Sous ce titre inventif et malicieux, s’insère un essai passionnant tant d’un point de vue esthétique et artistique que sur le plan politique et idéologique. Son intérêt est d’autant plus vif que son sujet constitue aussi, à sa façon, une forme de révélation. Car la caricature de propagande de la période consulaire et impériale est essentiellement connue et étudiée jusqu’à présent à travers la prolifique production anglaise, qui dénigre avec autant d’acrimonie que de talent la France napoléonienne. La polarisation exclusive de l’intérêt historiographique sur les représentations hostiles à cette dernière avait même fait croire à l’absence de toute expression patriotique et bonapartiste dans le champ satirique. Or, Philippe de Carbonnières a l’appréciable mérite de démontrer qu’il n’en est rien. La caricature pro-napoléonienne est en fait assez abondante. Et si l’on n’en savait rien, c’est qu’elle a été non seulement délaissée mais délibérément occultée, par dédain pour son message politique. Il est dès lors assez sidérant d’aborder sous un angle pour ainsi dire inexploré une période et un régime politique qu’une multitude de regards, soit dévoués soit critiques, n’ont pourtant cessé de scruter sous toutes ses facettes !Archiviste au musée Carnavalet, l’auteur s’est déjà signalé par ses travaux portant sur l’histoire de la gravure et et par une évocation très réussie de Paris sous la Révolution et l’Empire. Croisant ses deux centres d’intérêt favoris, la publication de La Grande Armée de papier inaugure de belle manière la matière d’une nouvelle et prometteuse collection universitaire consacrée à l’histoire de l’image satirique. Définissant le cadre de l’étude, une présentation générale brosse utilement le contexte de production des images, évoquant influences et inspirations iconographiques, registre thématique et répertoire symbolique. Une chronologie bien séquencée distingue deux temps forts de créativité, en début puis en fin de la période. Cette entrée en matière prélude l’examen érudit d’une sélection de gravures issues d’un corpus de plusieurs centaines de pièces originales répertoriées dans les fonds de quatre grandes collections publiques. Il en résulte un catalogue raisonné de soixante-sept caricatures présentées, décrites et interprétées avec finesse et minutie. La palette variée du contenu et des procédés graphiques représentés par cette anthologie en fait un bouquet représentatif du meilleur de la production satirique napoléonienne.Chaque amateur composera, à n’en pas douter, un florilège personnel conforme à sa sensibilité et ses axes d’intérêt. On ne peut qu’apprécier le sel politico-satirique des situations et admirer le talent d’exécution qui confère un relief particulier à certaines œuvres. Pour la première période, allant du Consulat à 1806, il y a notamment lieu de remarquer l’excentrique apparence insectiforme prêtée aux contre-révolutionnaires (pièce 2), la singulière physionomie de « Milord blocus » William Pitt (planche 23), l’inquiétante consultation de l’illustre docteur Gall (pièce 30), le contraste comique entre les silhouettes des Autrichiens et des Russes (planche 38), ou la grimaçante galerie des politiciens anglais réagissant aux mauvaises nouvelles de la guerre (pièce 39). Une veine encore plus riche anime la phase politiquement intense qui caractérise la chute de 1814 et les Cent Jours. L’entrée rébarbative des troupes russes dans Paris (planche 45), la cocasse cérémonie des chevaliers de l’Éteignoir (image 48), les aventures vaseuses de messieurs de La Jobardière et de Géniecourt, piteux archétypes du retour des émigrés (pièces 47, 60 et 61), la troublante incarnation de l’hydre Talleyrand (planche 52) ou les navrants voltigeurs de Louis XVIII (pièce 55) sont parmi les plus pittoresques spécimens de cette vigoureuse inspiration critique.La qualité parfaite de l’abondante illustration, la précision savante du commentaire, l’apport pratique d’une bibliographie et d’un index, font de cette étude soignée une référence très recommandable. Par-delà l’intérêt propre aux enjeux de la période napoléonienne, Philippe de Carbonnières amorce des pistes de réflexion fécondes sur les usages de la caricature en tant que média. À l’évidence, la guerre des images permet une mobilisation de l’opinion, en particulier de la si réactive rue parisienne. Mais est-elle le fruit d’une propagande organisée, ou bien de la spontanéité spéculative des marchands d’images attentifs aux goûts de leur clientèle ? En vient ainsi à se poser la question, pas si évidente, du public qui en est le destinataire au début du XIXe siècle. A-t-on affaire à une imagerie populaire à large diffusion ou bien plutôt à une production de niche ? Et de quel type d’expérience culturelle et sociale peut-elle être l’agent dans une époque où l’image a le double attribut d’être rare mais également universelle grâce à son pouvoir de parler aussi aux analphabètes ? Enfin, l’énigme des sources créatives reste entière, du fait de l’anonymat générique presque absolu des artistes qui s’adonnent au genre alimentaire du dessin satirique. Mais ces interrogations ne sont qu’un signe supplémentaire de la fertilité de cet album attachant, qui donne autant de matière à réfléchir que de plaisir à le compulser.
© Guillaume Lévêque