pas contredite par les récentes découvertes archéologiques.

Le chapitre 20 de Télémachos Lounghis et Despoina Lampada porte sur les échanges diplomatiques. Durant les IVe-VIIe siècles, les relations internationales furent dominées par le rapport de force équilibré entre l’Empire romain tardif et l’empire perse des Sassanides. La disparition de ces derniers au VIIe siècle, sous les coups byzantins et surtout arabes, a bouleversé les règles diplomatiques de l’époque.

 

La conclusion de l’ouvrage porte sur la difficulté de changer la périodisation entre l’Antiquité et le Moyen Age encore aujourd’hui, de la césure existante entre les antiquistes et les médiévistes. Cet ouvrage s’ouvre sur la volonté de plus en plus grande des historiens de changer les périodes imposées pour mieux appréhender les continuités et les transformations de l’Antiquité tardive.

Je recommande la lecture de cet ouvrage riche et ambitieux. Longtemps, période restée peu étudiée, mise à l’écart, l’Antiquité tardive tend, aujourd’hui, à se faire une place importante dans les études historiques.