Les « années 1968 » ont été on le sait des années de contestation, d’insubordination et de rencontres improbables. Elles ont été marquées par de nombreuses luttes sociales. Certaines sont restées dans les mémoires comme celle du Larzac, d’autres sont évocatrices de combats importants dans les cercles militants (la grève des Lip), quelques unes ont été largement oubliées (la mobilisation des vignerons du Languedoc), d’autres encore semblent être restées une référence… dans leur région. C’est à cette dernière catégorie que la grève du Joint français à Saint-Brieuc, qui eut en 1972 un écho national, paraît devoir être rattachée par un lecteur non breton. La pugnacité des grévistes d’alors, en majorité des femmes, OS, mal payées, qui menèrent une grève longue entre mars et mai, est soulignée ainsi que le soutien dont elles et ils bénéficièrent en Bretagne et au-delà.

Ce livre est issu d’un colloque qui s’est tenu en mai 2022, 50 ans après les événements. Il donne lieu à un ouvrage collectif dirigé par Patrick Harismendy, qui enseigne à l’université de Rennes 2, et Gilles Ricard, auteur parmi d’autres ouvrages d’une histoire des droites en France parue en 2017. Les auteurs peuvent s’appuyer sur une bibliographie importante car des ouvrages ont été écrits peu de temps après la grève et car Vincent Porhel est revenu, en 2009, sur ce conflit social dans Ouvriers bretons. Conflits d’usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968. L’intérêt du colloque est de revisiter ce conflit et d’être attentif à des questions peu étudiées auparavant. On regrettera cependant l’absence d’une brève chronologie des événements et d’un rappel de la dynamique de cette grève, que le lecteur peut compenser en allant d’un article à l’autre, bien sûr, mais qui lui aurait été bien utile à l’entame de l’ouvrage.

Le fil conducteur de l’étude est de réfléchir à la dimension régionale, prise dans les années 1970, par un conflit social majeur porté par des catégories sociales qui longtemps n’étaient pas centrales dans le salariat : femmes, jeunes, OS… vivant dans une petite ville d’une région périphérique.

Les contributeurs ont porté une grande attention aux acteurs donnant la parole à des ouvrières qui travaillaient en 1972 dans cette usine dans une partie intitulée « Témoignages ». Ils ont aussi été attentifs à la vie de l’entreprise elle-même (« Une entreprise en ses milieux ») en revenant sur les choix du gouvernement, Chaban-Delmas cède son poste de premier ministre à Pierre Messmer en juillet, et sur ceux du patronat, le CNPF essaie de reprendre la main et de diminuer la conflictualité sociale post-68 (Gilles Richard). Parmi les acteurs étudiés, Ambroise Roux à la tête de la CGE (Compagnie générale d’électricité), à laquelle était liée cette usine, bénéficie d’une attention significative tout comme la direction locale du Joint français qui avait très peu d’autonomie et se montra cassante. Dans cette partie,  dans laquelle la ville de Saint-Brieuc est étudiée, Yvon Tranvouez nous livre une analyse des plus éclairantes sur le contexte religieux de la grève dans une Bretagne encore très imprégnée de catholicisme. La troisième partie (« Une grève comme concurrence des engagements ») est centrée sur certaines des forces politiques et syndicales présentes à Saint-Brieuc et dans la région. Christian Bougeard rappelle la puissance de la droite en Bretagne au début des années 1970 et David Bensoussan analyse son attitude face au conflit. La rivalité entre CFDT et CGT est évoquée mais aurait pu être davantage développée. Surtout les groupes d’extrême-gauche fort actifs et très présents durant ce conflit donnent lieu à des études des plus intéressantes. Hélas les courants régionalistes et le Parti socialiste manquent à l’appel. La quatrième partie (« En échos d’une contestation ») présente d’autres conflits à la lumière du fil conducteur de l’étude les liens existants (ou n’existant pas) entre un conflit social et la question régionale ou nationale : à Grenoble, Caen, Besançon (avec les Lip en 1973) mais aussi au Pays-basque, en Ecosse.

En épilogue, la cinquième partie souligne le tournant de la fin des années 1970, le recul des luttes sociales et « l’offensive patronale » qui donna lieu à un nouveau conflit oublié qui se solda par un échec.

Un livre utile qui rappelle que les contestations des années 1968 ne furent pas que parisiennes et estudiantines. Un livre sur une histoire sociale, inscrite dans la Bretagne des années 1970 et qui porte sur un conflit, en partie oublié, que certains crurent alors emblématique.