Avec La 3e Kamera, parue chez Glénat, Cédric Apikian et Denis Rodier livrent une bande dessinée remarquable, où la beauté du dessin rivalise avec la profondeur de l’intrigue. Dans un Berlin de l’immédiat après-guerre en ruines, ce récit palpitant mêle faits historiques et fiction pour explorer un pan méconnu de l’histoire : les Propaganda Kompanien, ces soldats-photographes du IIIe Reich. Cédric Apikian et Denis Rodier tissent une intrigue haletante autour d’un enjeu aussi tangible que symbolique : des photographies clandestines capables de révéler au grand jour l’étendue des horreurs nazies. Au cœur de cette quête oppressante se trouve une figure clé : Egon Krabe, ancien assistant de Leni Riefenstahl, tout comme le réel Walter Frentz. Ce personnage fictif, à la fois charismatique et insaisissable, incarne une tension permanente, où mystère et doute s’entrelacent. En fin d’ouvrage, Nicolas Ferard, documentaliste à l’ECPAD, propose un très beau dossier historique, agrémenté de nombreuses photographies d’époque.

Egon Krabe : un personnage troublant et fascinant

Parmi les protagonistes de La 3e Kamera, Egon Krabe se démarque par son ambiguïté. Si son rôle dans l’histoire est crucial, son passé reste entouré d’ombres. Qui est-il réellement ? Peut-on se fier à lui ? Les auteurs jouent brillamment sur cette incertitude, renforçant la tension dramatique tout au long du récit. Complice ou opportuniste, survivant ou manipulateur, Krabe navigue sur une ligne floue, rendant chaque interaction avec les autres personnages particulièrement captivante.
Cette ambiguïté ne se résout pas aisément, et c’est dans les dernières pages que son véritable rôle se dévoile avec un retournement de situation magistral. Ce twist final, aussi inattendu que marquant, éclaire l’ensemble de l’intrigue sous un jour nouveau, donnant une profondeur supplémentaire à cette œuvre déjà riche.

Un Berlin en ruines, théâtre de tensions humaines et géopolitiques

Le cadre du récit est lui-même un personnage à part entière : Berlin, 1945, une ville éventrée par les bombardements, hantée par les fantômes d’une guerre encore si proche.
La quête de ces clichés, qui mêle soldats américains du CIC et anciens membres des SS, est menée à un rythme haletant. Les pellicules de la 3e Kamera, témoins des crimes nazis et des intrigues du pouvoir, deviennent des objets de convoitise aussi dangereux qu’inestimables. Chaque décision des protagonistes, y compris celles d’Egon Krabe, est teintée d’un mélange de survie, de trahison et de quête de justice.

Si la bande dessinée révèle les rouages de la propagande nazie à travers les Propaganda Kompanien, elle évoque également, en écho, les enjeux de la propagande alliée au moment de la libération de Berlin. En témoigne le célèbre cliché du drapeau soviétique planté sur le toit du Reichstag, à la fois symbole triomphal et image retouchée à des fins idéologiques. Ce parallèle renforce l’idée que, dans une guerre où l’image est une arme, chaque camp façonne l’Histoire à sa manière, parfois au mépris de la vérité.

Un dessin puissant au service de l’histoire

Denis Rodier confirme ici l’étendue de son talent. Les scènes de guerre ou au beau milieu des ruines de Berlin sont rendues avec une précision saisissante, tandis que les portraits des personnages reflètent leurs tourments intérieurs. Mention spéciale pour les clichés issus des Kamera, qui contrastent brillamment avec les images glacées et maîtrisées de la propagande nazie. Denis Rodier excelle à matérialiser l’horreur sans voyeurisme.

 

Avec La 3e Kamera, Cédric Apikian et Denis Rodier signent donc une bande dessinée aussi belle que bouleversante, un bijou visuel et narratif. L’ambiguïté troublante d’Egon Krabe, la densité historique du récit et le retournement final en font une lecture marquante, qui captive de bout en bout. Ce récit n’est pas seulement une plongée dans un moment crucial de l’Histoire, c’est aussi une exploration fascinante des zones d’ombre de l’âme humaine.