Héros de la résistance communiste, mort au combat à 25 ans avec le grade de colonel, le « colonel Fabien » est une figure emblématique de la Résistance française. Adhérent aux Jeunesses communistes à l’âge de 14 ans, volontaire au sein des Brigades internationales à l’âge de 17 ans, fidèle au Parti communiste après son interdiction en septembre 1939, il se distingue par des initiatives hardies pour lancer l’action clandestine. Il s’appelle Pierre Georges, mais il est alors Fredo. Associé aux premiers pas de l’Organisation spéciale du PCF, puis des Bataillons de la Jeunesse en qualité d’adjoint d’Albert Ouzoulias, leur responsable, il et l’un des principaux artisans du passage des Jeunesses communistes à la lutte armée. Il est surtout celui qui abat un officier allemand sur un quai du métro Barbès le 21 août 1941, premier attentat spectaculaire, qui en inspira d’autres. Les trois années suivantes furent celles des responsabilités au sein des FTP et de l’action armée clandestine. Il devint le capitaine Henri, le commandant Albert, puis le colonel Fabien, et trouva la mort sur le front d’Alsace, le 27 décembre 1944.
La structure de l’ouvrage est chronologique. La première partie, la plus longue, a pour titre « Le capitaine Henri » et raconte le séjour de Fabien dans l’Est de mars à novembre 1942. « Le commandant Albert » est le titre de la seconde partie qui traite de son séjour de juin à décembre 1943. Devenu « le colonel Fabien », nous le suivons dans la troisième partie avec les hommes qu’il a recrutés après la Libération de Paris pour continuer la guerre, de septembre à décembre 1944. Un index des patronymes et des pseudonymes (indispensable) et la liste des sources complètent l’appareil critique, par ailleurs constitué de nombreuses notes infrapaginales (qui le sont réellement et non rejetées en fin de chapitre ou d’ouvrage, que l’éditeur en soit remercié !) qui portent sur des précisions biographiques souvent et donnent les sources précises.
Le capitaine Henri, mars – novembre 1942
Après l’attentat du métro Barbès, les opérations s’enchaînent : attaques de soldats, destruction par incendies ou explosifs de matériels et de locaux allemands ainsi que de permanences de mouvements collaborationnistes. Tandis que la plupart de ses camarades tombent sous les coups de la police et sous les balles de l’occupant, Frédo échappe de peu à l’arrestation le 6 mars 1942. La sécurité commande son départ de la région parisienne pour l’Est de la France, alors en zone interdite. Il a pour mission de constituer des groupes FTP dans le département du Doubs.
Lionel Fontaine s’appuie sur les deux procès verbaux d’interrogatoires de Fabien après son arrestation (30 novembre 1942 et 5 janvier 1943), pour retracer sa vie clandestine et son action entre mars et novembre 1942. Fabien (qui est alors Henri mais que nous appellerons Fabien tout au long de ce compte-rendu pour davantage de lisibilité) dit en effet quantité de choses aux policiers qui l’interrogent et le torturent, tout en gardant néanmoins la maîtrise de ce qu’il ne doit pas dire. L’auteur complète avec d’autres sources et parvient à dresser un tableau très précis, concret et vivant, de l’action de Fabien, de ses conditions de vie dans la clandestinité, de son rôle dans la structuration des FTP.
Disposant de solides relais locaux au sein de l’organisation communiste, il commence par développer les FTP dans la région de Montbéliard, bastion du Parti communiste dans l’Est. Il mène de pair le recrutement et l’action. Il expérimente avec succès la ligne de large union et recrute, pêle-mêle, pour une lutte armée toujours plus audacieuse, des ouvriers communistes, des prisonniers de guerre soviétiques, des paysans catholiques, des commerçants et des fonctionnaires patriotes. Il constitue ainsi des groupes de résistants sédentaires : des hommes, et des femmes comme agents de liaison, qui gardent leur résidence, leur profession et leur identité et se rassemblent pour des actions ponctuelles. Des sabotages sont effectués, pylônes à haute tension, voies ferrées, usines Lip de Besançon, écluses, centrale électrique de la Loue ; s’y ajoutent d’autres action, vols de tickets d’alimentation et de cartes de rationnement, exécutions de traitres ou de collaborateurs. Le 7 octobre 1942, il monte une embuscade contre une voiture d’officiers allemands et tue un capitaine.
Fabien est donc assez vite dans le collimateur des polices allemande et française et applique en permanence de strictes règles de sécurité. Il se déplace beaucoup dans le Doubs principalement, mais aussi en Haute-Marne et en Haute-Saône, à pied, à bicyclette, en train. Quand il retourne à Paris rendre compte et prendre des ordres, il lui arrive d’être en soutane avec une vraie fausse identité de curé. Il couche dans les champs ou dans la forêt à la belle saison, dans des granges abandonnées, et chaque fois qu’il le peut chez des résistants sédentaires. On est frappé par l’ampleur de la répression continuelle et par l’efficacité des polices allemandes, accrue par leur collaboration avec les gendarmes et les policiers français.
Alors qu’il bivouaque avec un petit groupe, ils sont attaqués par cinq gendarmes français le 25 octobre 1942. Quatre FTP sont blessés et seul Fabien réussit à s’enfuir, mais il est gravement blessé au visage. Attiré par la prime de 100 000 francs promise par les autorités françaises, un cultivateur qui les avait abrités, avait choisi de les dénoncer. Fabien gagne Montbéliard et se cache. Il est éprouvé par sa blessure et sent l’étau qui se resserre, une trahison au sein de l’organisation ayant déclenché une série d’arrestations.
De retour à Paris, il est arrêté, le 30 novembre, à la station République. Quelques jours plus tard, sa femme est à son tour interpellée. Déportée en Allemagne d’où elle ne reviendra qu’en avril 1945, Andrée ne devait plus revoir son mari vivant. Ce dernier pourra encore, épisodiquement, embrasser leur fille confiée à la garde de familles amies qui se relaieront pour la protéger jusqu’à la fin de la guerre. Dans l’immédiat, Pierre Georges, passe des mains des Brigades spéciales à celles de la Gestapo. Torturé, il ne livre rien que ses tortionnaires ne sachent déjà. Emprisonné à Fresnes, il y reste trois mois, au secret avant d’être transféré à Dijon, où les SS le soumettent de nouveau à la question pour lui arracher l’emplacement des dépôts d’armes franc-comtois. Il est enfermé au fort de Romainville en mars 1943. Il s’évade en mai, avec un autre militant communiste incarcéré, Albert Poirier. Epuisé physiquement et moralement (son épouse est déportée, son père et son beau-frère sont fusillés), il se repose un temps dans une planque d’Aubervilliers.
Le commandant Albert, juin-décembre 1943
Après avoir rédigé pour son chef un rapport sur son évasion, afin que l’organisation soit sûre qu’il n’a pas été libéré pour être suivi, il est de nouveau affecté à une mission dans l’Est. Pratiquement tous les membres de l’organisation mise en place dans le Doubs l’année précédente ont été arrêtés. Sous le pseudonyme de Patrie, puis de Camille, puis d’Albert il intègre le triangle de direction de l’interrégion 21 des FTP, qui regroupe sept départements : Doubs, Jura, Meurthe-et-Moselle, Vosges, Territoire de Belfort, Haute-Marne, Haute-Saône. Notons à ce propos qu’une carte de l’ensemble de l’interrégion aurait été bien utile alors que nous ne disposons que de celle du département du Doubs. Il exerce la fonction de commissaire militaire au sein de ce triangle ; il est en rapport avec le comité militaire national. Il constitue des groupes qui forment détachements, puis des compagnies, rassemblant peut-être 1500 hommes, le chiffre exact ne pouvant être établi. Entre ces groupes, le rôle des agents de liaison, qui sont toujours des femmes, ou presque, est essentiel
Les opérations se multiplient, sabotages divers, dont une bascule publique et un château d’eau SNCF, incendies de dépôts de fourrage, destructions de grues ferroviaires, déraillements. La répression s’intensifie : le 26 septembre 1943, douze FTP du Doubs sont fusillés à la Citadelle de Besançon. Pour commémorer la bataille de Valmy, les FTP font sauter le 20 septembre 1943, le centre de créosotage (traitement des traverses de bois) SNCF de Port-d’Atelier, en Haute-Saône. Les FTP du Jura font dérailler le 24 octobre 1943, un train de permissionnaires allemands circulant sur la ligne Besançon-Dôle, tuant 37 soldats (et deux résistants). L’armement demeure un problème majeur, et son insuffisance chronique incite au découragement de certains.
« Explosions d’installations ferroviaires et exécutions de collaborateurs en Haute-Saône, sabotages et Haute-Marne, en Meurthe-et-Moselle, ou dans le nord du Jura : l’interrégion 21 commence à inquiéter sérieusement les services de répression allemands et les policiers français. Bientôt vient le temps des premières arrestations. ». Fabien est alors l’un des hommes les plus recherchés de France, constamment contraint de changer de lieu d’hébergement dans le respect le plus strict des règles de sécurité. La trahison va faciliter la tâche des policiers. Deux résistants retournés par la Sipo-SD permettent un vaste coup de filet. Une vingtaine de FTP seront fusillés près de Vesoul, les autres déportés
Le colonel Fabien, septembre 1943-décembre 1944
Après avoir passé Noël 1943 chez son frère à Rochefort, Pierre Georges est affecté au Bureau national des opérations des FTP. Avec Marcel Deneux, il dirige une « école des cadres FTP dans l’Oise ». Ses activités durant le premier semestre 1944 sont mal connues. Il participe à la Libération de Paris, notamment à l’attaque du Palais du Luxembourg le 24 août. Paris libérée, il rassemble environ un millier de combattants dans la caserne de Reuilly. Il décide de prendre la direction de l’Est pour continuer la guerre, sur décision de la direction des FTP et non sur celle des autorités militaires : situation très particulière.
Le 2 septembre 1944, le colonel Fabien quitte Paris et installe son PC dans l’Oise. Il continue sa route vers la Lorraine, tenant informé Ouzoulias qui fut son chef durant la Résistance, ne cessant de réclamer les armes qui lui manquent. Il parle de son unité comme étant le 1er régiment de Paris, lequel ne cesse de recevoir des renforts locaux. Le 11 septembre, la colonne Fabien prend le nom de Groupe tactique de Lorraine (GTL). Il se compose de deux bataillons de marche de Paris et d’un bataillon d’accompagnement. Le 17 octobre 1944, après avoir opéré pendant un mois et demi aux côtés des troupes américaines, le GTL prend ses quartiers dans la Meuse. Basée à Montmédy et Marville, l’unité n’a pas bonne presse : on lui impute des exactions, vols, arrestations arbitraires, exécutions sommaires.
De Gaulle décide d’affecter le GTL à la 1re armée française qui s’apprête à lancer une offensive dans le Doubs. Fin novembre et début décembre, le GTL fait mouvement jusqu’en Haute-Saône. Pierre Georges et ses hommes sont désormais incorporés officiellement à la 1re armée française. On ne parle plus de GTL mais de 1re Brigade de Paris, composée de trois bataillons, avec un effectif de 3000 hommes. Fabien est officiellement promu au grade de colonel, à l’âge de 25 ans. Le cas n’est pas unique d’une promotion si jeune à un tel grade, avec si peu d’expérience militaire, et l’on trouve dans la Brigade, quelques très jeunes combattants, de 17 et 18 ans.
Dans la nuit du 13 au 14 décembre 1944, la Brigade de Paris monte en ligne dans la forêt de la Harth, près de Mulhouse qui a été libérée quelques semaines plus tôt. Elle relève des éléments du 21e régiment d’infanterie coloniale, au bord du canal de Huningue, à Habsheim. Fabien a son PC dans la mairie du village. Dans la nuit du 27 au 28 décembre, un de ses officiers est chargé de réaliser une mission de minage sur la rive opposée du canal. Fabien demande au service armurerie de la brigade de lui apporter des mines désamorcées pour qu’il puisse montrer à son officier comment utiliser ce type d’engin. On apporte une mine désamorcée dans une caisse qui est posée sur la table de travail de Fabien. Il se saisit d’un tisonnier pour ouvrir la caisse : une explosion violente survient aussitôt. La mine n’était pas désamorcée. Fabien est mort déchiqueté, ainsi que son adjoint Marcel Pimpaud (« Dax »), quatre autres officiers de son état-major, dont Gilberte Lavaire, la fidèle agent de liaison des FTP en Haute-Saône.
Certes, Fabien était coutumier parait-il de ce genre de bricolage, mais une telle tragédie laisse perplexe. Sans trop la développer, Lionel Fontaine évoque la thèse de l’attentat qui eut aussitôt pas mal de défenseurs. La mine aurait été piégée par des agents infiltrés dans la brigade, sous-entendu des hommes de main des gaullistes, lesquels souhaitaient la disparition de Fabien pour qu’un communiste ne fût pas le premier Français à se couvrir de gloire en Allemagne, au risque d’encourager leur prise de pouvoir en France. Aussitôt répandue dans les rangs communistes, cette version n’a jamais vraiment cessé d’être soutenue.
Fabien, déjà promu héros de la jeunesse communiste, fut honoré avec ses compagnons. Les cercueils de trois des officiers, Fabien, Dax et le capitaine Lebon, un ancien combattant de 14-18 devenu chef d’état-major de Fabien, qui tous avaient combattu pour la libération de Paris, furent exposés au Val-de-Grâce avant d’être transportés le 3 janvier 1945 sur le parvis de l’Hôtel de Ville de Paris pour une grande cérémonie funèbre en présence d’une foule nombreuse et de plusieurs personnalités, dont les deux ministres communistes François Billoux et Charles Tillon, mais aussi Maurice Thorez, André Marty, Benoît Frachon, Waldeck Rochet, les généraux résistants Malleret-Joinville et Chevance-Bertin, le colonel Rol-Tanguy un major américain, 300 volontaires des Brigades internationales dont 50 officiers derrière le drapeau de la République espagnole. André Tollet pour le Comité parisien de Libération, Raymond Guyot au nom du Parti et des Jeunesses communistes, Laurent Casanova pour le Front national de la Résistance, tous membres de la direction du PCF, prononcèrent les discours d’hommage, puis les cercueils furent inhumés au cimetière du Père-Lachaise face au Mur des Fédérés à côté de ceux des autres personnalités communistes. Homologué colonel FFI le 16 mai 1945, Pierre Georges n’a été fait ni médaillé de la Résistance, ni compagnon de la Libération. « Mais grâce notamment aux lieux qui lui rendent hommage à Paris, le colonel Fabien incarne toujours la figure de l’enfant du peuple qui, digne héritier des soldats de l’an II, s’est élevé jusqu’aux grades les plus élevés de la hiérarchie militaire, dont la famille a très chèrement payé son engagement dans la Résistance. »
L’ouvrage de Lionel Fontaine est une solide contribution scientifique à l’histoire des FTP dans l’Est de la France, ainsi qu’un apport conséquent à la biographie globale de Pierre Georges qui reste à écrire.