Depuis la chute du mur de Berlin, des murs ont surgi un peu partout. Ils prolifèrent, même. Paradoxe au moment même où on nous serine que l’époque est à la globalisation débridée et l’effacement des frontières. « Un déploiement sans précédent de moyens, d’énergie et de technologies » constate Wendy Brown dans son essai consacré à la question. Auteure d’un essai remarqué en 2007 (Les habits neufs de la population mondiale) paru chez le même éditeur, cette politologue de l’université de Californie (Berkeley) est également rattachée aux programmes doctoraux « théorie critique » et « femmes, genre et sexualité » qui lui donnent un large champ d’investigation.
En 208 pages denses et lumineuses, elle défend sa thèse : « C’est l’affaiblissement de la souveraineté étatique et plus précisément la disjonction entre Etat-nation et souveraineté qui a poussé les Etats à bâtir frénétiquement des murs » (p. 17).

Des murs partout, des murs à toutes les échelles ou la « démocratie emmurée ».

W. Brown appuie son analyse sur les deux monstres, les deux plus célèbres barrières de séparation : les murs de Cisjordanie et de la frontière américano-mexicaine. Elle étudie précisément les disparités de visée et d’effet de ces deux barrières (p. 30 à 58)
Mais elle rappelle qu’il y en a d’autres :
– Ceux dont on entend vaguement parler : le triple mur dont les membres de l’UE entourent les enclaves espagnoles du Maroc ; les murs dressés par l’Inde à la frontière du Pakistan et du Bangladesh
– Il y a surtout tous les autres jamais (ou si rarement) mentionnés : barrière électrifiée maintenue par l’Afrique du Sud d’après Apartheid avec le Zimbabwe ; le mur de béton de 3 mètres de haut achevé par l’Arabie Saoudite le long de sa frontière avec le Yémen ; la barricade qui sépare l’Ouzbékistan du Kirghizistan ; l’emmurement de Brunei contre Lumbang (île de Bornéo), entre autres.
– Ceux qui sont en projet comme autant de promesses : mur d’acier prévu par le Brésil sur sa frontière avec le Paraguay, celui des Emirats Arabes Unis avec Oman ou entre l’Arabie Saoudite avec l’Irak (dont elle propose d’ailleurs un schéma éclairant (p. 8)
A cette liste non close ou exhaustive, elle ajoute ce qu’elle appelle « les murs dans les murs » : les gated communities aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud et les murs élevés autour des colonies israéliennes de Cisjordanie sont bien connus. Mais ces frontières infra-urbaines existent aussi en Europe. A Padoue (Italie), pour prévenir ce que le maire socialiste appelle des « situations à la française », les autorités ont récemment construit le mur de la via Anelli qui sépare quartiers de la classe moyenne du « ghetto africain » des nouveaux migrants.
A ces murs récents s’adjoint la liste de tous ceux qui demeurent après les conflits du siècle dernier : lignes de paix britanniques en Irlande du nord, barrière du 38ème parallèle entre les deux Corée ou « ligne verte » de 1974 à Chypre.
Dans un livre de 2007, L’obsession des frontières, le géographe et diplomate M. Foucher analysait déjà cette « obsession des frontières ».

Des murs, oui mais pourquoi ?

Cet essai n’examine pas la construction des murs dans les contextes nationaux mais dans la perspective historique plus large du déclin de la souveraineté.
Les murs veulent protéger, défendre et contenir mais les cibles varient : il s’agit, selon les cas, de faire barrage aux pauvres, à la main d’œuvre et aux demandeurs d’asile ; d’empêcher les trafics d’armes, de drogues ou d’enfants ; d’endiguer la menace du terrorisme ; de limiter les mélanges ethniques et religieux ou de protéger la paix et certains modèles politiques.
Toutefois, W. Brown s’intéresse surtout aux dimensions communes à leur propagation en soulevant trois paradoxes :
– Tous les Etats-nations qui parlent d’un monde sans frontière se passionnent pour l’édification des murs.
– Malgré le triomphe de la démocratie depuis 1989, nous voyons se multiplier les actes de défiance envers l’Autre.
– A une époque disposant de capacités de destruction sans précédent, on répond à ces puissances nouvelles par la matérialité de simples murs.
Elle résume ainsi ces trois paradoxes : « ouverture et blocage ; universalisation accompagnée d’exclusion er de stratification ; pouvoir virtuel en réseau et barricades physiques » (p. 15).
Le plus frappant de ces paradoxes est que même si nombre de ces murs correspondent aux frontières d’Etats-nations, ils ne sont pas conçus comme des moyens de défense contre d’autres puissances souveraines. Ils découlent plutôt de forces transnationales issues de la mondialisation et ciblent des acteurs non étatiques et souvent désorganisés.
Et c’est là qu’intervient le prisme de la souveraineté à travers lequel W. Brown se propose d’examiner ces paradoxes et l’extraordinaire prolifération actuelle de ces murs bâtis par les Etats.
Du déclin de la souveraineté
Le concept moderne de souveraineté construit à partir des théories classiques de Hobbes, Bodin ou Schmitt est mis à mal par l’intensification des flux transnationaux, par la rationalité libérale qui ne reconnaît comme souveraine que la décision prise par l’entreprise, par l’essor d’institutions internationales comme le FMI ou l’OMS et par l’affirmation depuis 25 ans du Droit (Law), des droits (rights) et de l’autorité qui cherchent à se substituer à la souveraineté des Etats.
Par conséquent, « les caractéristiques essentielles de la souveraineté sont en train de quitter l’Etat-nation pour migrer à la fois vers une domination uniforme du capital et vers une violence politique qui se réclame de Dieu […]. Tous les deux reprennent la promesse de la souveraineté : e pluribus unum » (p. 20-21).
A cet égard, ces nouveaux édifices de séparation sont les signes de – et des réactions contre – un ordre post-westphalien (i.e. qui n’est plus fondé sur l’équilibre des puissances) dans lequel Etat et souveraineté se morcellent. Cette « vogue des murs » est le signe paradoxal du déclin de la souveraineté. « Les murs ne sont pas construits pour protéger mais pour projeter une image de protection » à l’heure de la globalisation.
Un des idées centrales de W. Brown est que même si la majorité des Etats sont sécularisés, la dimension religieuse de l’autorité demeure d’autant plus que la souveraineté politique décline. Il y a là, selon elle, le sentiment fort et illusoire que la politique et notamment la souveraineté dominent toute chose comme le religieux. Face aux menaces représentées par le capital et la violence légitimée par la religion quelle qu’elle soit, les Etats souverains apparaissent comme le seul recours protecteur. Les murs deviennent les signes tangibles d’une quête de limitation et de protection.
Au-delà de leur tache fonctionnelle de séparation, de protection, de renforcement ou de soutien, les murs expriment une multitude de désirs, besoins et/ou angoisses. Les murs actuels apparaissent profondément archaïques alors que nous en franchissons de nombreux, virtuels (pare-feu, anti-spam …).
Les murs veulent également répondre à des situations de non-droit qui gagnent progressivement les Etats-nations contestant leur souveraineté et contribuant à leur affaiblissement. Mais par la même, ils symbolisent l’effondrement de la règle du droit en instaurant un « extra-juridisme par rapport aux prérogatives étatiques » (p. 134). Ils généralisent des zones de non-droit et de violence dont la violence du droit de propriété, celui des droits des Indiens aux Etats-Unis sont le parangon. En témoigne également la distinction gommée entre politique intérieure et politique extérieure, armée et police, forces publiques et milices privées (cf. construction d’une portion de mur dans une petite ville d’Arizona par un groupe d’autodéfense).
Apparaissent de nouvelles formes de décisionnisme politique et d’extra-légalité suscitée par le déclin de la souveraineté étatique qui, en cherchant à renforcer et compléter la capacité déficiente de l’Etat, produit l’effet inverse. Les Etats-nations savent que jamais un mur n’a empêché les dangers et les mouvements. Ce n’est un secret pour personne que le mur américano-mexicain ne diminue pas mais détourne seulement vers le nord les flux de migrants et le trafic de drogue. Sur le plan matériel, son principal effet est de rendre plus violent, plus dangereux, plus sophistiqué, les techniques de fraudes. Il permet surtout, sur le plan symbolique, de convaincre nombre d’Américains qu’on « fait » quelque chose. Le contrôle des frontières par le biais du mur est donc un spectacle rituel. « Les fortifications des frontières défont la souveraineté étatique » (p. 138).

Théâtraliser la souveraineté

Le mur met en scène une capacité souveraine ébranlée par la globalisation. Le désir de murs recèle une aspiration aux pouvoirs promis par la souveraineté : protection, contention et intégration. Il est spectacle et a un pouvoir symbolique incontestable.
W. Brown s’interroge alors pour savoir dans quelle mesure la construction des murs satisfait le fantasme de souveraineté restituée, non seulement à l’Etat mais également au sujet.
« Quels fantasmes animent les murs ? » (p. 178)
– Le fantasme de l’étranger dangereux, cause des maux de la nation.
– Le fantasme de contention : les murs aident à supporter psychiquement la vie dans un monde globalisé. Grâce à eux, la souveraineté étatique et l’imaginaire national en déclin se confortent mutuellement.
– Fantasme de l’imperméabilité : le mur permet de distinguer l’intérieur de l’extérieur.
– Fantasme de pureté, d’innocence et de bonté : les murs voudraient préserver la civilisation contre son contraire.
En réalité, « en figurant l’extérieur comme l’envahisseur mais aussi en cachant à la vue les conditions différentes souvent misérables qu’ils excluent, les murs modernes tardifs (…] remplacent la perception des rapports sociaux entrelacés par une fiction d’autarcie » (p. 191).

Détour par la psychanalyse

C’est ce que propose pour finir W. Brown en convoquant les théories de défense construites par Sigmund et Anna Freud. Dans un chapitre audacieux, l’auteure démontre que les murs sont « à la fois une défense contre les angoisses liées au besoin, à la vulnérabilité et à la pénétrabilité mais aussi le désir que le souverain apporte protection et contention contre cet état de vulnérabilité » (p. 203).
« Les temples antiques abritaient les dieux dans un paysage ouvert de tous côtés. Les murs d’aujourd’hui bâtis par les Etats-nations sont les temples qui abritent le dieu de la souveraineté politique. A ce titre, ils nous offrent une protection magique contre les pouvoirs immenses et destructeurs que l’homme est incapable de comprendre et de contrôler, mais une protection qui empêche les nations de reconnaître leurs crimes et leurs agressions » (p. 206). Les murs ne sont pas seulement inefficaces, ils encouragent l’avènement d’une société toujours plus surveillée et fermée.
Et W. Brown de conclure cet essai plus que stimulant : « un jour les murs qu’on érige aujourd’hui pour nous protéger d’éléments dangereux ou étranges deviendront inévitablement, eux aussi, des prisons ».