« Tout le monde a été, est ou sera gaulliste », lâcha le général, un jour de 1952, bien qu’il n’utilisa presque jamais ce terme qu’il récusait, et qu’il avait interdit à son entourage d’utiliser dans les campagnes électorales des partis qui le soutinrent au temps du RPF et de l’UNR. Homme politique, personnage historique, De Gaulle est devenu un mythe après sa mort. Tout le monde ou presque se réclame de son héritage, et l’on voit en novembre l’héritière et les héritiers de ceux qui tentèrent de multiples fois de l’assassiner, venir se recueillir sur sa tombe. De Gaulle est bien présent dans les programmes scolaires (rappelons l’existence et recommandons l’ouvrage Enseigner de Gaulle publié sous la direction de Tristan Lecoq chez Canopé Editions en 2018), et il est aussi un objet de recherche historique. Des milliers d’articles, d’ouvrages, et de comptes-rendus de colloques lui sont consacrés.
Il existe de nombreuses biographies du général. La première fut écrite en 1941 par le fils de Maurice Barrès, écrivain qui a beaucoup influencé De Gaulle. Les principales et les plus récentes sont celles de Jean Lacouture, trois tomes publiés en 1984-1986, agréables à lire mais trop hagiographiques, celle de Paul-Marie de La Gorce, publié dans une seconde version en 1999, souffrant du même défaut malgré la richesse d’information, celle d’Eric Roussel, nettement plus critique et utilisant de nouvelles sources. Julian Jackson, historien britannique est l’auteur d’une excellente biographie, De Gaulle, une certaine idée de la France, publiée au Seuil en 2019 dans sa traduction française ; complète, distanciée, elle est à recommander aux collègues enseignants. Du moins en étions nous là jusqu’à l’année dernière, car en octobre 2023, Jean-Luc Barré a publié chez Perrin le premier volume d’une trilogie qui s’annonce monumentale : le premier volume, L’Homme de personne, traite en 1000 pages des années 1890-1944 ; le second tome annoncé pour 2025 traitera des années 1945-1959, et le troisième, que l’auteur souhaite proposer deux ans plus tard, des années de la présidence De Gaulle. Une biographie qui pourrait bien être quasiment LA biographie définitive, si l’on ne savait que le sujet est inépuisable !
Essentiels aussi les trois tomes du C’était de Gaulle d’Alain Peyreffite (recueil de propos du général qui sont une source exceptionnelle pour approcher la pensée du président au jour le jour), et le Dictionnaire de Gaulle (Robert Laffont, collection Bouquins, 2006), indispensable outil de travail.
Quelle nouvelle biographie ?
Alors fallait-il donc écrire une nouvelle biographie du général ? Arnaud Teyssier balaie la remarque en affirmant que « malgré les travaux innombrables : le temps passant, tant de choses ont été écrites sur de Gaulle, tant de propos lui ont été attribués que le personnage disparait peu à peu sous une couche épaisses d’approximations, d’inexactitudes, parfois même de mensonges ». Sans remettre en cause son contenu, il se montre très dur à l’égard de l’œuvre de Peyrefitte, qu’il accuse d’avoir « relégué au second plan, la vigueur, la fermeté, la continuité dans la pensée » du général. L’auteur ne doute donc pas de la nécessité de ce nouvel ouvrage.
Il a toutes les qualités pour le faire. « Normalien et énarque, Arnaud Teyssier s’est fait connaître par une histoire politique de la Ve République et par de nombreuses biographies de venues des classiques », Philippe Seguin, Richelieu, Charles Péguy, Liautey. Il a publié en 2019, De Gaulle 1969. L’autre révolution et, en 2021, L’Enigme Pompidou-de Gaulle. Il est président du Conseil scientifique de la Fondation Charles-de-Gaulle. Lui qui dit être sensible à l’esprit des lieux, fréquente donc assidument le 5 rue de Solférino à Paris, siège de la Fondation, qui fut le siège du bureau du général de 1947 à 1958, où se réunissaient les instances dirigeantes du RPF. Les archives de la Fondation sont d’une grande richesse, et la l’une des particularités du travail d’Arnaud Teyssier est de les utiliser largement, en particulier le Fond Bernard Tricot, qui fut le dernier secrétaire général de l’Elysée et le premier directeur scientifique de la Fondation.
Le sous-titre de l’ouvrage annonce une problématique qui interroge car elle n’est pas immédiatement compréhensible. Elle est pourtant évidente pour l’auteur qui l’affirme dès les premières lignes de l’avant-propos : « Ce que l’homme du 18 juin a accompli en cinquante années, depuis la fin de la Grande Guerre jusqu’au référendum d’avril 1969, a été dicté par cet impératif : vaincre l’angoisse. L’angoisse devant la guerre – guerre extérieure, guerre civile ; l’angoisse devant les divisions, la décomposition du corps social ; l’angoisse devant l’avenir, les incertitudes de la science, l’aliénation de la technologie. A cela il voulait répondre par l’élan. C’est tout le sens qu’il faut donner au mot « grandeur » tel qu’il en usa souvent. Ce n’était pas, comme beaucoup le croient, l’exaltation emphatique d’une puissance française à jamais révolue, mais l’expression d’une ambition, une invitation au dépassement, un appel vers les hauteurs. Lorsqu’il quitte le pouvoir en 1969, de Gaulle est à nouveau habité par l’angoisse. Mais aussi par un désir obsessionnel de la vaincre –c’est tout le sens du referendum de 1969, complètement incompris à l’époque : « Bref, ce qui est en cause, c’est la condition de l’homme ». Voici donc exposée la problématique et la thèse centrale de l’ouvrage sous la forme d’une affirmation, d’une volonté de redresser les erreurs et les incompréhensions qui ont été diffusées à propos de la pensée gaullienne.
Structure de l’ouvrage et choix de l’auteur
L’ouvrage est construit en trois parties. La première (6 chapitres) traite des années 1890 à 1942 ; la seconde (6 chapitres) court de 1942 à 1961 et la troisième (5 chapitres) de 1962 à la mort du général. Les dates charnières choisies ne vont pas de soi ni 1944, ni 1945, ni 1958 ! Aussi bien, les chapitres que les paragraphes portent des titres qui sont très souvent des citations qu’on ne comprend qu’au cours de la lecture ; il n’est donc pas possible d’avoir une vue d’ensemble du contenu à la lecture de la table des matières.
On comprend en le lisant que ce livre est le fruit d’une ancienne et profonde réflexion appuyée sur une vaste culture historique, littéraire et philosophique. L’objectif est « d’expliquer cette force perpétuellement sous tension, qui veut conjurer l’angoisse du déclin ». L’auteur nous annonce d’emblée qu’il n’a « pas souhaité reprendre, de manière détaillée, des éléments mille fois racontés et désormais bien connus et débattus ». Il en résulte que cette biographie n’est pas accessible à tous. Mieux vaut connaître l’histoire politique de la France entre 1890 et 1970, car quantité de faits ne sont pas cités et exposés. Par contre qui connaît l’essentiel de la biographie du général, s’étonne de distorsions dans le traitement du sujet. Les relations entre de Gaulle et la Résistance intérieure sont très peu abordées. Le BCRA n’est même pas cité il n’est pas question des premières missions en France, non plus des rencontres à Londres avec les chefs des mouvements, rien sur la rencontre avec Jean Moulin et plus globalement sur leurs relations (jusqu’à et y compris la panthéonisation) ; dans un autre domaine, la politique européenne et mondiale, les grands voyages, les relations avec Adenauer et Mac Millan, sont peu traités. L’index est révélateur de ces choix : Le général Delestraint sous le commandement duquel De Gaulle a exercé, qu’il admirait et dont il fit le chef de l’Armée secrète, n’apparaît pas dans le livre ; Jean Moulin n’a que quatre références quand Richelieu en a 21, Jacques-Antoine-Hippolyte, comte de Guibert (1743-1790), onze, Bergson, huit (intéressante approche de la hantise du temps chez le général) et que la pensée de Carl Schmitt (juriste et philosophe allemand, 1888-1985) est développée sur plus de six pages. Les ouvrages écrits par De Gaulle dans les années 1930 sont analysés de façon approfondie, ainsi que certains discours ou autres écrits, ou encore le contenu du mémorandum envoyé à 80 personnalités au début de la guerre. On apprend aussi beaucoup sur ses relations avec Jacques Maritain. Par contre la dernière année du général, elle aussi bien connue, avec les voyages en Irlande et en Espagne, est précisément racontée.
La cohérence absolue de la pensée gaullienne
Nous sommes donc davantage confrontés à un essai d’analyse de la pensée gaullienne, de sa genèse et de sa mise en application, qu’à une biographie au sens commun du terme. Sur ce plan, la lecture nous apprend beaucoup et stimule notre réflexion. La thèse fondamentale de l’auteur est celle de l’absolue cohérence de la pensée gaullienne. A partir du moment où fut réalisée la mutation du militaire au politique, au cours de guerre, De Gaulle, convaincu d’incarner la France et de détenir la légitimité nationale, voulut accomplir une œuvre de restauration et de renforcement de l’Etat et de la grandeur de la France par une œuvre en trois volets :
- La constitution administrative (Arnaud Teyssier nous offre un remarquable développement sur la formation des élites depuis l’Ancien Régime), qui fut réalisée par le Gouvernement provisoire de la République française à la Libération, avec en particulier la création de l’ENA (action de Michel Debré) ;
- La constitution politique, qui fut bien sûr réalisée par la constitution de 1958, complétée par la révision constitutionnelle de 1962, dont les principes avaient été énoncés dans le discours de Bayeux en 1946. Cette œuvre fondamentale permit de donner à la France un régime stable et solide, lui permettant de régler la question algérienne, d’encadrer la croissance et de mener une grande politique extérieure : de prendre la voie de la grandeur ;
- La constitution sociale. C’est sans doute l’apport majeur du livre, en tout cas l’essentiel de ce dont l’auteur voudrait nous convaincre. Il développe solidement la genèse de la pensée sociale de De Gaulle, qui trouve sa source dans le catholicisme social, et chez les anticonformistes des années 1930. De Gaulle voudrait dépasser le capitalisme (il a des mots très durs pour les possédants, pour la bourgeoisie conservatrice française), et le communisme, qu’il a en horreur (ce qui ne l’empêche pas, en fin politique qu’il sait être aussi, de traiter quand il le faut avec le Parti communiste). Il s’agirait donc d’ouvrir une troisième voie, celle qu’il va qualifier la plupart du temps de « participation ». Par là, il faut entendre la participation des travailleurs à la marche de l’entreprise (sans aller jusqu’à la cogestion), et leur intéressement au capital et plus largement la participation des citoyens dans la société et dans le fonctionnement de la démocratie. L’idée est très ancienne chez De Gaulle, abordée pour la première dois dans une conférence prononcée à l’université d’Oxford le 25 novembre 1941, et reprise de nombreuse fois, d’abord sous l’appellation « association capital-travail ».
Arnaud Teyssier montre que la première étape de cette constitution sociale est réalisée à la Libération, avec la création des comités d’entreprise, de la Sécurité sociale, le vote des femmes et d’autres mesures. Peut-être minimise-t-il dans cette période d’élargissement de la démocratie sociale l’apport des réflexions de la Résistance (au sein des mouvements comme au sein du Conseil national de la Résistance et de la Délégation générale créée par Jean Moulin). Plus tard ce fut l’ordonnance d’août 1967 sur la participation dans l’entreprise, qui rencontra l’hostilité du patronat et des syndicats. Dès le discours d’Oxford, De Gaulle aborde la dimension philosophique de cette idée. Il diagnostique une crise de civilisation à l’origine du surgissement des dictatures totalitaires, quel que soit le régime économique en vigueur. Il s’agit alors de résoudre « le malaise des âmes et la grégarisation croissantes des masses dans un univers industriel réifiant » (Patrick Guiol, article Participation du Dictionnaire De Gaulle), ce qu’il appelle « le triomphe de l’esprit sur la matière ». La participation relève alors d’une philosophie de l’émancipation et de la dignité de l’homme
L’auteur affirme donc, et s’efforce de démontrer, que De Gaulle a compris le véritable sens du mouvement de mai 1968, comme une aspiration profonde à un changement de civilisation, et qu’il voulait y répondre par le referendum de 1969. Loin d’être un « suicide politique », cette réforme à la fois institutionnelle, et sociale, aurait été la voie choisie pour faire aboutir le 3e volet de son projet et terminer son œuvre. Il faudrait rendre le citoyen davantage responsable dans tous les domaines de la vie publique. La régionalisation, la réforme du Sénat, aussi bien que la réforme de l’Université entrent dans ce projet. La confusion apparente des réformes proposées et la précipitation dans le choix du calendrier du referendum s’expliqueraient par la hantise du temps qu’il lui reste, compte-tenu de son âge. C’est aussi cette réforme qui l’oppose à Pompidou, bien plus conservateur, et qui n’a jamais pris au sérieux la « participation ». De là vient aussi l’opposition des possédants, du patronat et de la bourgeoisie, qui voient justement dans Pompidou un potentiel président réaliste, qui les débarrasserait de ces chimères gaulliennes. L’échec du referendum de 1969 revêt donc pour De Gaulle un sens profond, celui de l’inachèvement certain de son œuvre.
Une adhésion totale à l’homme, à sa pensée et à son œuvre
Un journaliste demandait à Jean-Luc Barré, à l’occasion de la sortie du premier tome de sa biographie du général de Gaulle, s’il fallait être gaulliste pour écrire une biographie du général de Gaulle. L’historien répondit qu’il valait mieux ne pas être antigaulliste et ajouta qu’il concevait une réelle admiration pour l’objet de son étude. Voilà un danger qui ne menace pas Arnaud Teyssier !
Il rappelle les instants de faiblesses du général, dont certains pensent qu’ils allèrent jusqu’à la dépression, car celui-ci les reconnut dans sa conversation télévisée avec Michel Droit le 7 juin 1968 : en septembre 1940, après l’échec devant Dakar ; en mars 1942, au moment de la dissidence au sein de la France libre attisée par les Alliés ; en janvier 1946 quand sa démission ne fit aucun écho dans la Nation ; en 1954, après l’échec du RPF ; en décembre 1965 avec sa mise en ballotage ; le 29 mai 1968 quand il part clandestinement pour Baden Baden.
Mais tout au long du livre, quel que soit le sujet, il explique et justifie les choix gaulliens, les présentant toujours comme mûrement réfléchis et s’ajustant à une cohérence d’ensemble. Il minimise les indécisions et les hésitations de la politique algérienne ; il ne montre pas la dureté de la réaction du général à l’égard des morts de Charonne et de ceux de la manifestation d’octobre 1961 ; il ne parle pas de la violence de ses paroles et de son indifférence devant le massacre des Harkis. Pas la moindre critique sur l’attitude du général à l’égard de Franco, et même une justification. Rien n’obligeait De Gaulle à aller voir Franco : Arnaud Teyssier montre bien que ce fut un choix volontaire et il cite d’ailleurs le contenu de la lettre de remerciement que De Gaulle lui adresse en réponse au message de Franco consécutif à l’échec du referendum. De Gaulle dit de Franco qu’il est « un homme d’Etat et un soldat » à qui il porte « une exceptionnelle considération parce que, après des événements terribles, son œuvre nationale et internationale n’a eu d’autre but que l’unité, l’indépendance et la grandeur de l’Espagne. » Il ajoute « Veuillez être certain que dans l’accomplissement de la grande mission que vous continuez d’accomplir, mes meilleurs vœux vous accompagnent ». Commentaire de l’auteur « Il voit en Franco l’homme qui a maintenu l’intégrité nationale espagnole dans la tourmente de la guerre, une figure du siècle, l’un des derniers survivants de la guerre civile européenne »… Quelques mois plus tard De Gaulle fait un long voyage en Espagne, voyage dont le but majeur est de rencontrer Franco, décision qui avait choqué Mauriac et Malraux, défenseurs naguère de la République espagnole. Après avoir déjeuné face à un Franco presque sénile, il le remerciera en ces termes : « Avant tout, j’ai été heureux de faire personnellement votre connaissance, c’est-à-dire celle de l’homme qui assure au plan le plus illustre, l’unité, la grandeur de l’Espagne et je n’ai pas manqué d’être fort impressionné par notre entretien ».
On peut concevoir une réelle admiration pour De Gaulle, on peut savoir qu’il a toujours été indifférent à la nature du régime politique d’un pays, et être navré par cet égarement, aux antipodes de son humanisme. On peut aussi rester dubitatif devant ce commentaire de l’auteur : « Franco fut sans doute impitoyable, mais il ne fut jamais médiocre, parce que les temps étaient différents et parce que l’histoire est tragique ».
Un livre parfois assez difficile d’accès, un livre qui développe des aspects souvent peu traités, un livre pour un public averti, un livre engagé, un livre enfin qui stimule la réflexion et suscite parfois la critique !