Eric Jennings, Escape From Vichy, The Refugee Exodus to the French Caribbean, Harvard University Press, 2018, 308 p., 35 $ (broché), 25 $ (édition électronique)

La filière martiniquaise des parias de Vichy : un sauvetage-expulsion

Lévi-Strauss avait évoqué dans les premières pages de Tristes Tropiques (Plon, 1955) la folie paranoïaque et raciste des autorités de Vichy qui l’avaient « accueilli » en Martinique alors qu’il fuyait les mesures antisémites de Vichy. André Breton avait quant à lui signé Martinique charmeuse de serpents (Le Sagittaire, 1948), après son séjour dans la colonie. Il existe en fait de nombreuses autres sources sur ce que fut la filière martiniquaise de sauvetage-expulsion pour environ 5000 damnés de la terre vichyssoise de juin 1940 à juin 1941, en particulier, des juifs de toutes nationalités, des opposants au nazisme, au franquisme et au fascisme ou des artistes réputés dégénérés.

Eric Jennings (Université de Toronto), dont la thèse soutenue en 1998 scrutait à la loupe un Vichy-sans-les-Allemands à Madagascar, en Indochine et en GuadeloupeEric T. Jennings, Vichy in the Tropics : the National Revolution in Madagascar, Guadeloupe and Indochina (1940-1944), Phd., Berkeley, 1998 publié en version simplifiée : Vichy in the Tropics. Pétain’s National Revolution in Madagascar, Guadeloupe and Indochina, 1940-1944, Stanford University Press, 2001, trad. : Vichy sous les tropiques, Grasset, 2004; voir aussi Eric T. Jennings et Sébastien Verney. « Vichy aux Colonies. L’exportation des statuts des Juifs dans l’Empire », Archives juives, vol. 41, n°1, 2008, p. 108-119. , avait déjà montré le zèle avec lequel les hauts-fonctionnaires de l’« État français » s’étaient appliqués à étendre à l’empire ultramarin les mesures antisémites de Vichy. Après plusieurs articles sur la filière martiniquaise[Eric T. Jennings, « Last Exit from Vichy France: The Martinique Escape Route and the Ambiguities of Emigration », The Journal of Modern History, 74(2), 289-324. doi:10.1086/343409.->http://www.jstor.org/stable/10.1086/343409?seq=1#page_scan_tab_contents.], il publie un ouvrage plus dense et dont les analyses se situent au confluent des nombreuses questions.
La Martinique de 1940-1941 étant colonie française, on n’y exige pas de visa de transit ou de séjour pour des réfugiés arrivant de Marseille. C’est la raison pour laquelle elle est choisie à l’automne 1940 par le ministre de l’Intérieur Peyrouton pour absorber les flux d’indésirables et autres « étrangers en surnombre (sic)», à la condition pour les personnes en transit de posséder un visa pour un État américain, notamment les EU, l’Argentine, Cuba, le Mexique ou la République dominicaine. Le choix s’explique par l’expérience de Peyrouton et les difficultés des réfugiés confrontés aux filières ibériques. Si l’on a tendance à regarder aujourd’hui ces gens comme des réfugiés, ils sont avant tout pour Vichy des expulsés, ce qui les sauve paradoxalement d’un génocide à venir, dont ils ne peuvent pas avoir connaissance même s’ils redoutent déjà la brutalité des nazis. L’étude accorde une grande importance aux organisations internationales qui travaillent sans relâche à obtenir passeports, visas, affectations professionnelles dans le pays d’accueil, témoignages de moralité et lettres de recommandation pour les candidats au départ. En s’interrogeant au passage sur le rôle du député guadeloupéen Maurice Satineau dans l’élaboration d’une filière guadeloupéenne fondée sur une immigration juive destinée à encadrer de petites industries locales, l’auteur apporte des informations sur un personnage qu’on sait par ailleurs en lien avec le Commissariat aux questions juives et dont un collège guadeloupéen porte le nom depuis 1979.

Être un proscrit dans la Martinique de l’amiral Robert

Alors que certains fonctionnaires de préfecture montrent un zèle particulier à livrer aux nazis les personnes recherchées, d’autres cherchent à éviter ces situations en contribuant à les orienter vers la Martinique et, dans certains cas, vers la Guadeloupe. Sur place, les autorités coloniales et certains intérêts économiques se montrent hostiles au projet de Peyrouton. Atteindre la Martinique ne signifie pas pour les réfugiés qu’ils vont goûter à la liberté et sont tirés d’affaire. Après un voyage en cargo, dans des cales réaménagées en dortoirs, avec des conditions sanitaires difficiles et une absence de protection adaptée qui fait craindre à tout instant qu’un enfant tombe à la mer, les réfugiés sont accueillis en Martinique par des militaires soupçonneux qui les traitent en responsables de la défaite française et les insultent copieusement. C’est notamment le cas pour le jeune Claude Lévi-Strauss à qui on dénie le droit de se dire français puisque juif. Les régimes d’internement sont d’ailleurs différenciés selon qu’on est considéré comme français ou pas et gare au réfugié juif qui s’attribuera le statut de Français. Les réfugiés étant répartis entre deux camps (Balata et le Lazaret) où ont pu les précéder la colonie des Italiens de Martinique internée en juin 1940. Certains peuvent s’installer à l’hôtel, payant en principe leur séjour. Les réfugiés ne sont pas libres de leurs mouvements.

L’auteur prend d’autant plus soin de s’arrêter sur le contexte martiniquais de Vichy qu’il a déjà étudié ce que la mémoire martiniquaise nomme la Martinique An Tan WobéAu temps de l’Amiral Robert, 1939-1940, commissaire au théâtre de l’Atlantique Ouest comprenant Saint-Pierre-et-Miquelon, les deux Antilles et la Guyane. correspondant en Guadeloupe à la mémoire d’An Tan SorinTemps du gouverneur Constant Sorin (1940-1943).. On évite ainsi le syndrome de Casablanca-Michael Curtis de l’indigène-décor en montrant des Martiniquais, acteurs à part entière, disposant de leur agency dans leurs rapports avec les réfugiés-expulsés.

Quelques réfugiés sont tentés, comme les Martiniquais, et comme les soldats tchécoslovaques stationnés dans la colonie, de passer dans les îles anglaises de Sainte-Lucie, au Sud, ou de la Dominique, au Nord, pour passer dans les forces françaises libres ou rejoindre un pays d’Amérique.
L’auteur fournit par ailleurs un développement conséquent sur le passage de la Martinique à la France libre, à la fois liée aux conséquences du blocus, à l’opinion martiniquaise et à la mutinerie, au camp de Balata, du commandant Tourtet (vichyste convaincu dans une précédente affectation) et d’une armée de terre comptant des soldats antillais et africains contre la marine, principalement blanche et instrument du pouvoir pétainiste.

Interactions martiniquaises

La mise en évidence des interactions entre Martiniquais et réfugiés montrent des attitudes diverses. Des victimes potentielles du nazisme sont insultées par des Martiniquais réticents devant ces locuteurs allemands. L’expérience du racisme nazi ne protège pas Germaine Krull des réflexes stéréotypés de l’ère coloniale. Le fait d’être confiée à la garde de militaires martiniquais semble à ses yeux compter parmi les humiliations infligées par les autorités. Cette remarque d’Eric Jennings n’est pas sans faire songer aux plaintes des 83 Italiens de la Guadeloupe, internés au Fort-Napoléon des Saintes en juin 1940 et qui se plaignirent après l’armistice de leurs conditions d’internementCe dont se justifia le gouverneur Sorin auprès de Vichy en protestant de la salubrité du site, ajoutant que les soldats créoles avaient tort aux yeux des Italiens d’être des Français de couleur.. Jennings articule également la question des réfugiés-expulsés à celle de la dissidence, qui n’est pas aux Antilles, une attitude des hauts-fonctionnaires mais le nom donné à l’opposition au régime ainsi qu’au départ vers les îles anglaises de Sainte-Lucie (pour les Martiniquais), Antigua (pour les Guadeloupéens) et la Dominique, pour les deux Antilles françaises. Franz Fanon participa à ce mouvement qui explique la présence antillaise dans les FFL engagées à Royan et Monte Cassino. Jennings admet brièvement en début de volume faire une histoire connectée. Il reconstitue effectivement des liens qui échappent d’ordinaire aux monographies régionales et grandes histoires nationales excluant systématiquement la dimension impériale. Les connexions sont également mises au jour pour l’ensemble de ce qui est montré des interactions réciproques, entre surréalisme et négritude ou sur l’œuvre picturale du peintre Wifredo Lam après la rencontre de Breton-Césaire et de leurs entourages à Fort-de-France. La rencontre entre surréalisme et négritude n’échappe pas à un long questionnement, attendu et nécessaire, sur ce qui a pu permettre pendant quelques temps à Césaire de publier la revue Tropiques sans être censuré.

La Martinique entre Berlin, Vichy, Londres et Washington

Depuis le début de la guerre, la question des territoires français des Amériques soumis à l’amiral Robert (Antilles, Guyane, Saint-Pierre-et-Miquelon) pose problème aux Britanniques, seuls dans la guerre en 1941, mais aussi aux États-Unis, qui veulent d’abord éviter tout acte de belligérance dans l’hémisphère occidental, comme ils en ont convenu avec les autres États des Amériques dans le cadre de la politique rooseveltienne de bon voisinage. Cette situation est analysée en détail et offre un évident éclairage en amont à la compréhension de l’affaire des fusées de Cuba (1962) ou celle de Grenade (1983). Ce qui fait problème en 1940-1941 est la question des 107 avions du Béarn, mouillant dans la rade de Fort-de-France, à une heure des écluses du canal de Panama. L’autre problème est la psychose américaine au sujet d’éventuels agents nazis glissés parmi les passagers et celle des sous-marins allemands susceptibles de croiser dans les eaux caraïbes, ce qui est avéré quand un officier allemand blessé lors de l’attaque d’Aruba (île pétrolière néerlandaise) est débarqué à Fort-de-France, histoire sans cesse ressassée par la mémoire martiniquaise et qui apparaît dans la littérature et un téléfilm récent Jean-Claude Barny, Rose et le soldat, téléfilm dramatique français, France 2, 2016.. Bien avant cet épisode, c’est bien la crainte d’espions nazis qui amène les alliés à faire arraisonner le Winnipeg par le Van Kinsbergen, corvette de la Marine royale néerlandaise, en mai 1941, mettant ainsi fin à la filière martiniquaise, au désespoir des nombreux candidats au départ bloqués à Marseille et dans les camps français.