A ouvrage exceptionnel par son ampleur, recension exceptionnelle : les Clionautes vous proposent maintenant un premier compte-rendu établi à la suite de la table ronde qui a eu lieu à Blois et pour les mois à venir ceux choisis par les membres de l’association. A cet effet nous vous proposons dans cette page la liste de tous les articles. A vousvoir le CR de l’article [La Première Guerre mondiale, suicide de l’Europe, Jay Winter->https://clio-cr.clionautes.org/la-premiere-guerre-mondiale-suicide-de-l-europe-jay-winter.html] !
https://clio-cr.clionautes.org/proposition-de-compte-rendus-des-articles-de-europa-notre-histoire.html
Le livre que nous vous proposons en recension n’est pas un livre ordinaire mais une de ses sommes dont les Rendez-Vous de l’Histoire de Blois ont régulièrement la primeur. Dans le cadre de l’édition 2017 intitulée « Eureka – Inventer, découvrir, innover » nous est présenté « Europa, notre histoire”, aux éditions Arènes. Jugez plutôt : 1400 pages, 150 articles, 109 auteurs de l’Europe mais aussi du monde entier pour 25 siècles d’histoire, menés en 3 ans de travaux et d’innombrables contacts entre les auteurs…

Table ronde : « L’invention de l’Europe » jeudi 5 octobre 2017

Victor Macé de Lépinay de la Fabrique de l’Histoire, qui vient de produire un documentaire pour l’émission d’Emmanuel Laurentin la semaine précédente des Rendez-vous :
https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-lhistoire/histoire-de-leurope-24-europa-en-chantier-partage-des-memoires-fabrique-dune-histoire

présente les “maîtres d’ouvrage” de l’oeuvre : Etienne François, ancien directeur du centre Marc Bloch de Berlin, et Thomas Serrier, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne et des pratiques mémorielles, ainsi que deux des auteurs qui ont coordonné deux des trois parties de l’ouvrage, Valérie Rosoux, philosophe, spécialiste belge de la place de la mémoire dans les relations internationales et de la réconciliation européenne, et Jakob Vogel, historien allemand spécialiste de l’histoire de l’Europe et de l’histoire coloniale.

VMdL : Pourquoi un tel titre ?

Etienne François : Le titre à lui-même une histoire, car c’est le titre d’éditeur qui s’était imposé au nôtre (Nous avions opté pour « Les mémoires de l’Europe »), ce afin de toucher un large public et d’éviter la confusion avec celle de Bruxelles.
Le nom latin “Europa” est compris de tous et le “Notre” est important : collectivité d’auteurs qui en commun une même approche d’une idée fondamentale qui serait que ce passé fait partie de notre présent.

VMdL : Passer du pluriel au singulier ne pose-t-il pas pb ?

Thomas Serrier : Le premier à avoir évoqué les lieux de mémoire européens est Jacques Le Goff. Ce que Pierre Nora avait caractérisé pour la France pouvait-il être extensible à l’Europe ? Il y a deux lectures de la thèse de Pierre Nora : La première, les lieux comme histoire des symboles et la seconde, les usages, comme méthode historiographique, soit les essentiels des lieux de la nation.Cette deuxième lecture n’est pas possible pour l’Europe ne serait-ce qu’en liaison avec ses limites géographiques, ou des points de cristallisation comme les questions identitaires et l’usage que l’on peut en faire.

Jakob Vogel : Le “nous” n’est pas identitaire mais a une dimension globale. Le passé européen n’appartient pas qu’aux Européens : dans deux articles, Akiyoshi Nishiyama parle du Japon (« Meiji, le Japon sous influence ») ; Mamadou Diouf, du Sénégal (« Dakar, le puzzle de mémoires ») des points de rencontre avec l’Europe – conquêtes européennes, histoire de l’esclavage, construction de la ville à Dakar, comme une superposition de différentes mémoires. Il s’agit de montrer ces différents points de vue dans une histoire qui est débattue.

Valérie Rosoux : Quand Hannah Arendt dit : “Nous humanisons les récits pour être plus humains”. Les récits ne sont pas triomphants mais questionnent des chantiers en cours (“Works in progress” dit Carol Gluck, historienne qui vu des Etats-Unis rappelle en conclusion de la première partie combien les mémoires du passé sont différentes entre l’Ouest et l’Est européens). Elle qui a dirigé la partie I, « Présences du passé », souhaite qu’il n’y ait pas eu d’arrogance dans l’ouvrage, mais plutôt une polyphonie (« Brûlures », « Récits », « Berceaux », « Corps à corps »), à l’instar de JS Bach, le maître du contrepoint faisant dialoguer des voix qui accompagnent, plutôt que hiérarchiquement définies.

Etienne François : l’Europe se perçoit autant de l’intérieur que de l’extérieur. Le livre est l’aboutissement d’expériences antérieures très variées avec une majorité d’auteurs ayant vécu dans deux ou trois pays différents les amenant à décentrer leur regard initial et de se voir comme des chercheurs en mouvement dont l’objet est de montrer tout ce que nous apporte l’Europe, de donner au lecteur des infosrmations solides pour mieux appréhender la complexité européenne, et non des détenteurs de vérité.

VMdL : Quels ont été les choix des entrées, des auteurs et de la structure générale de l’ouvrage ?

Thomas Serrier : Nous ne voulions pas d’une histoire par le haut ; la question des mémoires collectives nous occupe depuis déjà longtemps. Si l’on prend une date-phare, 1989, on constate les approches différentes de l’Ouest et de l’Est européens avec des grands récits qui s’opposent, par exemple la coupure orthodoxes / catholiques ressortie avec les guerres de Yougoslavie. Nous avons alors fait le choix de commencer par la question de ce que nous nommons « les brûlures du passé » dans le premier volume, pour aborder ensuite dans le deuxième « le temps long des héritages”, et enfin le rapport des mémoires européennes au monde dans la dernière partie, intitulée “Mémoires-monde”.

VMdL : Valérie Rosoux, vous avez dirigé le premier volume, sur les brûlures du passé qui commence par la 2e GM. Pourquoi ?

Valérie Rosoux : Faut-il comme Churchill « tourner le dos aux horreurs du passé » ou plutôt comme Marguerite Yourcenar « garder les yeux ouverts », car nos actions sont façonnées par le poids de ce passé ? Comme dit Victor Hugo, “les morts sont les invisibles, ils ne sont pas les absents”. Est-ce que les morts peuvent séparer ce que nous sommes ?

Thomas Serrier : Depuis Montaigne qui s’est “tapé le cul à voyager en Europe” on sait que les Européens ne sont pas d’accord entre eux sur leur vécu. Le dialogue ne signifie pas harmonie mais montre les différents points de vue : Ainsi des articles “bascule” comme celui de l’historien ukrainien Andril Portnov sur l’Europe centrale qu’il regarde avec décentrement à la différence de ce qu’aurait pu écrire un historien de la Mitteleuropa.

VMdL : Dans la 1ère partie, d’autres questions ont-elles émergé ? Comment avez-vous pu parler de la religion en Europe ?

Etienne François : Pas simple ! L’Europe est le lieu de la cohabitation des monothéismes avec sission réciproque et interpénétration… D’où le titre : “Un seul Dieu tu adoreras”. L’héritage n’est pas monolithique mais en recomposition permanente : aux côtés d’héritages directs identifiés comme tels comme le nombre d’églises, on trouve des symboles laïcisés comme les prénoms qui à 90% viennent des héritages religieux. L’Europe est aussi le lieu de naissance de l’athéisme et de l’anticléricalisme. elle est autant une cacophonie qui pourrait devenir une polyphonie si on s’en donne les moyens.

VMdL : Quelles présences du passé ? Essentiellement identitaires ?

Valérie Rosoux : Elle peut encore être explosive par exemple dans les Balkans, avec l’enjeu de la transmission du passé aux enfants. La vie appartient à ceux qui font parler les morts : que transmet-on du passé à nos enfants, nos élèves ?
Charlotte Delbo, survivante d’Auschwitz a dit : “Je suis là devant la vie comme devant une robe qu’on ne peut plus mettre.” Phrase malheureusement toujours actuelle.

VMdL : Partie II, pourquoi “les Europe” ?

Etienne François : Tout part de l’article “Homère” (« Au commencement était l’épopée ») qui montre que l’Iliade et l’Odyssée sont des récits que les Européens se sont de tout temps réappropriés ; parallèlement l’Europe a été plurielle du fait des frontières et les guerres qui ont été le fil rouge de la façon dont les Européens se sont définis les uns par rapport et contre les autres : l’Europe est donc une mosaïque qui nous impose de démultiplier les regards par ex : les villes dans lesquelles les strates mémorielles sont en contradiction les unes aux autres : Constantinople est bien le résultat d’une multiplicité d’héritages qui soit se complètent, soit se combattent. Vilnius, la Jérusalem du Nord, la ville natale de R. Gary, polonaise, lituanienne, juive… Quant à la manière dont on se réapproprie les héritages de l’Antiquité, Alexandre et César ne sont jamais loin (cf. Emmanuel Macron). Les imaginaires européens continuent de nous constituer tels que nous sommes, ainsi Don Quichotte ou Faust, inventé dans l’espace germanique protestant au XVIe siècle…
Des exemples d’entrée possibles pour le lecteur, que nous explorerons !

Jakob Vogel : Ce qui est intéressant dans ces différents points de vue c’est leur richesse et leur éclairage possible pour les interrogations d’aujourd’hui. Ainsi l’article sur la Méditerranée : « A la jonction du Nord et du Sud (…) lieu d’affrontement, (…) de projection des rêves et des utopies ; un lieu-cimetière aussi pour les migrants (…) en tout cas, le coeur battant de l’Europe (…) pour Leyla Dakhli, historienne tunisienne qui présente ainsi l’article « La Méditerranée. Le centre de gravité ».

Etienne François : l’article intitulé « Les campagnes » de Mathieu Arnoux montre comment nous les voyons aujourd’hui comme un conservatoire de traditions alors que le Moyen-Age les voyait comme en perpétuel changement.
Les articles sur l’amour et la mort montrent à partir d’expériences concrètes comme les cimetières les éléments de permanence et les recompositions continues. Ce sont leurs interactions qui nous parlent.

VMdL : Quelles pièces manquantes au puzzle “Europa” ?

Valérie Rosoux : Nous avons été attentifs à nos manques : un enfant d’origine marocaine d’un quartier de Bruxelles m’a avoué : “Je n’aime pas l’histoire, elle ne parle pas de nous”. Il ya les exclus de l’intérieur, les silences, les marges lointaines… Le livre concerne-t-il tous les Européens ?

Thomas Serrier : le choix de 150 articles ne peut être exhaustif. Nous savons que les lecteurs vont nous lire en allant “picorer”. Nos auteurs sont constitués comme un quatre-quart : ¼ d’Allemands, de Français, d’Européens, de non-Européens afin que chacun puisse se dire : “C’est mon histoire”.

VMdL : Partie III, pourquoi un pluriel pour les Mémoires-monde ?

Jakob Vogel : « Conquérir », « Imposer », « Exporter », « Échanger » sont les quatre sous-parties qui parlent comment à coups de violences, partages, appropriations, l’histoire européenne s’est mêlée à l’histoire du monde.
Exemple : Les Européens ont nommé le monde, les villes, les territoires et les continents ; L’Asie ne se pense pas elle-même comme continent du détroit du Bosphore à la Papouasie ; l’article sur les échanges évoque la musique pop anglaise, l’expansion mondiale de l’opéra et la façon dont le monde s’est approprié ces musiques.

Etienne François : on ne peut comprendre l’Europe sans le contexte général du monde que l’Europe a façonné. La quête de l’extérieur semble être son apanage. “Semble”, quand on pense à la Chine du XVe siècle qui se lançait alors dans des expéditions maritimes lointaines et aurait pu la première interconnecter les différentes parties du monde…

Questions du public :

Et les polythéismes ?
Etienne François : Le christianisme s’est facilement approprié les rites polythéistes. Les confrontations ont pu être violentes mais l’absorption efficace.

Quelles limites à l’est ?
Thomas Serrier : La méthode d’investigation ne se veut pas exhaustive. L’Est est plus une histoire relative à chaque auteur et à chacun des articles : celui sur la Kalachnikov, symbole de l’inusable armée soviétique devenue icône de la révolution puis du terrorisme, ou celui sur le Kosovo réalisé par un historien serbe montrent comment les mythes perdurent de façon héroïque, comme la bataille du champ des Merles en 1389 commémorée en 1989 par Milosevic. Ces mythes héroïques ou militaires sont-ils aujourd’hui compatibles avec une culture post-héroïque européenne ?

Comment ce livre peut nous relier à l’Europe d’aujourd’hui ?
Jakob Vogel : Avons-nous tissé un patchwork devant servir à l’intérêt européen ou une tapisserie qui file les mémoires ? Il y a 3 ans quand nous avons commencé, l’Union européenne n’était pas vue de la même façon qu’aujourd’hui avec les surprises du Brexit, de Trump, de Macron… Notre rôle n’est pas de faire l’histoire de l’UE pour l’UE. Nous nous sommes situés délibérément en dehors de l’histoire événementielle.
Valérie Rosoux : Ce livre, ce n’est pas du consensus sur 1400 pages. Mais nous n’évacuons pas l’UE : dans l’article “Comment faire la paix” nous venons de là : après la domination, la négociation qui est si souvent imparfaite.
Etienne François : Il fallait tenir compte de l’histoire longue, sans évacuer l’histoire de l’UE qui nous a permis de réaliser ce livre. Il y a un vécu commun : la construction du livre montre aussi à travers la connivence entre autant d’auteurs différents qu’une réalité européenne existe au-delà de la réalité institutionnelle. Nous n’avons pas travailler sur une commande de la Commission de Bruxelles. Il n’empêche que la connivence fut forte. Et ma conclusion sera qu’avec des héritages si riches et si complexes, il est impossible de désespérer de l’avenir…

Quid de l’origine du mot ? Quelle frontière notamment vis à vis de l’Afrique du nord ?
Thomas Serrier : « Europe » a plusieurs strates : l’Antiquité grecque, revue par l’un de nos auteurs, Rémi Brague, qui revisite les métamorphoses de l’Europe ; l’invasion ottomane au XVe siècle qui fait (ré)apparaître le terme par opposition aux conquérants…
Jakob Vogel : A l’époque coloniale les colonisateurs sortant du continent se découvrent Européens. Il fallait se définir face aux Persans, Indiens, Chinois. De Dunkerque à Tamanrasset pour la France et donc l’Europe, les espaces et les frontières transgressaient les continents.