Voici indéniablement un angle original, d’autant que les paradoxes ne manquent pas sur cette question : cet affrontement meurtrier est synonyme de triomphe du bruit, et pourtant on n’en a gardé aucune archive ! Seule trace émouvante : la photographie d’un sonogramme qui a enregistré le bruit, juste avant la fin de la guerre, et juste après. Ce document incroyable est aujourd’hui conservé à l’Imperial War Muséum de Londres. Il ne faudrait pas oublier le poids et le rôle de la musique durant la guerre. Le livre est composé de onze articles et il faut souligner la qualité des reproductions. Il comprend des annexes, avec la liste des œuvres exposées, ainsi que des images de certaines, et un article consacré à Claude Ribouillat qui collectionne les instruments de soldats. Une bibliographie complète l’ensemble. . Pour voir quelques objets on peut se rendre sur le site de l’exposition : http://www.historial.org/Expositions/Expositions-en-cours/Entendre-la-Guerre/Galerie-photos
Sons et musiques de la guerre au cinéma
Laurent Véray s’intéresse d’abord au rapport entre le cinéma et la première guerre mondiale. Il rappelle combien le cinéma, même dit muet, s’est toujours mal accommodé du silence. Il y avait toujours de la musique pour accompagner et cela avait pour but d’entrainer le public. Il montre aussi que certaines projections d’actualités étaient accompagnées de l’intervention d’un conférencier. Après l’armistice, plusieurs films parlant de la guerre connaissent le succès comme «La grande parade ». Dans ce film, réalisé en 1925, il existait tout un dispositif avec bruitages qui imitaient le son des canons ou le ronflement des avions : l’effet devait être saisissant pour l’époque ! On découvrira d’ailleurs page 21 une machine à bruiter. On aboutit aussi à un paradoxe, à savoir que les scènes de bataille et de bombardements des films des années 30 ont parfois été considérées ensuite comme des archives, car elles permettaient d’une certaine façon de combler un vide dans la documentation.
Musique militaires
Il est difficile de différencier la musique militaire du reste de la production. L’auteur s’interroge pour savoir d’ailleurs si elle n’est pas, pour parodier une formule célèbre, la continuation de la musique civile par d’autres moyens. La Madelon s’est ainsi « militarisée » : elle est donc passé d’un genre à l’autre Didier Francfort montre que juste après le déclenchement du conflit, les spectacles furent suspendus, puis réapparurent, se transformant en moments forts de manifestation du patriotisme. On découvre aussi qu’il y eut une « globalisation » musicale précoce : « la guerre accentue une circulation de musiques militaires qui avait largement existé auparavant : les échanges musicaux interalliés conduisent …à une certaine osmose des répertoires militaires des empires centraux. » Il faut se rappeler cette phrase de Debussy: « depuis sept mois la musique est soumise au régime de la réquisition militaire. Tantôt sévèrement consignée dans les dépôts, tantôt envoyée, en service commandé, au secours d’œuvres charitables, elle a en général moins à souffrir de son immobilité que de sa mobilisation. »
Instruments des soldats et musique venue d’ailleurs
Depuis plusieurs années, les historiens ont remis à l’honneur les créations des soldats faites à partir de matériel de guerre. On verra dans cet article d’autres facettes du même phénomène avec d’étonnantes créations d’instruments de musique. Il faut voir cette très belle mandoline page 55 réalisée à partir d’un bidon. L’auteur souligne notamment les conditions techniques dans lesquelles ces objets étaient réalisés. Philippe Gumplowicz et Jean Neveu consacrent eux un article à l’arrivée du jazz en Europe. Ils évoquent notamment la destinée de James Reese Europe, chef d’orchestre du 15ème régiment d’infanterie. Avec les concerts donnés, c’est tout un nouvel univers sonore qui débarque en France.
Des chansons et des concerts au front et à l’arrière
Le corpus des chansons est immense et Martin Pénet en a répertorié 1500, écrites de 14 à 19 en rapport direct avec la guerre. On trouve à la fois une veine patriotique et des évocations de la vie quotidienne au temps de la guerre. On découvre à l’époque des adaptations parfois insolites comme celles de chants du répertoire socialiste au service du nationalisme. Contrairement à certaines idées reçues, la chanson de Craonne et son ton contestataire fut une exception, mais elle est demeurée célèbre, d’où cet effet de loupe. La musique à l’armée servait à avertir ou à divertir les hommes. La guerre est aussi l’occasion de créations. Faire de la musique alors que le combat fait rage interrogea à l’époque. Puis, avec le temps, et une certaine banalisation de ce contexte de guerre, les spectacles reprennent à la fin de l’année 14 contre une taxe de bienfaisance qui se montait à au moins 5 %. A partir de la fin de l’année, on assiste à la reprise progressive de l’activité de plusieurs institutions et des initiatives pour s’adapter aux contraintes de guerre avec des horaires modifiés pour finir plus tôt. La guerre pesa en tout cas car certaines œuvres disparurent des répertoires même si l’ éclipse de Beethoven fut brève.
Les compositeurs et la guerre
Esteban Buch et Cécile Quesney consacrent leur contribution aux compositeurs et la guerre. Ils s’intéressent par exemple aux œuvres de Caplet, mais élargissent leur propos aux autres auteurs. Chez beaucoup, on peut constater une sorte de repli nationaliste. L’article évoque le fait que plus de 200 œuvres composées entre 1914 et 1918 déploient « la problématique esthétique de la culture de guerre ». Si l’on élargit le propos, on peut considérer que 50 % des partitions éditées en 1919 peuvent être rattachées, à la lecture de leur titre, au souvenir de la guerre. Ils proposent également une grille d’analyse en soulignant que quatre thèmes appartenant au fonds commun religieux de l’Occident ont dominé dans les compositions les plus savantes. La guerre dura longtemps et resta dans les têtes comme le prouve le War requiem de Benjamin Britten en 1962.
Silence
Après la musique, le bruit, deux articles sont consacrés au silence. Gaëtan Bruel évoque les traumatismes auditifs liés au conflit. On assiste alors à l’ « universalisation des traumatismes ». L’auteur propose des extraits de romans connus pour aborder cette conséquence de la guerre. A l’époque, il faut quand même savoir que prouver la surdité ou son affabulation était un enjeu plus important que la traiter !
Voici un catalogue d’exposition qui rend compte d’un domaine encore peu ou pas exploré. Cette fièvre commémoratrice produit donc des angles toujours nouveaux sur le conflit. On découvre aussi avec beaucoup d’émotion cette photographie de François Gervais jouant de son violoncelle, comme une parenthèse d’humanité au milieu de ce cataclysme guerrier.
© Jean-Pierre Costille Clionautes