Issu d’un partage de l’Empire romain entre Orient et Occident en 395 sous Théodose Ier, l’Empire byzantin ne s’imposa sous ce nom qu’à partir du XIXe siècle. L’histoire de l’Empire romain d’Orient couvre 11 siècles, de 330, date de la fondation de Constantinople par Constantin Ier à 1453, date de la prise de cette ville par le sultan turc ottoman Mehmet II. Le dernier empereur authentiquement romain fut Justinien (527-565), parlant mieux le latin que le grec. « Romain par ses origines, chrétien dans ses structures, hellénophone par ses productions textuelles, cet empire repose sur plusieurs fondements qui ont donné le jour à une civilisation nouvelle, ni romaine, ni grecque » (p.14) qui a été nommée byzantine par des érudits ayant recueilli des textes et écrit des livres la concernant.
Le premier historien à enseigner l’histoire byzantine a été Charles Diehl (1859-1944), titulaire d’une chaire portant ce titre à la Sorbonne à partir de 1899. L’autrice passe en revue du XVIe au XIXe siècle un certain nombre d’érudits, analysant leur contribution aux études byzantines à travers leur bibliothèque rassemblant des textes originaux en latin, grec ou français d’auteurs byzantins et des livres d’histoire sur l’Empire romain d’Orient. « Une bibliothèque ne constitue pas un simple espace de conservation d’ouvrages mais un véritable espace de réflexion dans lequel l’érudit lit, annote, écrit, pense et s’isole aussi des obligations familiales. Elle relie l’humaniste à son domaine d’étude » (p. 49).
Des humanistes français ou allemands collectionneurs de manuscrits en grec et/ou latin
Claude Dupuy (1545-1594), contemporain de Montaigne, est un magistrat humaniste. Il a constitué en 30 ans une bibliothèque à Paris, comprenant un fonds juridique professionnel, des ouvrages de théologie des Pères de l’Église ainsi que des livres d’histoire profane byzantine. Les frontières académiques à la Renaissance n’existent pas encore : tout ce qui est grec, quelle que soit l’époque de sa création, est accueilli et imprimé dans la bibliothèque de Dupuy. L’enseignement du grec est devenu plus systématique avec l’arrivée de Manuel Chrysolaras, grand lettré proche de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue en Italie principalement. Les éditions bilingues latin-grec sont particulièrement recherchées. La prise de Constantinople par les Ottomans en 1453 a provoqué l’arrivée d’un nombre de plus en plus grand de lettrés grecs en Italie et dans les autres royaumes européens. En 1530, on assiste à la création à Paris de ce qui deviendra un peu plus tard le Collège de France, où étaient étudiés le grec, le latin et l’hébreu. C’est le début de l’essor de l’enseignement du grec et de nouvelles publications dans cette langue. La curiosité pour la civilisation byzantine naît de l’intérêt pour l’Antiquité classique. Le Corpus Historiae Byzantinae de Hieronimus Wolf est le seul ouvrage rassemblant plusieurs écrits byzantins parcourant mille ans de l’histoire de l’Empire romain d’Orient du IVe au XVe siècle, alors que l’usage de l’expression « byzantin » est exceptionnel pour le grand public au XVIIe siècle.
Le banquier Anton Fugger (1493-1560) a financé beaucoup de publications de textes grecs et des travaux des historiens byzantins dans l’Europe entière. La Réforme a joué un rôle fondamental dans la naissance des études byzantines. « Pensant trouver dans l’orthodoxie un allié contre la papauté, elle a sans nul doute affaibli le préjugé catholique anti-orthodoxe et incité certains penseurs à considérer l’Empire byzantin d’un œil nouveau, plus ouvert et tolérant » (p. 92). Les érudits des années 1550-1560, Hieronymus Wolf, Wilhelm Holzmann mais aussi Konrad Clauser et David Höschel furent les premiers d’une longue et brillante famille d’érudits germanistes jusqu’à Karl Krumbacher (1856-1909) qui contribuèrent à concevoir une autonomie de l’histoire byzantine.
Le parlementaire aixois Peiresc et son réseau de correspondants circumméditerranéen
Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, parlementaire lettré à Aix-en-Provence (1580-1637), est moins passionné par sa charge que par son activité savante comme Claude Dupuy. Comme lui il visita les hauts lieux de culture dans la péninsule italienne. Son voyage d’étude se transforma en véritable sacre savant, un transfert de l’érudition de l’Italie vers la France, « une translatio studii chère aux lettrés gallicans », à la recherche de manuscrits et d’imprimés pour assouvir sa soif de découverte, la curiosité constituant le moteur de son existence. « Rechercher des écrits grecs, hébreux, samaritains et arabes se transforme à partir du XVIe siècle en une véritable chasse au trésor » (p.113). François Ier joue un rôle important en France pour développer les études grecques, en créant le « Collège des lecteurs du roi », en recherchant des manuscrits et en constituant une bibliothèque royale grecque à Fontainebleau. Des liens commerciaux puissants unissaient les Vénitiens et les Byzantins et en 1453, la ville de Venise devint le lieu d’accueil de la diaspora grecque recueillant de très nombreuses sources grecques, menacées par les Turcs.
Peiresc a constitué une importante bibliothèque de quelques 5000 volumes, une des plus riches collections privées de son époque. Dans ses maisons d’Aix et de Belgentier en Provence, il organisait des rencontres savantes, étape obligée entre le nord et le sud de l’Europe, entre les Pays Bas et l’Italie. « La bibliothèque byzantine de l’érudit provençal s’avère admirable : luxueux in-folio de théologie, ouvrages de droit, manuscrits inédits d’auteurs byzantins » (p.141). Il possède la plus importante collection d’ouvrages en grec moderne et en grec classique du nord des Alpes, des ouvrages qu’il annote et qu’il souligne avec délectation.
On peut noter que dans les bibliothèques érudites s’effectuent des rapprochements entre auteurs byzantins, encore timides chez Claude Dupuy, plus visibles chez Nicolas-Claude Fabri de Peiresc. Le conseiller aixois collecte informations les plus diverses, rassemble des matériaux, note dans les « Papiers Peiresc » mais ne construit pas un système de pensée. Pour lui, comme pour ses contemporains, les auteurs byzantins appartiennent à l’époque antique. Le concept de Moyen Âge n’existe pas encore. Il faut attendre les écrits de Christoph Keller (Celarius), professeur d’histoire à l’université de Halle à la fin du XVIIe siècle, pour que la division en trois périodes, antique, médiévale, moderne soit popularisée.
Le magistrat aixois, Peiresc, a réussi à constituer un incroyable réseau de correspondants autour de la Méditerranée et au Levant sur des dynamiques et des interdépendances entre des personnes au statut social différent et éloignées géographiquement. Ce « système Peiresc » est à son apogée à partir de 1623. Lukas Holste, philologue allemand à la bibliothèque vaticane, comme Peiresc, ne nomme pas encore Byzance mais perçoit son originalité, singularisant son histoire et sa civilisation par rapport à d’autres.
La publication des sources à Paris grâce au soutien royal au XVIIe siècle
Au milieu du XVIIe siècle, l’ouvrage juridique des Basiliques rassemblant des extraits de manuscrits sert à interpréter ou suppléer les écrits de Justinien. Il est publié à Paris par l’Imprimerie royale du Louvre en 1647. Le programme de la Byzantine du Louvre sous Louis XIV est encore plus ambitieux, visant à publier les écrits des historiens byzantins du IVe au XVe siècle dans une édition bilingue sur deux colonnes (texte grec et traduction latine en vis-à-vis), dans de luxueux in-folio, en s’appuyant sur la science des plus grands philologues. Les derniers volumes sont parus dans les premières années du XVIIIe siècle.
Grâce à la publication de ces nombreuses sources profanes et narratives sur l’Empire romain d’Orient, le patronage royal du XVIIe siècle a permis une connaissance plus complexe de cette entité politique et d’écrire son histoire. Louis Cousin a été le premier à écrire une histoire de Byzance, en publiant en 1672 l’Histoire de Constantinople en 8 volumes, retraçant l’histoire de l’Empire romain d’Orient depuis le règne de Justinien jusqu’à la fin de l’empire. C’est une juxtaposition de passages traduits en français de sources narratives déjà publiées en grec et en latin dans le corpus de la Byzantine du Louvre, pas une histoire au sens moderne du terme. C’est dans la Provence au milieu du XVIIe siècle, avec Peiresc, Du Vair, Fabrot et Suarez, qu’a été mise en œuvre l’idée audacieuse d’un corpus de textes narratifs d’auteurs byzantins, idée qui cheminait depuis le XVIe siècle avec le Corpus Historiae byzantinae de Hieronymus Wolf en 1557. Ce projet a pu être mis en œuvre grâce au soutien et aux subsides royaux, permettant l’édition d’écrits de très grande qualité philologique, dans une collection luxueuse, devenus un modèle d’érudition.
Le déclinisme des philosophes des Lumières au XVIIIe siècle
Au XVIIIe siècle, pour les philosophes des Lumières, Byzance est le symbole de la monarchie absolue et de la théocratie. La culture de l’Empire romain d’Orient est caricaturée. Montesquieu qui l’utilise comme contre-modèle, l’excluant de l’érudition européenne, lui fait pourtant une place dans sa bibliothèque. En comparaison de Peiresc et Holste, il possède peu de volumes byzantins d’histoire, qui sont le plus souvent des traductions en français. Il ne possède pas les publications de la Byzantine du Louvre mais l’histoire byzantine de Cousin. Si sa bibliothèque de La Brède s’avère beaucoup moins riche en ouvrages byzantins que celle des parlementaires lettrés des générations précédentes, Dupuy, Peiresc et Holste, elle est cependant révélatrice de l’utilisation d’auteurs byzantins par le lettré bordelais. Chez Condorcet, comme chez Edward Gibbon ou chez Le Beau, prédomine la même vision dépréciatrice du déclin de l’Empire romain d’Orient. Comme Montesquieu il ne connaît pas le grec, mais il trace un lien entre les Grecs antiques et les Grecs médiévaux en accordant une place, certes ténue mais réelle, aux Byzantins dans son Tableau historique des progrès de l’esprit humain.
Conclusion
Les hommes du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle, qui ont cherché des manuscrits à Constantinople et à Chypre, les ont traduits, édités, en multipliant les publications bilingues de qualité, ont joué un rôle essentiel dans la fabrication de ce nouvel objet de recherche grâce à une approche philologique rigoureuse. Ils n’ont pas étudié Byzance comme une civilisation exotique mais pour connaître leurs propres origines religieuses, dans un contexte de rivalités confessionnelles. Les 27 tomes de la Byzantine du Louvre ont diffusé de précieuses sources sur l’Empire romain d’Orient. Bien avant, le parlementaire aixois Peiresc (1580-1637) avait joué un rôle essentiel, encore aujourd’hui oublié des recherches sur le développement des études byzantines. C’est de son temps et de celui de ses contemporains lettrés que date le début des études byzantines.
Ce livre comprend un glossaire, un index et 43 figures en couleurs d’excellente qualité représentant les portraits des érudits byzantinistes, des mosaïques, ou des pages de manuscrits, de catalogues ou de livres imprimés originaux. Il est essentiel pour comprendre comment se sont constituées les études byzantines et la conscience de l’originalité du Moyen-Âge grec entre Antiquité et Modernité. Sa lecture est aisée et agréable malgré la très grande érudition qui multiplie les références savantes dans le texte et dans les notes infra-paginales.