Le nouveau livre de Sheila Fitzpatrick, Dans l’équipe de Staline. De si bons camarades, offre une vision renouvelée et intéressante du poids de Staline au sein de l’Union soviétique. Cette plongée au cœur du pouvoir soviétique s’appuie sur une vaste documentation issue d’archives russes récemment déclassifiées.

L’étude suit et analyse les relations entre le « capitaine » Staline et son équipe depuis la formation de celle-ci jusqu’après la mort du chef.

Sheila Fitzpatrick est professeur d’histoire à l’université de Sydney et professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Chicago. En 2002, son ouvrage Le Stalinisme au quotidien. La Russie soviétique dans les années 30 avait déjà pu offrir une plongée dans la vie quotidienne des Soviétiques.

La composition de cette équipe de Staline connut des changements. Kirov, Kouïbychev et Ordjonikidzé moururent au milieu des années 1930, Kalinine juste après la Seconde Guerre mondiale. Jdanov, Khrouchtchev, Malenkov et Beria la rejoignirent dans la seconde moitié des années 1930. Reste un noyau permanent composé de Molotov, Kaganovitch, Mikoïan, Vorochilov et Andreïev.

Le rythme des chapitres du livre suit une trame chronologique s’étalant des années 1920 et la formation de l’équipe jusqu’à 1991 et la mort de Lazare Kaganovitch, son dernier survivant.

« Au commencement, ce fut l’équipe de Lénine » écrit Sheila Fitzpatrick. C’est donc sous Lénine que s’inscrit le premier chapitre, L’émergence de l’équipe. Celle-ci, composée de bolcheviks se recrutait au sein du vivier prolétaire, ce qui la différenciait nettement du groupe autour de Trotski, beaucoup plus intellectuel et cosmopolite. À la suite de la mort de Lénine, le 21 janvier 1924, les luttes pour le pouvoir marque cette période qualifiée d’interrègne. Contre Trotski, Kamenev ou encore Zinoviev, c’est finalement Staline et son équipe qui remportèrent cette guerre des factions. Ils avaient le pouvoir.

Qu’en faire ? La révolution. S’en prendre, selon Staline, aux « ennemis de classe de l’intérieur », en particulier les koulaks. C’est l’heure de La Grande Rupture. La campagne de collectivisation forcée de 1927-1928 fut l’initiative de Staline qui montra une fermeté et une audace qui se communiquèrent au reste de l’équipe. C’est également le temps du premier plan quinquennal et de la révolution culturelle. En 1930, l’équipe a le vent en poupe, ayant vaincu ses adversaires, bénéficiant d’un solide soutient de la base du parti et se lançant dans de vastes projets de transformation sociale : « La période héroïque où nous allons construire le socialisme est arrivée » exultait Piatakov, ancien intime de Trotski, réintégré au parti.

Le chapitre Au pouvoir s’intéresse d’avantage aux relations sociales qui animent ces mêmes années. On y apprend sur la vie au Kremlin, sur les épouses, les enfants, les relations entre membres de l’équipe, les relations avec Staline, etc. C’est dans ce chapitre que l’on peut vraiment plonger au cœur du pouvoir soviétique tel qu’il a été vécu par les acteurs eux-mêmes. Staline était néanmoins un homme soupçonneux, envers tout le monde, malgré son amitié pour les membres du « premier cercle ».

C’est en 1932 que Nadia, la femme de Staline, se suicida. Ce qui marqua la fin, pour l’équipe, de « la belle époque ». L’année suivante fut terrible pour le parti, et le pays avec la famine.

Le XVIIème congrès du parti en janvier 1934 ouvre le chapitre Sous les projecteurs. Kamenev et Zinoviev, récemment réintégrés dans le parti, s’exprimèrent. Sheila Fitzpatrick revient sur le culte de Staline qui naît, selon elle, en décembre 1929 à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Mais ce nouveau genre de folklore soviétique ne se limitait pas strictement à Staline : ses plus proches associés étaient devenus les « chevaliers ».

Les relations avec l’étranger sont également examinées, entre peur et soupçons et de l’Occident. Très peu d’ailleurs se déplaçaient à l’étranger. Quoi qu’il en soit, le début des années 1930 fut une période d’apprentissage en matière de politique étrangère, tant pour l’équipe, que pour Staline.

« La vie est devenue meilleure, camarades, la vie est devenue plus joyeuse » proclamait un slogan du milieu des années 1930. Au 1er janvier 1935, le rationnement devait être supprimé. Mais le 1er décembre 1934, Kirov fut assassiné. Staline sauta sur l’occasion pour régler ses comptes avec ses opposants.

Les Grandes Purges sont un moment capital de l’Union soviétique, et Sheila Fitzpatrick, s’intéressant à Staline et son équipe, y consacre évidemment un chapitre. C’est le temps des procès de Moscou. Boukharine, pourtant membre de l’équipe, fut arrêté le 27 février 1937 puis exécuté en mars 1938. L’auteur revient sur les processus de décision : « Si Staline fut celui qui appuya sur les boutons, l’équipe tout entière n’en reste pas moins coupable, elle qui soutint ses efforts et se permis parfois de prendre des initiatives ». Chacun fut par ailleurs impliqué dans les purges des institutions dont il avait la responsabilité, ce qui n’empêcha pas que des gens qui les touchaient de près disparurent.

Le sixième chapitre, En guerre, revient sur la période 1939-1945. En effet, le 3 mai 1939, Viatcheslav Molotov, proche de Staline, fut nommé ministre des Affaires étrangères. Sa personnalité émergea très vite. Véritable bourreau de travail (il était surnommé « cul de pierre » parce qu’il pouvait rester assis pendant des heures à sa table de travail), maître de lui et d’une fidélité à toute épreuve, c’est lui qui prépara le pacte avec Hitler à la tête de la diplomatie soviétique. Ce pacte fut un énorme choc pour l’équipe, habituée au combat contre le fascisme. Mais surtout, la plupart n’avaient été avertis de rien. Ils se rendirent cependant aux explications de Staline.

La débâcle de juin 1941 n’enleva rien à l’emprise du chef sur son équipe. Celle-ci resta globalement soudée.

Le chapitre revient par ailleurs sur les différents parcours personnelles (amis, famille, etc.) des différents membres.

Le chapitre Espoirs d’après-guerre revient lui sur les évolutions post-Seconde Guerre mondiale (ou Grande Guerre patriotique pour les Soviétiques). Certains voyagent (dont Staline à Téhéran) et si certains ne connaissent aucune langue étrangère, tous firent apprendre à leurs enfants, ici le français, là l’anglais, etc. Cela n’empêcha pour autant pas Staline de conserver sa méfiance vis-à-vis de l’Occident : la Guerre froide n’était pas loin.

C’est dans cette période également que Staline connaît les premiers sérieux problèmes de santé, en plus des tensions qui régnaient au sein de l’équipe, entre intrigues, hostilités politiques et générationnelles.

Staline, qui devenait Un leader vieillissant, passait de plus en plus de temps dans le Sud, devenait solitaire et consacrait moins de temps au travail : les membres de son équipe commençaient à imaginer un avenir sans lui. En revanche, tout autant usé qu’il fut, Staline n’était jamais hors du coup : il disposait toujours du pouvoir de vie et de mort et on n’osait toujours pas vraiment se confronter à lui.

La période marque aussi la fin du CAJ (comité antifasciste juif), créé en 1942. La femme de Molotov, Polina Jemtchoujina, fut arrêtée début 1949 et exilée pour cinq ans.

Dans les dernières années de Staline, le tout premier cercle était composé de Beria, Malenkov, Khrouchtchev et Boulganine mais Molotov et Mikoïan faisaient toujours partie du jeu. Tous discutèrent d’un pacte de solidarité. Mais en octobre 1952, les deux derniers furent violemment attaqués par Staline, en public. Cela ne les empêcha pas de rester siéger dans différentes commissions.

La campagne antisémite battait son plein, Staline étant devenu un paranoïaque sans limite : ce fut l’affaire des « blouses blanches » qui visa un groupe de médecins du Kremlin, principalement juifs.

Les situations de Malenkov et Mikoïan devenaient inquiétantes, celle de Beria précaire : le climat était quasi apocalyptique.

C’est au milieu de tout cela que Staline fut frappé par une attaque, le 1er mars 1953. Il mourut le 5, entouré de Malenkov, Beria et Khrouchtchev.

Ainsi, l’équipe se retrouvait Sans Staline. Avant même sa mort, le nouveau gouvernement avait déjà été mis en ordre de marche. Il fut présenté comme une « direction collective », Malenkov présida le Conseil des ministres. Sheila Fitzpatrick affirme que l’euphorie régnait et que le sentiment d’unité avait été retrouvé. Une nouvelle ère s’annonçait, et avec elle amnisties et libérations.

Malgré cela, on peut voir Beria comme une exception. Les désaccords avec lui étaient nombreux. Un complot le fit tomber : arrêté le 26 juin 1953, exécuté en décembre.

Vint alors le temps du XXème congrès du parti en 1956 durant lequel Khrouchtchev, premier secrétaire, fit état du rapport Pospelov sur les crimes de Staline.

Mais Khrouchtchev était devenu, pour les autres membres de l’équipe, un « franc-tireur ». La majorité de l’ancienne équipe était devenue anti-Khrouchtchev. Mais il fut le vainqueur politique de cette guerre de succession à la suite d’une contre-attaque lors d’une réunion. Sa période débutait, et de la vieille garde, seul Mikoïan jouait encore un rôle. Le temps de l’équipe de Staline était terminé.

Dans le dernier chapitre, Le bout du chemin, on suit la situation des membres de l’équipe après le coup de Khrouchtchev (loin des violentes répressions staliniennes). L’auteur interroge par ailleurs leur jugement sur Staline, sujet de discorde. Le dernier à mourir fut donc Kaganovitch le 25 juillet 1991, cinq mois avant l’effondrement de l’Union soviétique.

Au terme de la lecture de cet ouvrage documenté et vivant, on pourrait se demander, au fond, pourquoi se battait donc cette équipe ? Pour Sheila Fitzpatrick, la réponse est simple : « Ils se satisfaisaient pour la plupart d’être les compagnons d’armes de Staline dans cette grande entreprise qui consistait à bâtir le socialisme. »