Un essai historique ? Alors, un roman historique ? Ni l’un, ni l’autre ; ou plutôt, l’un et l’autre. Vittorio Giacopini indique très clairement qu’il a écrit «un roman qui n’est pas un roman», puisqu’il s’appuie sur une documentation réelle, mais qu’il a pris des distances avec ce qui s’est passé. Pourquoi ? Parce que «la légende est plus vraie que l’histoire, plus intéressante»., et le sous-titre le montre très clairement. Ce faisant, l’auteur reprend l’expression qu’utilise Errico Malatesta quand il traita de la Commune de Paris.

Ce faisant, Vittorio Giacopini nous donne à percevoir le Malatesta qu’il a fini par cerner. Et pour cela, il remonte dans le temps. Son point de départ, où on ne cesse de revenir tout au long de l’ouvrage, est la journée du 10 novembre 1931. Il reste encore près de huit mois à vivre au vieil anarchiste, et il pressent que la fin est proche. Il est à Rome, rue Andrea-Doria, dans le quartier TrionfaleLe quartier Trionfale a servi de cadre au film d’Ettore Scola, Brutti, sporchi e cattivi (imparfaitement traduit en un Affreux, sales et méchants), 1976.. Nous sommes peut-être à l’apogée de l’ère mussolinienne (s’il y en eût une), et Malatesta en a définitivement terminé avec sa vie d’errance : l’«Ulysse de l’anarchie», comme le qualifie V. Giacopini, vit désormais reclus entre quatre murs, surveillé par la police en permanence, et presque complètement coupé du reste du monde. Pris au piège, il n’est plus qu’un «enterré vivant». Ce qu’aucun gouvernement n’est arrivé à faire, à savoir mettre la main sur Errico Malatesta, et surtout le mettre hors de nuire, Mussolini y est parvenu.

_ Le huis-clos est l’occasion d’une introspection, et Vittorio Giacopini, peut alors remonter aux temps de l’indépendance italienne, quand Malatesta était encore attaché aux idées républicaines. De désillusion en traque, il en vient à adopter les principes anarchistes, qui lui paraissent répondre le mieux aux besoins de solidarité entre les hommes, à la liberté et à l’égalité. On voit comment cette idéologie se définit progressivement dans son esprit, notamment au gré de l’expérience accumulée. Chassé par la police royale, il est en exil permanent. Il sillonne le monde, entre une Amérique et une Europe occidentale en proie aux mêmes pouvoirs, trouvant parfois quelques attaches, comme à Londres. Son internationalisme irréductible se bâtit sur ces contraintes. Son odyssée lui permet non seulement de renforcer ses convictions, de les affiner, notamment en mettant en garde contre les dérives associées aux violences, dont il perçoit qu’elles agissent en défaveur de l’adhésion populaire. C’est la condition de l’avènement de la révolution.

Ses tribulations lui offrent l’occasion de colporter ses idéaux, malgré la surveillance policière et, également, les dissensions qui minent le mouvement socialiste. Sous la pression des marxistes et des réformistes, les anarchistes sont mis au banc de l’Internationale et durement combattus : la force du mouvement unitaire espéré en est largement amoindrie. Même si la guerre mondiale et le renversement du pouvoir tsariste ouvrent des perspectives nouvelles, Malatestata perçoit rapidement la brutalité du régime bolchevique qui s’impose à la faveur d’une «révolution dictatoriale» : «la dérive autoritaire ne représentait pas qu’un souci, c’était la vérité dévoilée, la substance, […] la fin de toute espérance» (p. 166-167). Dans une lettre de juillet 1919, il annonce très lucidement : «Lénine, Trotsky et leurs camarades sont certainement des des révolutionnaires sincères, mais ils préparent les cadres gouvernementaux qui serviront à ceux qui viendront après pour profiter de la révolution et la tuer. Ce seront les premières victimes de leur méthode et avec eux tombera la révolution» (p. 168-169). Le stalinisme n’existe pas encore qu’il le devine déjà.
Cela ne le désarme pas pour autant. Le royaume italien est en proie à des difficultés très importantes, que les moyens du gouvernement ne parviennent pas à résoudre. Malatesta, qui a alors près de soixante-dix ans, sent que la situation est mûre pour que la révolution puisse surgir. Vittorio Giacopini nous donne alors les plus belles pages du volume, comme s’il avait voulu faire de ce contexte le point d’aboutissement vers lequel toute la vie de Malatesta n’avait jamais cessé de tendre. Le contraste est très net entre l’énergie qu’il déploie alors, et l’impotence du vieillard confiné et isolé qu’il est devenu dix ans plus tard

Le lecteur non averti aura bien des difficultés à démêler le vrai de la légende. Mais cela n’a aucune espèce d’importance, car ce n’est pas l’objectif de l’auteur que de donner un livre d’histoire rigoureux. Les arrangements de Vittorio Giacopini avec la réalité sont finalement assez minces. On sent que, tout en s’appuyant sur des connaissances et une documentation solides, il n’a pas eu beaucoup d’efforts à faire pour laisser aller son imagination, tant la vie de Malatesta n’était après tout qu’une légende à soi seule. Et, finalement, le même lecteur prendra beaucoup de plaisir à lire l’ouvrage, d’autant que le choix du traducteur a été très pertinent : Serge Quadruppani exerce ses talents depuis longtemps, notamment en permettant d’accéder aux livres d’Andrea Camilleri.


Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes