ENQUÊTE SUR LE DIEU UNIQUE, Ouvrage collectif, Editions Bayard, avril 2010, 208 p.
Comment le monothéisme est-il né ? Vaste question, vaste programme de recherches, de fouilles, de données archéologiques à traiter, de monticules de documents et de textes à interpréter, à faire parler. Dans le monde dans lequel évoluait Moïse, alors dominés par des cultures polythéistes, comment le peuple hébreu en est-il arrivé à croire à un dieu immanent et transcendant ? C’est donc à une véritable enquête policière que nous invite cet ouvrage collectif. Pour appréhender ces questions, les éditions Bayard ont fait appel à quatre fines lames : Thomas ROMER, professeur au Collège de France depuis 2007 est un spécialiste du Proche-Orient ancien. Théologien, il est également professeur à la faculté de théologie et de sciences des religions de l’université de Lausanne. Ses travaux ont contribué à transformer profondément notre vision de la formation et de la datation du Pentateuque et de la constitution des légendes juives sur les Pères, Abraham en particulier. Jean BOTTERO, disparu en décembre 2007, était un historien mondialement reconnu pour son savoir sur le Moyen-Orient antique et le monde de la Bible, assyriologue d’exception et grand spécialiste de la Mésopotamie ; Pierre GIBERT, exégète, jésuite et professeur à la faculté catholique de Lyon, rédacteur en chef des Recherches de science religieuse, professeur au centre Sèvres Exégète ; Michel QUESNEL, recteur de l’université catholique de Lyon depuis 2003, docteur en théologie et également chercheur et exégète, forment l’ossature de ce solide collectif.
Ce livre nous invite à renouveler nos connaissances sur l’apparition du monothéisme dans l’histoire du Proche-Orient ancien. On se laisse donc très aisément accaparer par la lecture fluide et claire d’un récit qui nous plonge aux sources de nos croyances et qui vient bousculer nos idées préconçues. Sujet sensible me diriez-vous ? Parfait. Raison supplémentaire pour pousser notre raisonnement au maximum. Cette palette de chercheurs chevronnés osent pour nous : d’où vient l’idée monothéiste ? Quelles ont été les conséquences de son invention ? Abraham est-il le père des trois monothéismes ? Les pages bien cadencées de l’ouvrage, réparties en cinq grands chapitres très didactiques, nous entraînent au beau milieu du peuple hébreu et de ses croyances, puis, un glissement géographique nous transporte vers la super-puissance de l’époque biblique, l’imposante Egypte pharaonique polythéiste, un moment charmée par la « tentation monothéiste » ; enfin, la naissance et l’éclosion du monothéisme chrétien et de l’islam.
MONOTHEISME AVEZ-VOUS DIT ?
La Bible ne connaît pas ce terme, encore moins son opposé de « polythéisme ». Il semblerait que ce terminaison ait été utilisée pour la première fois par Philon d’Alexandrie, philosophe juif du Ier siècle de l’ère chrétienne en opposant le message véhiculé par la bible à la doxa polutheia des Grecs. Le terme de monothéisme n’est donc entré que tardivement dans notre langue, peut-être au XVIIème siècle époque où ce néologisme semblerait avoir été forgé. Les déistes de ce temps parlaient de monothéisme pour désigner la religion universelle de l’humanité. D’autres, au contraire, appliquèrent cette distinction pour l’apposer au judaïsme ainsi qu’au christianisme, comme pour mieux affirmer la supériorité morale mais également spirituelle de ces religions.
Très rapidement, s’impose donc que l’idée monothéiste peut se pratiquer de deux manières opposées : de façon inclusive tout d’abord, à savoir que tous les hommes vénèrent le même dieu, ou exclusive, c’est-à-dire que la foi monothéiste permet discerner, de distinguer, voire de séparer les religions bibliques des autres croyances. On perçoit alors toute la difficulté à appréhender le monothéisme et surtout, à le penser. Pourtant, l’injonction du Deutéronome est sans ambiguïté : « Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. »Et pourtant, l’image d’un dieu solitaire semble beaucoup plus compliquée à concevoir. Cette complexité est peut-être le résultat de l’opposition entre le polythéisme et le monothéisme, longtemps présentés de façon manichéenne. Le combat et les enjeux entre le bien (monothéisme) et le mal (polythéisme) ont par conséquent grandement simplifiés les idées. Avec la découverte des autres grandes religions à la fin du XVIIème siècle, certains missionnaires jésuites osent écrire que tout n’est pas mauvais dans les religions païennes. Puis, au XVIIIème siècle, Voltaire et Diderot surtout ouvrent une brèche en soumettant l’idée que les dieux sont pensés par les hommes. Enfin, un dernier tournant a enfoncé le clou avec l’apparition de l’histoire des religions puis de l’ethnologie au XIXème siècle.
Les chercheurs en ont donc déduits que derrière ce polythéisme, se cachait un monothéisme fondamental qui était tu dans la mesure où ce dieu était si lointain qu’il n’était pas menaçant. Parallèlement, s’est développée l’idée que dans les religions polythéistes (égyptiennes, gréco-latines) aurait également existé un monothéisme de fait. Le roi, la cité, la famille optent pour un dieu ou une déesse « unique ». Contrairement à l’impression ressentie par Paul à Athènes, le païen lambda ne voit pas une multiplicité de dieux mais, en réalité, « son » dieu. Enfin, la troisième hypothèse pose la question de savoir ce que traduit le monothéisme. Chez les prophètes et les mystiques, on débouche sur l’idée d’un dieu pur, doté d’une moralité sans faille car le polythéisme est soupçonné d’amoralité, mais aussi une difficulté à penser Dieu comme seul. Le texte biblique reflète également ces tâtonnements. Mais, il semblerait que la date du retour d’exil de Babylone marque la progression de l’idée d’un dieu unique. L’exil à Babylone est l’occasion pour les Hébreux de se confronter à un autre système religieux, de s’en nourrir mais en affirmant l’existence d’un dieu « un ». Dès le retour d’exil, les prêtes prennent le relais des prophètes et annoncent au peuple qu’il n’existe qu’un seul dieu.
L’ÉGYPTE, CREUSET DU MONOTHÉISME ?
Les origines ainsi que les mobiles de la révolution monothéiste voulus par Aménophis IV 1353 – 1337 av J.C., ne sont que partiellement connus. Ce souverain quitte Thèbes à la sixième année de son règne pour aller fonder Akhénaton (Tell-el-Amarna) entièrement vouée à vénération du dieu Aton, le disque solaire. Le roi s’échine à effacer toutes traces des dieux précédents. Le culte que porte ce pharaon à Aton peut préfigurer le déisme de certains représentants des Lumières : Aton est le dieu unique. La nouvelle religion est fortement marquée par le culte royal. Akhénaton est le fils d’Aton, le seul qui connaisse dieu. On a voulu faire de la révolution de ce pharaon iconoclaste, d’ailleurs bien vite effacée par ses successeurs, comme la naissance du monothéisme. Et de faire de Moïse son disciple. Or, le monothéisme biblique n’émerge que huit siècles plus tard, se fonde sur la tora, (loi) et ne s’enracine pas dans l’idéologie royale. Exit donc toute tentative de faire de l’Egypte le berceau du monothéisme. Il reste cependant des traces ayant pu influencer les auteurs bibliques. L’association des figures de Moïse et d’Akhénaton remonterait à Manéthon, un prêtre égyptien hellénisé du IIIème siècle avant J.C. Dans son histoire de l’Egypte, Manéthon raconte l’histoire d’un prêtre nommé Osarsiph devenu le chef d’une communauté de lépreux astreints aux corvées à qui il aurait donné des lois contraires à toutes les coutumes égyptiennes alors en vigueur. Ce prêtre précise que le chef de ces impurs aurai changé de nom et prit celui de Moïse. Manéthon présente donc Moïse comme un Égyptien demeuré incompris de tous les siens.
NAISSANCE DE L’IDÉE DU DIEU UNIQUE
Ne cherchons pas de point de départ nodal dans cette affaire. Le monothéisme biblique ne débute pas avec Moïse, les contours historiques demeurent trop difficiles et impossibles à retracer. Des sources épigraphiques ainsi que la bible montrent que la religion d’Israël et de Juda, durant la première moitié du Ier millénaire avant J.C., ne se distinguait guère de celles de leurs voisins. A l’époque des deux royaumes de Juda (Xème au VIIème) Yahvé ne fut donc pas le seul dieu des Hébreux. Mais il était devenu le dieu d’Israël, occupant une place privilégiée sans exclure nullement la vénération d’autres divinités. A ce titre, Yahvé possédait une parèdre, une déesse sémitique, Ashérah dont on trouve trace à Ougarit, chez les Philistins et également en Mésopotamie. L’idée d’une vénération unique et non figurée comme mentionnées dans la première partie des « dix commandements » (tu n’auras pas d’autre dieux en face de moi ; tu ne te feras pas d’image), n’est donc pas originelle mais le fruit d’une longue évolution. L’idée que Yahvé est le seul dieu d’Israël et que ceux qui le vénèrent ne doivent pas s’égarer en honorant d’autres dieux plongerait ses racines dans le Deutéronome. Ayant probablement vu le jour aux alentours de 622 av J.C., ce document est le résultat d’une politique volontaire du roi Josias souhaitant ériger Jérusalem comme le seul et l’unique centre spirituel légitime. On peut peut-être comprendre que cette conception monolâtrique (car l’existence des autres dieux n’est pas niée) tente de s’opposer à la propagande des maîtres assyriens et aux traités imposés suites aux guerres dans lesquels il était stipulé que les vaincus devaient allégeance absolue vis-à-vis du grand roi d’Assyrie.
Mais l’émergence du monothéisme ne se met véritablement en place qu’après la destruction de Jérusalem en 587 avant J.C. et la mise en coupe réglée par Nabuchodonosor du royaume de Juda. Les intellectuels judéens, alors déportés à Babylone, vont marteler que la destruction de leur ville n’est pas la conséquence de la faiblesse de Yahvé mais bien le contraire. Le dieu des Hébreux s’est servi des Babyloniens pour punir son peuple d’avoir fauté en ne respectant pas les commandements divins. Cela signifie par conséquent que la puissance de Yahvé ne se limite pas à son peuple mais bien à tous les humains. Il est aussi le maître des ennemis de Juda. Les auteurs sacerdotaux de la Genèse se sont sans doute également inspirés des mythes babyloniens, avec l’épopée de Gilgamesh par exemple en suggérant que tous les autres dieux ne sont, en fin de compte, que des manifestations de Yahvé, dieu d’Israël et de l’univers. Pour autant, la réflexion monothéiste la plus poussée semble se situer dans la deuxième partie de livre d’Isaïe, mais rédigé à l’époque perse (540 – 400 av J.C.). Les peuples sont appelés, ainsi que leurs dieux, à reconnaître explicitement que Yahvé est le seul dieu. C’est aussi dans cette partie que l’on trouve des allusions et des moqueries contre les fabricants de statuettes, rappelant celles des philosophes grecs de la même époque.
ABRAHAM, ANCÊTRE DES TROIS MONOTHÉISMES ?
Parmi les personnages de la Bible hébraïque, Abraham occupe une place privilégiée. Avec Moïse, il est en quelque sorte le fondateur du judaïsme. Contrairement à Moïse, Abraham est devenu l’ancêtre commun des trois religions monothéistes : judaïsme, christianisme, islam. Plusieurs lectures de la figure de cet ancêtre sont possibles. A commencer dans le « cycle d’Abraham », qui plonge ses racines dans le livre de la Genèse. Les recherches actuelles confirment que l’époque de l’exil babylonien (597 – 539 av J.C.) est un moment décisif pour la mise par écrit des traditions sur Abraham. On en trouve trace dans le livre d’Ezéchiel mentionnant les revendications de la population non déportée. Par cet argument, les gens restés en Palestine justifient leur droit à la possession du pays contre les exilés qui, eux, se considèrent comme étant le « vrai Israël ». On voit donc que la patriarche est une personnage alors connu. Lorsqu’une partie des exilés revient dès 530 en Judée, on révise alors la figure d’Abraham aux besoins des rapatriés. Ainsi, par un remodelage progressif des écrits par les milieux sacerdotaux, les différentes figures d’Abraham expliquent que de nombreux courants religieux peuvent se reconnaître en lui : avec le récit de la vocation (12,1-9) par exemple, Abraham préfigure le destin des exilés. Le récit de la ligature (Gn 22) ou l’épreuve que fait subir Abraham à son fils en sont également des exemples explicites.
Cet ouvrage collectif vient donc déranger nos petites certitudes toutes préconçues. La naissance du monothéisme fut une longue progression semée d’embûches, aussi ardue à penser alors que d’autres divinités étaient toujours vénérées. Les auteurs réussissent néanmoins le tour de force d’une vulgarisation claire, limpide mais qui nécessite néanmoins de solides références en matière de théologie. Il faut donc prendre les pistes que nous livre cet ouvrage pour les approfondir. Car de cette lecture débouche sur d’autres questionnements : que peut-on dire de la relation exclusive des Hébreux avec leur dieu ? Et que penser de l’Election puisqu’il n’y aurait plus qu’un seul dieu ?On aperçoit ici toute l’importance du décloisonnement des disciplines pour tenter une amorce de réponse. Mais on discerne également toute la difficulté d’écrire une histoire « totale », à la Braudel. Bref, un livre vivifiant qui nous laisse toute latitude pour chercher…la vérité ? Vous êtes libres d’y croire, ou pas.
Bertrand Lamon