Dirigé par Tristan Lecoq, inspecteur général de l’Éducation nationale, professeur des universités associé (histoire contemporaine) à l’université Paris-Sorbonne, cet ouvrage de la collection « Enseigner » de l’atelier Canopé se structure autour de chapitres thématiques rédigés par un collectif d’enseignants et de chercheurs spécialistes de Charles de Gaulle. Il a été réalisé en partenariat avec la Fondation Charles de Gaulle qui propose un ensemble de séquences pédagogiques complémentaires sur son site internet. Ces dernières sont à faire connaître aux collègues surtout du lycée car elles associent des propositions didactiques avec une présentation, une contextualisation et une analyse de chaque document parmi ceux choisis à l’intérieur des thèmes de l’ouvrage. Les documents sont de nature variée, adaptés à des publics divers et propices à la différenciation et au travail de groupe : vidéos, photos, discours, lettres, témoignages, BD …

Pourquoi s’attacher à un nouveau livre sur le Général ? On a déjà tellement écrit sur le grand homme qui est le parangon de tant d’hommes politiques. Cet ouvrage est une excellente synthèse des récentes recherches sur le sujet en insistant sur la gestation et la construction de la pensée politique du futur homme d’État, surtout dans les années 30. Pour Tristan Lecoq, enseigner de Gaulle, c’est enseigner la place et le rôle de la France dans le monde au XXe siècle. « Comprendre ce professeur d’énergie nationale » selon l’auteur, peut autoriser une compréhension du monde, percevoir les enjeux actuels de gouvernance, contribuer à la formation d’une conscience citoyenne, et enfin réfléchir sur les institutions.

« Enseigner de Gaulle »s’articule en cinq parties : De Gaulle avant de Gaulle, De l’appel du 18 juin à la refondation républicaine (1940-1946), Le père des institutions de la Ve République, La République gaullienne (1958-1969), De Gaulle entre Histoire et Mémoire.

Né à la fin du XIXe siècle dans une famille catholique bourgeoise, cultivée et républicaine, l’enfant du Nord fait de solides études à l’ombre d’un père enseignant patriote dont il retiendra la rigueur, la culture et la tradition. Si le goût de l’écriture s’éveille très tôt, Charles entre à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr ce qui le conduit au 33 e régiment d’infanterie que commande le général Pétain de 34 ans son aîné. Le temps de la Grande Guerre l’introduit à l’épreuve du feu de Dinant à Verdun de 1914 à 1916, année où il est blessé, laissé pour mort mais fait prisonnier. De retour de camp, il part volontaire sur le front de l’Est, en Pologne, pour arrêter l’élan révolutionnaire soviétique. Puis il alterne les postes d’état-major, des missions d’instruction et de services dans la troupe jusqu’au début des années 30 où il fait de courts séjours en France, en Allemagne et au Liban. Ces années 1932 – 1937 sont décisives pour la maturation de sa pensée diffusée dans ses écrits conçus comme des retours d’expérience. Affecté au secrétariat général de la défense nationale, le lieutenant général de Gaulle est propulsé au cœur de l’administration chargée de préparer « l’organisation de la nation en temps de guerre » (loi de 1938). Il acquiert ainsi une culture administrative, économique, institutionnelle tout en étant partisan d’une armée de métier mécanisée et blindée. Il rencontre des personnalités politiques comme Paul Reynaud ou Léon Blum. En militaire non conformiste, de Gaulle  présente ses idées dans ses ouvrages (Le fil de l’épée, La discorde chez l’ennemi, Vers l’armée de métier, La France et son armée) mais aussi dans la presse en cherchant à être lu par des personnalités influentes. Il élabore une stratégie éditoriale. Il aspire à être un théoricien écouté par les militaires mais aussi chez les politiques. Il acquiert donc une certaine forme de notoriété due également à un réseau d’amis fidèles et dévoués, entrepreneurs, hommes de contact qui l’introduisent comme le colonel Mayer à l’origine de son entretien avec Léon Blum. Cependant le bilan de ces années est contrasté. Les chercheurs montrent que les idées novatrices effraient certains partis et même les rapports avec Paul Reynaud sont fluctuants. Pour autant, Charles de Gaulle y trouve matière à comprendre l’intérieur du fonctionnement de l’État et de la IIIe République. Il forge aussi sa vision de la France, de sa place en Europe et de ses intérêts.

L’entrée dans le second conflit mondial se fait à la tête de la 4e division cuirassée de réserve (DDCR) qui tente plusieurs contre-offensives pour arrêter les forces allemandes qui disloquent le front français. Nommé dans le gouvernement Reynaud pour seulement 10 jours, le général devenu un politique, rentre dans l’histoire par son appel du 18 juin. Il s’adresse aux combattants et prône la continuation de la lutte sans ligne de partage entre l’idéologie, le militaire et le politique. Un seul mot compte « résistance ». Pour les auteurs, c’est cette posture morale qui inspire l’homme de 1940 à 1944. Il s’agit d’une rupture d’un destin et d’un geste de fondation qui s’apprête à bouleverser le cours de la guerre mais aussi de sa vie. C’est de Gaulle résistant, en rupture avec sa carrière, dans une rébellion contre les corps constitués anticipant les conditions de l’armistice. Le 28 juin, la reconnaissance d’une autorité unique de la France libre par les Britanniques, est l’acte fondateur de la Résistance française, qui organise une armée dont les bases sont les Outre-mers et les territoires ralliés. Les exploits de milliers de Français libres sont des symboles comme celui de Leclerc à Koufra en 1941 ou Bir-Hakeim en 1942. Établir une liaison entre la France libre et les résistants de l’intérieur est la mission de Jean moulin ainsi que la création de l’armée secrète. Alors que les combats des FFL, sur terre, sur mer et dans les airs renforcent la légitimité du général, il rencontre des revers politiques, quand les Anglo-américains débarquent en Afrique en novembre 1942 sans avertir ni la France libre, ni la Résistance. Mais la reconnaissance de de Gaulle, lors de la création en 42 du Gouvernement provisoire de la République française puis du Conseil national de la Résistance, permet d’éclairer la question du pouvoir à la libération et le rétablissement de la légalité républicaine. Ainsi s’effectue la libération du territoire dans le jeu complexe des armées françaises intégrées et soumises au commandement allié.

Si de Gaulle, la République, et la France libre composent une trinité singulière, l’unité éclate rapidement sur la question des institutions et du budget de la défense nationale qui entraîne une démission du Général en janvier 1946. Suivent dix ans de traversée du désert où de Gaulle constate l’échec du RPF et sa difficulté à disputer le pouvoir aux partis de la IVe République. Cette période « d’abstinence politique », est particulièrement bien analysée dans cet ouvrage par deux chapitres sur le Gaullisme d’opposition de Bernard Lachaise p.81 à p.89 et sur les grands principes de la pensée gaullienne par Frédéric Turpin p.91 à p.99.

En 1958, le Général a 67 ans. Il observe une guerre qui dure depuis quatre ans, les difficultés d’un gouvernement instable et la prise du pouvoir à Alger par les militaires, lui donnant la possibilité d’entrer dans le jeu. Six mois pour changer la constitution mais quatre autres années sont nécessaires pour « régler la question algérienne ». Peu de place dans cet ouvrage est laissée à la guerre d’Algérie ce qui est bien dommage, même si les notes en bas de pages référencent les historiens spécialisés que sont Raphaëlle Branche et Benjamin Stora. »Les événements » sont évoqués dans leur solution politique  : l’autodétermination à défaut d’une égalité impossible à faire admettre aux yeux du Général, l’implication internationale dans le soutien du FLN, l’échec du pouvoir insurrectionnel d’Alger. L’armée se soumet en 1940 malgré l’appel, et en soumet de nouveau en 1961. La décolonisation tragique de l’Algérie aboutit aux accords d’Evian sur fond d’attentats, de déprédations en France et en Algérie. La tragédie des Harkis et des Français d’Algérie est vue par de Gaulle avec « un réalisme froid et un détachement impassible ».

Les institutions qui doivent presque tout au Général, instaurent un régime où convergent la majorité présidentielle, la majorité gouvernementale et la majorité parlementaire. L’élection du président de la République au suffrage universel en 1962 permet de réunir la double légitimité du peuple et de l’histoire. En 1960, de Gaulle a toutes les cartes qu’il désire pour remettre la France en mouvement entouré de fidèles comme André Malraux ou Pierre Mesmer, d’un cercle de barons comme Michel Debré et d’un socle de grands commis avec Paul Delouvrier. Il engage un ensemble de politiques publiques souvent novatrices dans la culture ou l’éducation. Il veut s’appuyer sur la dissuasion nucléaire pour donner au pays les moyens de son indépendance nationale et son rang parmi les grandes nations. Le rapprochement avec l’Allemagne et la mise en place de l’Europe sont les moyens de peser vis-à-vis des États-Unis et de l’URSS tout en s’écartant du voisin anglais. La politique extérieure du pays prend une tonalité anti-américaine : la reconnaissance de la Chine, le défi lancé en Indochine, les discours de Phnom Penh en 1966 et de Montréal en 1967, le positionnement au Proche et Moyen-Orient en retrait par rapport à Israël. Les nombreux voyages d’un président aux discours polyglottes contribuent à asseoir la popularité de ce chef d’État qui fait jouer à son pays une partition singulière dans un système bipolaire. La raison d’être de l’État est l’organisation de la défense du pays. L’unité assurée par le gouvernement sous l’autorité du président de la République est un tout, la Défense, celle des armées, de l’intérieur, de la défense civile et de l’économie. Cette organisation découle d’une longue réflexion dans les années 30-40, celle issue de l' »étrange défaite », la conscience d’un grave défaut d’architecture gouvernementale et militaire et de l’échec de la défense des frontières dont la ligne Maginot est l’expression la plus excessive. La grande nouveauté est la force de frappe et de dissuasion avec ses composantes, mirages IV, missiles du plateau d’Albion, sous-marins nucléaires lanceurs d’engins. L’indépendance nationale passe par la dissuasion et le nucléaire est la dernière des armes, aux mains du premier des Français. Dans ce contexte, de Gaulle décide en mars 1966 le retrait de la France de l’OTAN tout en étant un sûr soutien de l’Alliance atlantique lors des crises de Cuba ou de Berlin. Est ainsi mis en place un État fort et respecté, des institutions solides et stables, un outil militaire efficace et dissuasif qui garantissent pour 30 ans l’indépendance nationale, le rang de puissance et une place particulière au plan politique et militaire. Pourtant, face à celui qui l’accuse d’avoir fait un coup d’État permanent, le général de 75 ans est mis en ballotage : l’après de Gaulle s’annonce.

La société française a profondément changé. Le pays évolue vers une société urbaine, industrielle et ouverte avec un taux de croissance de 5 à 6 % par an, un niveau de vie et une consommation qui s’élèvent en multipliant l’électroménager et l’automobile mais aussi les villes dortoirs, les ZAC et les ZUP, avec ces maladies nouvelles (la sarcellite !) de leurs habitants qui sont laissés pour compte. Cette France moderne couve la crise sociale d’une population jeune issue du baby boom qui s’entasse dans les écoles et les universités où les dernières réformes datent d’Ernest Lavisse. Des comportements nouveaux sur des codes anciens génèrent un malaise et un mal-être qui aboutissent aux événements de 68. Entre un premier ministre qui comprend que l’ordre ne suffit plus et un chef de l’État qui n’évoque que l’autorité de l’État, une génération cimentée par la répression, l’opinion publique et les syndicats se solidarisent dans un mouvement inverse de mai 58 : « Dix ans, ça suffit » La magie du verbe n’opère plus. Chez le général Massu, de Gaulle s’assure de l’armée. Le Général  revient, parle à la radio, dissout l’assemblée et veut reprendre des réformes profondes : la participation, la réduction du sénat. Mais ce besoin de légitimité nouvelle qu’est le vote par référendum montre la volonté du Général de laisser s’exprimer la souveraineté du peuple. Le 27 avril 1969, le peuple s’est exprimé par le référendum et de Gaulle entre dans le passé.

La dernière partie de ce volume Enseigner de Gaulle, entre histoire et mémoire, montre la volonté de cet homme d’action de toujours expliquer ses actes politiques par ses mémoires et par de nombreux écrits que l’on peut comparer comme l’a fait Pierre Nora avec d’autres mémoires notamment les mémoires communistes. Ils ont nourri un consensus d’admiration qui a facilité son retour au pouvoir. Arrivée au sommet de l’État, la geste gaulliste est exaltée dès novembre 58, avec l’érection du mémorial de la France combattante au Mont- Valérien ou la panthéonisation de Jean Moulin en 1964 ou la sortie de films comme l’Armée des ombres de Melville en 1969 ou de Paris brûle-t-il ? de René Clément en 1967. Après 1970, l’héritage est focalisé sur l’homme du 18 juin qui tend à occulter le fondateur de la Ve République et le dirigeant politique.

Ce ouvrage se termine sur une question essentielle : pourquoi la place du général de Gaulle est-elle si prégnante dans la sphère politique et dans la mémoire collective aujourd’hui ? De Gaulle est devenu l’archétype du héros positif à droite comme à gauche. Il a son monument pharaonique à Colombey, une commune sur dix possède une artère à son nom. Pourtant de son vivant, ses contempteurs étaient nombreux. L’extrême droite l’a traité de traitre sous Vichy et la guerre d’Algérie, la gauche le dépeint sous les traits de Napoléon assimilé à un dictateur. Comment a-t-il pu devenir ensuite cette figure héroïque imposée dans l’imaginaire collectif ? Il faut insister sur la contribution gaullienne à sa légende. Les archives regorgent d’échanges épistolaires du général (40 000 lettres reçues d’avril-mai 1969 au moment de sa démission par exemple). Ainsi la construction de la légende s’échelonne sur une période de 50 ans évoluant par paliers : la Résistance, les années 50 du fait de la traversée du désert (rédaction de ses mémoires) et les années 60 puis sa mort avec « le moment Colombey ». De Gaulle a toujours pris soin de se mettre en scène. C’est un artiste de la politique qui utilise les éléments à sa disposition pour construire son personnage. Un dernier élément essentiel dans la légende politique est la très grande plasticité du gaullisme et sa capacité à incarner des figures contrastées. Chacun voit en de Gaulle ce qu’il veut bien prendre. L’originalité de ce courant politique est d’avoir générer une pluralité de gaullismes en termes de séquences chronologiques, d’espaces géographiques, de milieux sociologiques et de sensibilités politiques. Le gaullisme est autant revendiqué de nos jours car il est issu du pragmatisme et sa simplicité doctrinale. Selon les auteurs, ceci permet à la Droite d’y voir en priorité des valeurs d’ordre et d’autorité et de mettre en avant l’État fort restauré et le nationalisme. L’homme de Gauche y trouve des valeurs de justice sociale et de liberté tout en approuvant la décolonisation et l’intéressement capital-travail. Aujourd’hui, les idées gaullistes parlent à tous, bien mieux sans doute qu’autrefois car elles sont détachées d’un parti, d’une époque et d’un homme vieillissant. La France se tourne vers son passé pour chercher des figures tutélaires. Serait–elle plus gaullienne (attachée au général) que gaulliste (attachée à ses idées) ? Sans doute les deux, les héritages convergeant vers la volonté toujours affirmer « d’une certaine idée de la France ».