David van der Linden est un jeune historien néerlandais, docteur de l’université d’Utrecht, actuellement postdoctorant à l’université de Groningue, investi dans un beau projet d’édition de centaines de lettres conservées dans une malle postale au musée de la communication de La Haye. Dans cet ouvrage au titre évocateur, il livre une réflexion sur les conditions matérielles et intellectuelles du vaste mouvement migratoire qui voit, à la fin du XVIIe siècle, plusieurs dizaines de milliers de réformés français quitter le royaume de Louis XIV pour rejoindre les pays dits du Refuge. Avec les îles britanniques et leurs colonies, le Saint-Empire romain germanique ou les terres scandinaves, les Provinces-Unies accueillent de très nombreux huguenots. La grande majorité de ces exilés rejoint la Zélande, la Hollande ou la Frise après la promulgation de l’édit de Fontainebleau (1685), révoquant celui de Nantes (1598). L’article 10 de ce texte interdit pourtant à tous ceux de la « Religion prétendue réformée » de « sortir […] de notre dit royaume, pays et terres de notre obéissance, et d’y transporter leurs biens et effets, sous peine pour les hommes de galères et de confiscation de corps et de biens pour les femmes ». L’introduction est précisément l’occasion de livrer un utile rappel historiographique, qui souligne notamment l’apport des travaux récents de Susanne Lachenicht ou d’Ulrich Niggemann. Il faut citer aussi les recherches de Michelle Magdelaine, conceptrice d’une base de données dite du Refuge huguenot, particulièrement utile pour les chercheurs.

Quel profil socio-économique pour les réfugiés ?

La première partie du livre, intitulée « L’économie de l’exil », apparaît comme la plus étayée et la plus convaincante. Les conditions, souvent éprouvantes, du voyage, terrestre ou maritime, des migrants ne sont pas abordées ici mais au début de la troisième partie de l’ouvrage, où l’on retrouve avec plaisir les anecdotes fournies par le récit savoureux du Cauchois Isaac Dumont de Bostaquet (p. 172-173). Dans ce premier chapitre, l’auteur cherche plutôt à chiffrer le nombre des réfugiés et à établir leurs origines géographiques. Est notamment analysé un registre rotterdamois dit des « reconnaissances ». Y sont consignés les noms des réfugiés qui, après avoir avoué leur abjuration en France, conversion souvent obtenue par la contrainte, font retour dans la communauté réformée. Sont évidemment exclus de ces listes ceux qui ont pu échapper à l’« apostasie ». Entre 1686 et 1715, 1 546 individus signent le registre, essentiellement les trois premières années (1 141 personnes recensées, soit près de 75 % de l’effectif total). Parmi les 1 425 protestants dont le lieu d’origine est indiqué ou identifiable, un grand nombre vient de Normandie (588), singulièrement de Dieppe (306) et de Rouen (152). Les liens commerciaux entre ces deux ports et les Provinces-Unies expliquent largement un phénomène que David van der Linden a étrangement choisi de cartographier, de manière très approximative, à partir d’un fonds de carte ancien et en regroupant les données par provinces ou par gouvernements (p. 18 et 20 ; données, p. 231-233). Une place toute particulière est accordée au profil des migrants dieppois, profil que suggèrent plusieurs documents conservés à la Bibliothèque et aux Archives nationales, à Paris. Il faut néanmoins relativiser la portée de ces sources dont sont souvent écartés les individus les plus démunis. Le deuxième chapitre revient sur les contours socio-économiques des Églises wallonnes, qui, à l’image de celle de Rotterdam, fondée en 1586, connaissent une forme d’explosion démographique à partir de la seconde moitié des années 1680 (voir le tableau p. 43). David van der Linden s’attarde sur quelques professions visibles. La situation des pasteurs demeure très particulière : l’édit de Fontainebleau (article 4) impose en effet l’exil à ceux qui refusent de se convertir. Sur les quelque 400 ministres présents aux Provinces-Unies, plus de la moitié sont sans emploi et sans pension. Parmi les marchands libraires, le cas d’Abraham Acher retient notamment l’attention. Fils d’imprimeur, le Dieppois connaît la réussite à Rotterdam, où il s’installe dès octobre 1685. Il publie de nombreux textes, dont L’Accomplissement des prophéties ou les fameuses Lettres pastorales de Pierre Jurieu, pasteur et professeur de théologie (1686-1689). Ce succès contraste, de manière saisissante, avec les difficultés et les épreuves que traversent de nombreux migrants qui, de plus en plus nombreux jusqu’au début du XVIIIe siècle, sollicitent l’aide des Églises wallonnes.

Exil et vie religieuse

La deuxième partie du livre (« La foi dans l’exil ») cherche à apporter un éclairage nouveau sur la vie religieuse des réfugiés (« [shedding] new light on the religious experiences of Huguenot refugees », p. 11). Il n’est pas du tout certain que l’analyse d’une trentaine de sermons prononcés dans les églises wallonnes hollandaises et publiés par des pasteurs réformés permette de répondre à cette aspiration. David van der Linden s’interroge, à bon droit, sur l’art oratoire des ministres et sur la meilleure manière de délivrer un sermon. L’auteur s’appuie ici sur les ouvrages de Michel Le Faucheur (Traité de l’action de l’orateur, ou de la prononciation et du geste, un texte paru en 1657) ou de Jean Claude (Traité de la composition d’un sermon, livre édité en 1690, p. 161 sq.) ou encore sur les manuscrits d’Issac Claude, le fils du précédent, actif à La Haye dès 1682 (ensemble conservé à la Bibliothèque universitaire de Leyde, voir la photographie p. 113). Dans leurs sermons, les pasteurs reviennent notamment sur le traumatisme représenté par la Révocation. Si les calamités qui s’abattent sur les réformés sont le fruit de la légitime colère de Dieu face aux péchés de son peuple, l’épreuve traversée est aussi gage de salut. Jean Claude, ancien ministre de l’Église de Charenton-Paris, peut ainsi déclarer, à l’occasion d’un sermon initialement prononcé à La Haye, le 21 novembre 1685, jour de jeûne : « J’avoue que Dieu a jeté sur nous sa faucille tranchante, et qu’il nous a moissonnés et vendangés, pour me servir des termes de l’Écriture, mais il a laissé encore des grappes et des épis, un résidu selon l’élection de sa grâce. Il est bien juste que je vous [réfugiés en Hollande] mette en ce rang, vous qui, pour la confession du nom de Jésus-Christ, avez eu le courage d’abandonner ce que la nature a de plus cher, vos maisons, vos héritages, vos commerces, vos relations, vos familles, votre air natal, vos espérances et vos engagements » (passage cité p. 96, repris ici d’après l’original publié en 1693, p. 521). Les pasteurs s’adressent évidemment aussi à ceux qui sont restés en France, condamnant, avec des termes souvent très vigoureux, l’apostasie et le nicodémisme (acte de cacher un dissentiment religieux), et exaltant l’exil, vu comme une délivrance. La figure de saint Pierre est convoquée par de nombreux auteurs. Pierre a renié trois fois le Christ dans la cour du grand-prêtre Caïphe, avant de « sortir » et de « pleurer amèrement » (Matthieu, 26, v. 75). Pour les réformés, dit le pasteur Samuel de Brais dans un sermon prononcé à Haarlem, « ce n’est pas assez […] de reconnaître les péchés et les erreurs où [ils auraient] eu le malheur de [s’]engager », « il en faut promptement sortir pour suivre les règles d’une vie et plus sainte et plus chrétienne » (passage cité p. 101, d’après un livre publié en 1693, p. 58). Le discours pastoral s’inscrit ici, au-delà même de la question de l’exil, dans la lignée des années antérieures, ce que ne rappelle pas assez l’auteur. Il suffit par exemple de lire les sermons de Pierre Du Bosc, pasteur de Caen avant de trouver refuge à Rotterdam, avant et après 1685. Face aux menaces qui pèsent sur les Églises réformées dès les années 1660, le ministre appelle à une repentance sincère. Compte tenu des sources disponibles, il reste difficile de mesurer les effets immédiats des sermons sur les fidèles. À cet égard, le journal de Pieter Teding van Berkhout (texte en français conservé à la Bibliothèque royale des Pays-Bas, à La Haye, et présenté en longueur dans le beau livre de Jeroen Blaak) constitue une source aussi précieuse que rare. Ce bourgmestre de Delft assiste notamment à une prédication donnée par Antoine Le Page à Rotterdam, en février 1688, prêche qui, à en croire le diariste, suscite une forme d’adhésion de l’assistance, sensible aux mots du pasteur sur les difficultés de l’exil (p. 118). Après 1685, le message pastoral est parfois contesté au-delà puis au sein des communautés réfugiées. Diverses publications, catholiques comme réformées, s’interrogent sur le choix du départ fait par les ministres en 1685. Comment comprendre ce qui peut apparaître comme un abandon ? En 1687, Élie Benoist, en poste à Alençon avant de rejoindre Delft, justifie la position pastorale dans un « ouvrage plein de rancœur » selon les mots de David van der Linden (p. 124). Pierre Jurieu, suivi par certains, contesté par d’autres, appelle bientôt à la résistance depuis le royaume de France. En 1688, il acte un revirement : « Nous vous avons donné le conseil de fuir […]. Mais il ne faut pas vous imaginer que fuir soit remplir pleinement vos devoirs. Il y a quelque chose de plus noble et de plus chrétien, à quoi vous êtes obligés. C’est de glorifier Dieu en demeurant, surtout au cas que Dieu ne vous donne pas les occasions de sortir » (passage cité p. 123-124, d’après une Lettre du 15 mars 1688, ici p. 324). Les prédicants et les ministres sous la Croix, actifs clandestinement en France, vivant sous une menace permanente, apparaissent bientôt. La plupart des pasteurs actifs aux Provinces-Unies sont d’abord convaincus d’une fin prochaine de l’exil. Dès 1694, en pleine guerre de la Ligue d’Augsbourg, Jurieu et Benoist intègrent un comité secret chargé de contribuer au rétablissement du culte réformé en France, comme le rappelle l’auteur qui s’appuie ici sur des sources conservées à Genève ainsi que sur les travaux importants de Frank van Deijk. La paix de Ryswick (1697) déçoit toutes ces attentes. Louis XIV cherche plutôt à faire revenir en France les réfugiés. C’est ce que montre David van der Linden en exhumant un état détaillé des quelque 700 protestants de retour dans le royaume au premier trimestre 1698, un document établi par l’ambassadeur François d’Usson de Bonrepaus et conservé aux Archives du Ministère des Affaires étrangères, à La Courneuve (tableau p. 147).

Mémoires huguenotes

La troisième partie du livre, moins foisonnante que la deuxième, revient sur le sujet si passionnant de la construction, individuelle et collective, des mémoires réfugiées. La documentation disponible est bien connue et a été travaillée par de nombreux historiens, au premier rang desquels il faut citer Ruth Whelan ou Carolyn Lougee Chappell. Il faut évoquer aussi les recherches d’Agnieszka Stelegowska, dont la thèse, pourtant décisive sur le sujet, est ignorée par l’auteur (La Formation de la mémoire de la révocation de l’édit de Nantes : les écrits des réformés rédigés entre 1680 et 1700, doctorat préparé sous la direction de Bernard Roussel, soutenu à l’École pratique des hautes études en 2004, résumé disponible sur cette page). David van der Linden consacre un long chapitre à l’écriture de l’histoire, telle qu’elle est pensée par Pierre Jurieu ou par Élie Benoist dans sa monumentale Histoire de l’édit de Nantes (Delft, Adrien Beman, 1693-1695, 3 tomes en 5 volumes), un regard puissant et polymorphe sur la genèse de la RévocationUne fois n’est pas coutume, je me permets de renvoyer à un article préparé en 2010, publié en 2014 : Luc Daireaux, « Écrire l’histoire de la révocation de l’édit de Nantes : autour de l’œuvre d’Élie Benoist », dans Philip Benedict, Hugues Daussy et Pierre-Olivier Léchot (dir.), L’Identité huguenote : faire mémoire et écrire l’Histoire, Genève, Droz, 2014, p. 311-327. Ce livre est cité dans Experiencing Exile… (p. 5 et 273), mais pas cet article…. Il revient sur les origines du projet, sur les sources, la structure et la portée de l’ouvrage, traduit en néerlandais (avec des gravures signées Jan van Luyken, voir p. 210-211 et 216-217) et en anglais (pour les deux premiers volumes). Le point de vue juridique de Benoist est, à juste titre, mis en valeur (p. 207). Les réactions de quelques réfugiés à la publication de l’Histoire de l’édit de Nantes, connues par le manuscrit 48 de la collection Court (Bibliothèque de Genève), sont rappelées.

La conclusion invite à un décloisonnement de l’histoire du Refuge, laquelle doit être comprise à l’aune des expériences migratoires à l’époque moderne en général (p. 228). C’est sur cette perspective que David van der Linden achève un ouvrage enrichi de quelques annexes, d’une bibliographie et d’un précieux index. Si l’organisation impressionniste du livre peut déconcerter le lecteur, nul doute que cette publication sera suivie de beaucoup d’autres qui auront à cœur d’approfondir des pistes d’analyse parfois seulement esquissées et qui méritent d’être approfondies par un travail de longue haleine dans les archives si riches des Pays-Bas.

Luc Daireaux

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