L’appel du général de Gaulle le 18 juin 1940 à Londres est l’acte de naissance d’une résistance extérieure, qui va donner naissance à la France libre. Parallèlement et quasi simultanément, des actes de résistance se produisent sur le territoire métropolitain, dans la zone occupée et dans la zone non occupée. Des individus, puis de petits groupes donnent naissance à une résistance intérieure, au sein de laquelle vont se créer des organisations diverses, mouvements et réseaux. Rapidement ces deux incarnations d’une Résistance française, prennent conscience de leur interdépendance. En effet le général de Gaulle et son entourage ignorent les réalités de la France occupée, ignorent s’ils sont connus et reconnus en France occupée, et ont besoin de renseignements et  de reconnaissance. Les groupes de résistance intérieure ont besoin d’être connus de la France libre et ont surtout besoin de matériel, et plus tard d’armes. Des liaisons sont indispensables entre Londres et la Résistance intérieure et les transmissions radio sont seules à permettre un lien direct et instantané. Londres entreprit donc de former des opérateurs radio volontaires dans des centres spécialisés et de les envoyer en mission en les parachutant en France occupée.

Ces clandestins couraient des risques immenses, on estime que plus de 80% des « radios », qu’on appelle aussi « pianistes », exerçant avant l’été 1943, ont été arrêtés, torturés, exécutés ou déportés, avant que les progrès techniques ne leur donnent plus de sécurité. On comprend, dans ces conditions, que peu de nom d’opérateurs radio soient célébrés. « Celui de Maurice de Cheveigné mérite pourtant de l’être : par son action, par ses souffrances, par sa modestie, il incarne à merveille cette catégorie d’acteurs discrets, maillons essentiels d’une chaîne qui assurait dans l’ombre l’unité de la Résistance française » (Sébastien Albertelli dans la postface de l’ouvrage).

L’édition de poche d’un livre remarquable paru en 2014

Les éditions du FélinDans la collection « Résistance-Liberté-Mémoire »,  les éditions du Félin ont entrepris depuis longtemps de rééditer des ouvrages écrits par des résistantes et résistants et devenus introuvables ou presque. Ils le font avec l’association Liberté-Mémoire, fondée par de « grands » résistants, aujourd’hui décédés, et présidée par Laurence Thibault, entourée de plusieurs historiens, Jean-Pierre Azéma, Charles-Louis Foulon, Fabrice Grenard et Bruno Leroux (respectivement actuel et ancien directeur historique de la Fondation de la Résistance), Vladimir Trouplin (conservateur du musée de l’Ordre de la Libération), et de l’historienne et conservatrice générale Christine Lévisse-Touzé. nous proposent une nouvelle édition des mémoires de Maurice de Cheveigné, principal opérateur radio de Jean Moulin en 1942-1943, avec une préface de Daniel Cordier (qui fut le secrétaire de Jean Moulin et le compagnon de résistance de Maurice Cheveigné) et une postface de l’historien Sébastien AlbertelliAgrégé et docteur en histoire, Sébastien Albertelli a publié en 2009 chez Perrin, Les Services secrets du général de Gaulle, le BCRA 1940-1944.  Brassant des sources françaises et étrangères exhaustives et massives, l’ouvrage proposait une histoire complète du BCRA, Bureau central de renseignement et d’action, et fut salué comme un livre désormais essentiel.  Trois ans plus tard, il publiait une version simplifiée et illustrée de cette étude magistrale, sous le titre, Les services secrets de la France Libre. Le bras armé du général de Gaulleouvrage alliant un contenu scientifique de haut niveau à un riche contenu iconographique à vocation pédagogique. En 2016, il publiait chez Perrin une Histoire du sabotage. De la CGT à la Résistance, ouvrage à la fois novateur et exhaustif, première histoire globale du sabotage. Il est, avec Julien Blanc et Laurent Douzou, l’un des trois auteurs de La lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance 1940-1944, publié en 2019 au Seuil., spécialiste de la France libre et de ses services secrets. Rédigé dans les années 1980 et achevé seulement quelques années avant sa mort, ce texte fut publié sur Internet par ses enfants, en 1992, peu après après sa disparition. Il fut publié par les éditions du Félin dans la collection « Résistance-Liberté-Mémoire », en 2014, et reçut cette année là le Prix littéraire de la Résistance. Il est aujourd’hui disponible en poche.

Cette autobiographie commence à la déclaration de guerre, alors que l’auteur, ouvrier spécialisé dans une usine parisienne de l’entreprise Bréguet, est âgé de 19 ans. L’exode et le repli de son entreprise le conduisent dans le sud de la France où il décide de gagner Londres et de s’engager dans la France libre. Il y parvient après avoir souffert dans les prisons espagnoles. Il suit une formation d’opérateur radio et, volontaire pour une mission en France, il est parachuté en mai 1942 et entame une longue activité de radio clandestin. Il est d’abord radio d’un agent du commissariat national à l’Intérieur. Il travaille ensuite avec Jean Moulin et Georges Bidault, parfois avec d’autres services. Surchargé, il est parfois aidé par Daniel Cordier. En 1943, Cheveigné assure les liaisons de Raymond Fassin, délégué militaire régional pour le Nord.

C’est pour nous une occasion unique de suivre concrètement la vie quotidienne de ces résistants spécialistes, d’en appréhender les difficultés, les frustrations et les dangers. Après un retour à Londres et le retour en France pour une seconde mission, il est arrêté par la Gestapo, torturé, emprisonné et déporté au camp d’Oranienburg-Sachsenhausen. S’ouvre alors la dernière partie du livre, qui traite de son expérience concentrationnaire.

Le personnage est très sympathique et on ressent immédiatement une forte empathie à son égard. Si l’on ajoute le fait que le texte « apparaît comme exceptionnel par son écriture simple, précise, nerveuse. Sa manière concise de décrire lui donne une force rare » (La Quinzaine, n° 1106, 2014), on mesure le plaisir et l’émotion que l’on éprouve à lire ce livre. Maurice de Cheveigné a mené de solides recherches dans les archives du BCRA, de manière à retrouver les télégrammes qu’il transmettait à Londres, de façon à corriger sa mémoire, chaque fois que nécessaire. Ces précisions sont l’objet de notes de l’auteur. Sébastien Albertelli en ajouté d’autres, le plus souvent des notes biographiques à propos de personnages cités par l’auteur. C’est donc un ouvrage assez bref,  passionnant, émouvant, agréable et très instructif.

L’engagement

Les premiers chapitres nous conduisent de l’automne 1939 à Paris, au printemps 1942 à Londres, en passant par Biarritz, Perpignan, Figueiras, le camp de Miranda et Gibraltar. Ouvrier chez Bréguet, ses camarades de travail à Aubervilliers plaisantent un peu à propos de son nom à particule. La semaine de travail est passée à 72 heures, et la tâche est éprouvante. Le 13 juin 1940, le patron annonce à son personnel que l’usine évacue et qu’il leur donne rendez-vous à Toulouse. Le temps de trouver une bicyclette, et le voila parti avec quelques copains. Pithiviers, Châteauroux, Limoges, Brive, Cahors, Montauban : le 20 juin il arrive aux ateliers Bréguet de Toulouse. Pas encore de travail, beaucoup de discussions. Il a entendu parler de Pétain et d’une demande d’armistice dans les centres d’accueil de réfugiés où il passait la nuit durant son fatigant voyage. Il ne peut pas y croire, il ne veut pas y croire : « Vexés d’être ainsi déclarés perdants avant d’avoir joué (…)  C’est pas facile à avaler leur capitulation ».

Un immédiat, viscéral et absolu refus de cesser le combat fonde son engagement. « Il faut se tirer de là avant que les Allemands arrivent. ». Avec trois copains, il file vers Bayonne, troquant vite les bicyclettes contre une vieille 5 CV Citroën.  Á Bayonne, pas d’issue ; même chose à Biarritz. Décision est prise de partir pour Port-Vendres. Une fois qu’il y est parvenu, il constate la même impasse. Les autorités dispersent les réfugiés dans les villages. Il se retrouve dans un petit village proche de Perpignan où il passe quelques jours agréables, pêchant l’anguille, ramassant des escargots, discutant avec le maréchal-ferrant communiste. Depuis toujours radio amateur passionné, anglophone de par ses origines familiales (il a même fait un an d’études en Angleterre), il écoute la BBC sur les ondes courtes, apprend l’existence du général de Gaulle et constate que « les Anglais ne se laissent pas faire » Avec trois soldats écossais rescapés de la campagne de 1940, il décide de partir pour le consulat anglais de Barcelone, le 5 septembre 1940.

Dans la montagne, ils sont capturés et remis à la Guardia Civil. Direction la prison de Figueiras, puis, et c’est bien plus inquiétant, le centre de détention de Miranda de Ebro. Le froid, la fin, le travail exténuant lui déclenchent une pleurésie. Comme il se fait passer pour un Anglais, on ne le traite pas trop mal. Le 17 décembre 1940, il est enfin à l’ambassade britannique de Madrid, « luxe et volupté ». Escale à Gibraltar où il respire la liberté, embarquement, grand détour dans l’Atlantique pour éviter les sous-marins ; arrivée le 15 janvier 1941. Entretien obligatoire avec les autorités britanniques à Patriotic School, puis second entretien avec les autorités gaullistes, qui lui laisse mauvaise impression. « Romantique, je me laisse séduire par l’étiquette Français Libre : Français et libre, ça me va. »

Il s’engage dans les Forces aériennes françaises libres, mais une rechute de pleurésie lui interdit d’être navigant. Un mois de convalescence, découverte de Londres, emploi de traducteur, occupations de séducteur, vie quotidienne ennuyeuse… « Je suis venu pour autre chose ». Il entend parler des « services secrets » de la France libre. Il s’agit du BCRA ; il est recruté et envoyé faire un stage d’opérateur radio dans un centre d’instruction proche d’Oxford. La radio a toujours été sa passion ; il va vite acquérir un très bon niveau (les tests réalisés montrent qu’il fut le meilleur radio de la France libre) et se porte volontaire pour une mission en France. Après un stage de saut en parachute, il est lancé dans le vide dans la nuit du 31 mai 1942 avec un poste émetteur, un Paraset, petit et léger, le plan des rendez-vous avec la Home Station (la centrale qui reçoit les messages à Londres), imprimé en microphoto, des comprimés pour rendre l’eau potable, des rations de survie, une carte de France imprimée sur de la soie, un pistolet automatique calibre 7,65 et une pilule de cyanure. Il s’agit d’un saut « blind », c’est-à-dire à l’aveuglette, sans équipe de réception.

La vie quotidienne d’un « pianiste » clandestin

Il est tombé très près de l’endroit prévu. Dans la nuit, son Paraset à la main, il gagne la gare de Romanèche-Thorins, trouve son contact à Uzès, qui lui donne l’adresse de celui dont il doit être le radio : Jacques Soulas, alias Salm, chef d’une mission pour le commissariat à l’Intérieur de la France libre, et dont l’objet est de prendre contact avec des personnalités de la vie politique française pour les rallier à De Gaulle. Soulas, que Cheveigné a connu à Londres, à repris son travail dans son entreprise lyonnaise et dispose d’une « couverture » impeccable puisqu’il vit avec sa femme et ses enfants, dans une situation tout à fait légale. Cheveigné cherche une chambre meublée, achète une bicyclette, et un poste de TSF qui sera l’alibi pour demander à son propriétaire l’autorisation d’installer un fil d’antenne à travers son jardin. Le 20 juin 1942, « les premiers télégrammes passent dans les deux sens ».

Le travail de son patron génère peu de télégrammes et Cheveigné dispose de beaucoup de temps libre. Il fait de longues balades à bicyclette, découvre Lyon, mais souffre de la solitude : « Je vais bientôt avoir 22 ans, je n’ai aucun ami, aucune amie. Je ne peux, je ne dois parler de rien à personne. » Le hasard lui fait rencontrer Daniel Cordier qu’il a connu à Londres. « La sécurité aurait voulu qu’on ne se reconnût point », mais le besoin de rompre la solitude l’emporte sur les règles de sécurité. Cordier est alors le secrétaire de Jean Moulin. Cheveigné apprend que le radio qui transmet les messages de Moulin  est surmené, obligé de prendre des risques immenses en transmettant six heures par jour, car dans l’entourage de Moulin les services qui se constituent sont embryonnaires et insuffisants. Après accord de Londres, Cheveigné est transféré au service de la délégation du général de Gaulle en France.

Son travail devient intensif. On le voit pester contre les insuffisances de ceux qui à Londres reçoivent ses messages ; on le voit pester contre les critiques venues de Londres qui l’accusent d’émettre trop longtemps, mais « il faut que les messages passent » ; on découvre les procédés allemands de détection des radios qui en « pianotant » sur le poste émetteur se font repérer par les voitures équipés d’appareils goniométriques ; on le voit, fatigué, continuer d’émettre ; on le voit échapper de très peu à l’irruption des Allemands dans sa chambre, qui n’ont pas l’idée de regarder en haut de l’armoire. Il n’a plus d’endroit d’où émettre, ce qui, ajouté à l’arrestation d’un autre radio, prive Jean Moulin d’émettre ses messages. Daniel Cordier organise alors un service central de transmissions, la WT. Cheveigné travaille alors beaucoup : trois émissions par semaine à Chalon, quatre à Lyon, en bénéficiant d’un groupe de protection efficace. Ce qui est d’autant plus indispensable que les services allemands de détection font des progrès constants, et qu’il lui faut souvent vingt minutes pour entrer en contact avec Londres, ce qui correspond à la durée à partir de laquelle il doit cesser d’émettre ! Cordier devant gagner Paris, c’est Cheveigné qui désormais dirige la WT. Le 15 juin 1943, il reçoit l’ordre de rentrer à Londres.

Seconde mission dans le Nord

C’est une opération Lysander : un petit avion se pose de nuit, dépose deux passagers, en embarque huit, et redécolle rapidement. Après escale à Alger et Gibraltar, c’est le retour à Londres. « Un jour, Raymond Fassin me propose d’être radio pour sa prochaine mission. Il doit être délégué militaire régional -DMR- dans la région Nord. Son équipe sera formée de deux radios et d’un saboteur-instructeur. Nous sauterons en France à la lune de septembre. J’accepte. »

Le temps d’apprendre de mauvaises nouvelles de France (arrestation de Jean Moulin, anéantissement de la WT), de faire un stage d’apprentissage de l’utilisation du nouveau matériel, et c’est le nouveau départ. Ils sont parachutés dans la nuit du 15 au 16 septembre 1943, près d’Is-sur-Tille, en Côte-d’Or. Il passe voir sa mère à Paris, puis gagne Lille, où son contact est Jean-Pierre Deshayes, le responsable du Bureau des opérations aériennes (BOA) pour le Nord. Il se remet au travail, dans des conditions plus favorables car il loge dans une famille et ne souffre plus de solitude, dispose d’une bonne équipe de protection et de matériel plus performant. Mais la situation se dégrade, suite à des désaccords entre organisations de résistance. Déçu, il demande à repartir à Londres, part se reposer en Provence, rejoint Paris, puis Lille, où il arrive avec des télégrammes dans sa poche. Le 4 avril 1944, alors qu’il fait une pose dans un café lillois, survient la Gestapo, qui fouille les clients… et trouve les télégrammes. C’est la chute.

L’expérience concentrationnaire

Emprisonné à Loos-les-Lille, il parvient à faire croire qu’il n’est qu’un comparse, jouant de son physique juvénile qui le fait passer pour un très jeune homme. Mais il est identifié, trahi, et torturé. « Je craque : OK, c’est moi le radio ! ». Il apprend que Fassin, son patron, a été arrêté avec son épouse. Il s’attend à être fusillé. Les jours passent ; il apprend le débarquement de Normandie, le débarquement de Provence, la libération de Paris. Le 30 août, en compagnie de Fassin et d’un autre camarade, c’est le départ par le train, qui les conduit à travers la Hollande, puis l’Allemagne, au camp de concentration d’Oranienburg-Sachsenhausen, près de Berlin.

Les terribles épreuves supportées sont celles décrites dans toute la littérature concentrationnaire. Mais ce qui frappe ici, c’est  sa force de caractère, sa capacité d’analyse, son recul face à une situation intolérable, sa volonté farouche de ne pas perdre sa dignité, sa lucidité, son humour aussi. C’est pourquoi les quelques dizaines de pages de la fin du livre sont à classer parmi les œuvres majeures de cette littérature. « Je ne pense qu’à manger. Non je ne mangerai pas les épluchures de pommes de terre des poubelles. » Cet homme sensible, tendre, qui aimait rire, a subi durant sept mois, un déchaînement de brutalités, de haines, a vu des morts, des pendus, a connu la faim et des travaux forcés infaisables : il sait le dire, le transmettre.

Il se suicide en juin 1992. Daniel Cordier dit qu’il se refusait à une opération du cœur et le lui avait écrit. « Au lecteur, son suicide semble le terme des cauchemars causés par ses mois de camp et par le climat qu’avaient créé ceux qu’il nomme les « Chleuhs ». Il raconte, par exemple, le départ des détenus du camp en avril 1945 : « Aucun ravitaillement n’est prévu. On traverse un village. Sur la place, une « Schwester » (infirmière) de l’armée allemande, entourée de SS, rit avec eux. Quelques détenus tendent vers sa croix rouge leur gamelle. Elle crache dans leur direction. Les SS s’esclaffent ». Son regard grand ouvert – lui qui avait côtoyé tant d’hommes et de femmes magnifiques et discrets – découvre cela : le Mal. Ses phrases courtes, ses mots grossiers s’il le faut, son écriture nous atteignent en profondeur Jeannine Verdès-Leroux, « Maurice de Cheveigné, Radio libre, 1940-1945 »Histoire Politique [Online], Books reviews, Online since 23 May 2014, connection on 12 April 2024.».