Ce numéro spécial du Mouvement social est dirigé par Manon Pignot, maîtresse de conférences à l’Université de Picardie et spécialiste reconnue du sujet 1. Elle a notamment soutenu, en 2007, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau, une thèse intitulée « Allons enfants de la patrie ? : filles et garçons dans la Grande Guerre : expériences communes, construction du genre et invention des pères (France 1914-1920) ». De cette thèse, elle a tiré un livre, Allons enfants de la patrie : génération Grande Guerre, publié en 2012 par les éditions du Seuil 2. Cependant, ce sont bien les adolescents, et non les mineurs ou les enfants en général, qui sont au cœur des articles publiés par le Mouvement social. Dans son éditorial, Manon Pignot précise ce qu’il faut entendre par « adolescent » pendant les deux guerres mondiales en s’appuyant, notamment, sur un article d’Edgar Morin portant sur la « culture adolescente » et publié quelques mois après mai 68 3 : « Edgar Morin montre ainsi que la culture adolescente est traversée par deux courants, l’un « intégrateur », l’autre « désintégrateur ». Ce qu’en termes plus historiques nous pouvons nommer : pratiques de filiation et pratiques de transgression. Assurément, ce sont d’abord les dernières qui sautent aux yeux. La fugue pour rejoindre le front constitue par exemple une triple transgression : symbolique et psychanalytique avec le rejet de l’autorité parentale, juridique avec le basculement dans l’illégalité et le vagabondage, sociale et économique, enfin, avec la rupture de l’équilibre familial que représentent le départ et la recherche d’une certaine autonomie financière » (p. 6-7) Ce sont donc les pratiques de transgression qui sont privilégiées par les auteurs des différentes contributions réunies dans ce numéro spécial du Mouvement social. Ils se sont principalement intéressés « aux engagements illicites, c’est-à-dire ceux qui sont contractés en marge des formes légales de mobilisation, voire à l’encontre des instructions explicites des états-majors. » (p. 3)

Six études de cas

Six cas sont analysés par les différents contributeurs : celui de la jeunesse ottomane pendant la Première Guerre mondiale, celui des « combattants juvéniles » du même conflit, celui « d’enfants-soldats russo-soviétiques » pendant les deux guerres mondiales, celui des Jeunesses hitlériennes entre 1922 et 1945, celui des « Jeunes combattants espagnols en URSS » entre 1941 et 1945 et enfin celui des « jeunes collaborateurs en Belgique entre 1944 et 1947 4. Naturellement, l’ensemble de ces cas peut intéresser les enseignants de collège et de lycée et contribuer à nourrir leurs cours. Cependant, seuls les trois premiers renvoient directement à des sujets « au programme ». Plutôt que de tous les « survoler », je me suis efforcé de faire un résumé substantiel de celui de Manon Pignot intitulé : « « Les enfants ne vont pas au front » : les combattants juvéniles de la Grande Guerre. »

Les « ados-combattants » de la Première Guerre mondiale

Dans cet article, Manon Pignot, en écho à ce qu’elle a écrit dans son éditorial, introduit l’expression d’ « « ado-combattants, expression qui permet de conserver à la fois l’idée de minorité, sans perdre la notion fondamentale de jeunesse, et celle de la capité d’action (agency) » (p. 31). Ces ado-combattants sont « invisibles » dans les sources classiques, comme les registres militaires, car ils ont souvent falsifié leur âge et leur identité pour être incorporés, et en même temps très présents dans un autre type de source, les photographies, comme le montre Manon Pignot à travers quelques exemples pris dans différents pays. Le phénomène est difficile à quantifier ; les ado-combattants représentent assurément moins de 1 % du total des troupes mobilisées mais, selon Manon Pignot, l’important n’est pas là : « Leur importance, notamment mémorielle, est cependant sans commune mesure avec leur poids réel dans le dispositif militaire. Comme pour l’impact des gaz dans le souvenir des blessures de la Grande Guerre, infiniment plus grand que leur létalité réelle, l’engagement illégal des adolescents paraît hautement symbolique » (p. 33) et constitue un « marqueur culturel majeur » (p. 33).

A travers l’ensemble des itinéraires individuels qu’elle a pu reconstituer, Manon Pignot évoque tout d’abord les « modalités de l’engagement » de ces adolescents qui passent généralement par la fugue, la falsification de l’identité et ne peut réussir sans la complicité d’une partie au moins de l’encadrement militaire : « Les sources montrent qu’une fois au front, les ado-combattants bénéficient souvent d’une tolérance tacite, passive ou active, de la part des hommes de rang et des sous-officiers. […] L’attitude des soldats semblent osciller entre l’indifférence amusée et une complicité plus active. Vu par certains comme une mascotte, le combattant juvénile apparaît comme le passager clandestin d’une guerre à laquelle il donne un sens. » (p. 38)

Manon Pinot envisage ensuite les différentes hypothèses qui peuvent être avancées pour expliquer le phénomène qu’elle étudie. La cause de l’engagement peut être économique, du moins dans les pays où la solde est suffisamment attractive. Ce peut être aussi le patriotisme avec des contrastes importants entre les pays comme la France où le sentiment national est enraciné et d’autres, comme l’Italie, où il n’a pas véritablement pénétré la société : « C’est d’ailleurs ce qui explique sans doute le faible nombre d’ado-combattants italiens, dans un pays où l’unification nationale est encore récente en 1915 et où il n’existe pas de système scolaire susceptible d’avoir ancré en profondeur le patriotisme, avant la guerre ; sans surprise, les cas identifiés sont des jeunes issus des terres irrédentes, revenus en Italie pour combatte l’Autriche. » (p. 40) La troisième cause réside dans « l’inconscience de la jeunesse », « ce que Tim Cook appelle le « sentiment d’être indestructible », une des deux qualités, avec la condition physique, nécessaires pour faire un bon combattant selon Paul Fussel que cite Manon Pignot (p. 41). Une dernière cause est, enfin, avancée par l’auteur : « la recherche de l’aventure ».

Dans une dernière partie, peut-être la plus intéressante, Manon Pignot évoque la singularité du rapport à la violence des adolescents et ce qu’elle appelle leur « désir de guerre » en s’appuyant, notamment, sur l’exemple de Rudolf Höss. Ce faisant, empruntant à l’anthropologie, elle interprète leur engagement volontaire comme un rite de passage : « Notre hypothèse est bien d’analyser l’engagement illégal et précoce comme un rite de passage, c’est-à-dire comme une réappropriation d’un processus d’initiation en dépit des adultes : à l’inverse donc de ce qui est la fonction des rites de passage dans les sociétés primitives, orchestrés et encadrés par les adultes qui « accueillent » les initiés. » (p. 44). Cet aspect de l’engagement des ado-combattants a été peu étudié et peu perçu par historiens. Revenant sur la « querelle du consentement », Manon Pignot en fait un argument permettant à la fois de conforter la thèse du consentement mais aussi de dépasser une opposition trop caricaturale entre les deux « écoles » : « Frédéric Rousseau reprochait à ce qu’il appelle « l’école du consentement », la « minimisation systématique des contraintes sociales, culturelles, politiques et hiérarchiques qui enserraient chaque individu, hommes, femmes, enfants, appartenant aux sociétés en guerre ». Or, avec les ado-combattants, on touche au cœur du problème, en dépit de leur importance numérique marginale : en effet, l’appareil social, étatique, policier qui les « enserre » entend justement les empêcher de gagner le front. […] Si contrainte il y a, c’est bien celle qui tente – et le plus souvent réussit – de les forcer à rester à l’arrière. Mais, dans le même temps, on a pu voir combien la volonté adolescente était le fruit d’une construction socio-culturelle antérieure à la guerre. » (p. 46)

Au total, au-delà de son intérêt intrinsèque, l’article Manon Pignot permettra aux enseignants de lycée d’aborder « l’expérience combattante » pendant la Première Guerre mondiale sous un angle original et susceptible d’entraîner un processus d’identification et donc un surcroît d’intérêt auprès de leur « public ».

3 E. MORIN, « Culture adolescente et révolte étudiante », Annales ESC, n°3, 1969, p. 769.

4 Le sommaire complet et le résumé des articles sont disponibles sur le site Cairn.info, https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2017-4.htm