Si géographes et urbanistes se sont posés la question des rapports de voisinage, c’est une question neuve pour les historiens d’autant que, si les crises sont connues, le bon voisinage laisse peu de traces dans les archives. Le cadre du voisinage exploré dans cet ouvrage est celui où se mêle espace privé du logement et espace public de la rue, de la place traversé de divers acteurs qui donnent «couleurs» aux relations de voisinage. S’y jouent des relations professionnelles, familiales entre sociabilité et altérité à observer au ras du sol mais aussi à travers le regard des institutions sur les réalités d’une proximité subie mais aussi l’entraide, lieu de prédilection des femmes, il est aussi lieu de tensions voire de rixes. Voilà est le cadre des différentes études réunies dans cet ouvrage collectif dirigé par Judith Rainhorn et Didier Terrier tel qu’il est défini en introduction. Dans l’Europe, du XVIII ème siècle à nos jours on découvre comment se sont tissées les relations de voisinage au travers des études menées par une large équipe d’universitaires français, belges ou allemands, historiens ou anthropologues, ce parcours varié peut rendre des services à tout enseignants désireux de réfléchir et faire réfléchir ses élèves sur le « vivre ensemble ».

Les articles réunis en 4 grandes parties de la découverte à la rencontre, de la convivialité à l’opposition les devers facettes des relations au sein d’un immeuble où d’un quartier abordent aussi bien les résultats de recherches souvent pointues que la méthodologie et les référents scientifiques utilisés.

Être contraint s’accommoder

Le bruit et l’odeur

Judith Rainhorn situe son enquête à Lille à la charnière XIXe – XXe, dans une ville en mutation, une période d’industrialisation qui contraint à un entassement de la population. A partir des dossiers concernant les établissements dangereux tant usines que petits ateliers d’artisans installés dans les arrières cours, elle montre la réalité du bruit et des odeurs liés à ces activités mais aussi la perception des voisins qui semblent plus sensibles à la gêne occasionnée par les fumées et les odeurs que par le bruit. A partir de 2 exemples, on voit que les dépôts de fromages surveillés en cette époque d’hygiénisme naissant sont plutôt bien supportés et de fait traditionnels tandis que la torréfaction du café, activité nouvelle, génère de nombreuses plaintes.

Le monstre de l’autre côté

Frédéric Chauvaud s’intéresse au crime urbain décrit dans les archives judiciaires. Un point à ces affaires: l’auteur est connu du voisinage, il est un familier des lieux et des habitudes des habitants ce qui rompt avec l’extraordinaire du crime commis, banalité et extraordinaire se côtoient et crée en quelque sorte le caractère monstrueux de l’accusé. ON découvre aussi le rôle d’un personnage emblématique: le concierge et le contrôle social sur les individus né du voisinage.

Les lieux de voisinage dans la législation française sont décryptés par Amélie Flamand.

C’est au XVII ème siècle qu’apparaît une toute première législation sur les espaces entre privé et public dans les règlements de voirie. Mais c’est avec le développement du logement social et de la copropriété que la question de la répartition des charges collectives de chaque immeuble génère une pensée réglementaire.
Plus récemment, dans le dernier tiers du XX ème siècle, avec la crise des banlieues, est née la politique de la ville: rénover le bâti et susciter une vie sociale pour sécuriser l’espace public.

Se rencontrer, pratiquer le vivre ensemble

Au bonheur de voisiner

Marc vacher scrute dans les immeubles lyonnais du XVIII ème siècle à la lecture des archives de la sénéchaussée de Lyon. Il inscrit son travail dans la lignée d’Arlette Farge sur Paris et montre la juxtaposition de micro-communautés familiales, religieuses, professionnelle ou géographiques dans cet espace urbain dense où l’escalier est le lieu par excellence où s’exerce une surveillance réciproque mais aussi l’entraide au quotidien.

Mon voisin est mon parrain

Frédéric Vidal nous entraîne à Lisbonne pour une découverte des formes de stratification des milieux populaires dans deux quartiers de la ville appréhendées à travers la stratégie de choix du parrain et des témoins à l’état civil. Les liens du « compérage » mettent en lumière les traditionnels rapports sociaux entre employeurs et employés, au sein des communautés de métiers mais aussi laisse apparaître dans la classe moyenne des choix hors du voisinage et une évolution dans le temps.

« Vivre ensemble mais chacun chez soi »

Les années 70 et 80, une classe moyenne et l’utopie sociale d’une citoyenneté alternative; voilà la question qu’aborde Stéphanie Vermeersch dans l’étude d’un quartier d’Angers. Un projet d’habitats collectifs avec des espaces communs, des loisirs partagés comme creuset d’un bon voisinage qui peut être perçu comme un « entre soi », les habitants appartiennent à un même groupe socio-économique, un même niveau de formation universitaire et un même idéal affiché d’ouverture mais affirmant malgré tout un souci de protection de la liberté individuelle incarnée par le chacun chez soi,

Les fêtes de quartiers comme reflet des relations sociales et culturelles

Monika Salzbrunn montre comment dans le quartier Sainte Marthe à Belleville la menace de destruction d’un espace a renforcé l’identité collective et développé des moments festifs, en particulier le carnaval, qui exprime la diversité des origines tout en revendiquant une appartenance au quartier. L’article fait une large part au cadre épistémologique de référence de cette étude.

Se replier, ériger des frontières

Les « Polaks » et « les Sang et Or »

Lecture sportive de la relation aux étrangers dans une ville minière, Lens, par Marion Fontaine qui étudie le Racing Club de Lens depuis le début du XX ème siècle. Si le club de football réuni au départ les vieilles familles de la ville, l’élite artisanale, les « Sang et Or », les nouveaux habitants socialement et géographiquement, les mineurs flamands ou polonais ont leurs propres loisirs et clubs, d’abord gymnastique puis football aussi. C’est une véritable frontière qui se dessine jusqu’à la seconde guerre mondiale. Depuis on assiste à un rapprochement entre ouvriers français et immigrés grâce au sport et au syndicalisme; l’auteur parle d’  « ouvriérisation » du football.
Pour les passionnés de ce sport on peut signaler d’ouvrage de Paul Dietschy: Histoire du football, qui vient de paraître aux éditions Perrin.

Les Flamands à Paris

Henk Byls questionne, ce groupe de 10 à 50 000 Flamands installés à Paris entre 1860 et 1890 forment-ils une communauté comme d’autres groupes? Travaillant à partir des recensements et de la correspondance d ‘une fondation crée en 1862: « l’œuvre des Flamands » qui allie religion et bienfaisance, l’auteur montre que les Flamands n’ont pas constitué de communauté,

Enjeu de conflits entre catholiques et protestants à Belfast

Si les troubles socio-religieux d’Irlande du Nord sont bien connus, Florine Ballif nous renseigne sur les éléments spatiaux des antagonismes: quartiers où la ségrégation communautaire est forte et quartiers où les deux communautés sont imbriquées. Après 1969, la construction les murs de sécurité ont gelé cette situation, l’auteur montre que cette séparation s’exprime tant dans le choix de l’école, du sport que du journal et analyse en détail l’exemple d’un micro-territoire: Ardoyne.

Se Confronter, s’affronter

Heurts et chicanes dans le Cambrésis sous le Second Empire

Chantal Petillon et Didier Terrier scrutent le desserrement du lien social dans les zones en rupture avec le milieu rural, dans les localités où le tissage à domicile fait naître une nouvelle catégorie, les ouvriers-paysans; un entre deux caractéristique de la proto-industrie quand les violences verbales et physiques conduisent les protagonistes devant le juge de paix.
Au-delà de l’augmentation du nombre des litiges, c’est une montée des violences qui ressort de la lecture des archives malgré la proximité voire la promiscuité sur fond de prolétarisation des tisseurs et témoigne de la détérioration des relations communautaires au village.

Voisinage, violence et féminité

Christophe Regina nous plonge dans les papiers de la sénéchaussée de Marseille au siècle des Lumières. Si au sein du quartier on se sent solidaire d’autant qu’on se regroupe par métier ou village d’origine, les conflits vont en justice quand la régulation par le groupe a échoué. Les violences sont soumises au jugement du voisinage avant celui du juge, la réputation est au croisement de l’honneur et des bonnes mœurs, dimension de l’équilibre social du quartier en particulier quand la sexualité de telle ou telle est en jeu et tout spécialement pour les veuves étroitement surveillées par le voisinage. L’auteur évoque aussi la question du suicide, condamné tant par la justice que par l’Église avant de conclure sur le phénomène de la rumeur.

Les juifs du bassin de Lens face à leurs voisins

Nicolas Mariot et Claire Zalc étudient les relations des juifs avec leurs voisins à la lumière des dossiers d’aryanisation entre 1940 et 1945. La communauté juive du bassin lensois est de création récente, née de l’arrivée d’immigrants d’Europe centrale et orientale souvent spécialisés dans la vente ambulante de vêtements aux mineurs d’origine polonaise. L’étude de l’aryanisation de ces entreprises souvent petites montre que les administrateurs choisis sont le plus souvent des voisins géographiques ou professionnels; ce qui est encore plus net quand il y eu vente des biens spoliés par les autorités. Dénonciations sans doute, indifférence souvent mais aussi entraide plus difficile à percevoir puisque, en cas de réussite, il n’y a pas de traces dans les dossiers d’aryanisation.

Le programme d’enquêtes sociales de l’UNESCO

Il revient à Chloé Maurel le soin de présenter, en quelque sorte en conclusion, le programme pour apaiser les « états de tension » dans les sociétés urbaines initié par l’UNESCO dès sa création. Sous l’influence de l’école culturaliste américaine, décrite dans cet article qui met l’accent sur l’importance de la personnalité de base constitutive de la première éducation. Depuis la première étude en Inde c’est comme un tour du monde des tensions urbaines dans les années 50. A noter l’étude normande de Nouville sous la direction de Claude Levi-Strauss qui est ici brièvement décrite, c ‘est l’un des exemples de l’impact de l’industrialisation. Le second volet de l’enquête a porté sur des villes multi-ethniques comme à Bahia.
L’auteur note que si ces enquêtes ont eu peu de diffusion et surtout de concrétisation « thérapeutiques », elles restent importantes pour aujourd’hui dans un monde de plus en plus urbain.

Christine Peyronnard ©