52 petits morceaux de carton, pique, cœur, trèfle, carreau, roi, reine, valet… Qui n’a pas dans un tiroir à la maison, un jeu de cartes ?

Les cartes nous entourent plus que l’on ne pense, dans les tours de magie, dans les jeux entre amis ,poker, bataille, belote ou tout simplement châteaux de cartes, ou à collectionner  Mais on les retrouve aussi dans l’art en tant que supports, comme sujets, à l’école en ateliers mathématiques, à l’hôpital en rééducation des AVC…

Mais d’où viennent-elles ? Quelle est leur histoire ? Quelles sont leurs histoires ?

L’ouvrage « Fabuleuses cartes à jouer » répond de manière très complète à ces questions.

Jude Talbot, bibliothécaire jusqu’en novembre 2017 à la BnF, y a commencé l’inventaire début 2013, le catalogage et la numérisation des quelques 2 000 jeux conservés au département des Estampes et de la photographie. Dès 2015, l’idée de présenter ce fonds dans un ouvrage illustré émerge pour compléter la valorisation de la mise en ligne sur le site de Gallica. On peut d’ailleurs y  obtenir la reproduction de certains jeux de cartes

Cet ouvrage se découpe en quatre chapitres chronologiques. Chaque chapitre est richement illustré avec des reproductions de jeux de cartes en pleine page ou en détail. Plusieurs jeux sont présentés à chaque fois. Ces notices sont extrêmement documentées : date, lieu, historique précis, description complète du jeu, technique utilisée, lieu(x) et état de conservation, côte… Les illustrations sont de grande qualité.

Un ou plusieurs encarts sur un thème précis complète(nt) le tout.

Le premier chapitre traite de l’ « Origine et débuts de la carte à jouer – XVe-XVIe siècle. »

Le moment et le lieu précis de l’apparition des cartes restent incertains mais il est admis que les premiers jeux ont vu le jour en Orient, sans doute en Chine, vers le XIIe siècle. Par l’intermédiaire de marchands, ils atteignent l’Occident où les premières mentions datent du troisième tiers du XIVe siècle. Le succès est rapidement au rendez-vous, en lien avec le développement de l’invention et de la diffusion de la gravure en Europe. Les cartes gravées sont d’ailleurs les plus anciennes conservées et les premières gravures sur cuivre connues sont des cartes à jouer.

L’Eglise condamne rapidement cette activité de jeux, réputée comme immorale. Donnant lieu à des activités d’argent et de hasard, les autorités royales mettent en place des impôts sur les cartes à jouer y voyant une manne financière conséquente.

Les premiers jeux sont composés de cartes dites numérales (cartes à jouer, différentes des cartes de Tarot), le nombre de 52 cartes se fixe rapidement en France. Un jeu complet se compose de plusieurs couleurs ou « enseignes » avec des cartes de « figure » (avec des personnages) et des cartes de « points ».

Les cartiers sont libres de choisir les motifs mais les oiseaux, les fleurs et les quadrupèdes sont souvent représentés.

Avant la fin du XVe siècle, trois grandes familles de couleurs apparaissent en Europe:

* Au Sud, les quatre couleurs latines (bâton, coupe, denier, épée),

* Dans le monde germanique : les enseignes de grelot, gland, cœur et feuille,

* En France :pique, cœur, trèfle et carreau.

Dans le reste du monde,  en Chine, les enseignes sont liées au système monétaire, en Perse, en Inde, le jeu comporte au moins 8 couleurs.

Le jeu de Tarot, quant à lui, apparaît à la suite des cartes numérales, vers 1435 en Italie du Nord.

Un encart présente le nom des cartes et leur évolution dans le temps, toujours en lien avec la culture du temps mais aussi en référence à la culture antique, biblique et aux récits épiques.

 

Le deuxième chapitre « Des cartes pour apprendre, des cartes pour jouer – XVIIe-XVIIIe siècle » montre la professionnalisation du métier de maître cartier en Europe. En 1628, se crée en Angleterre la Worshipful Compagny of Makers of Playing Cars sous l’autorisation du roi Charles Ier en échange de paiement de taxes par les fabricants. La fiscalisation cartière s’étend en Europe avec par exemple, Henri III édictant le 21 janvier 1581 une ordonnance défendant d’exporter hors du royaume de France « aucunes sortes de papier, cartes et tarots […] sinon en payant un droit de traicte. »

Les cartiers français dominent le marché, d’un point de vue géographique central mais aussi parce que les enseignes françaises sont plus simples à reproduire au pochoir, « divisant par deux les temps d’exécution et les coûts de gravure des matrices ».

Le goût du jeu se répand, le nombre de cartiers augmente, mais curieusement l’iconographie s’appauvrit. En même temps, des jeux se fabriquent dans le « souci de l’art » mais aussi pour le côté éducatif, pour instruire tout en divertissant : mathématiques, histoire sainte, géographie, fables, héraldique, astronomie, art de la guerre. Les plus célèbres sont d’ailleurs commandés par Mazarin pour le jeune Louis XIV. Celles-ci sont présentées dans ce chapitre ainsi que plusieurs jeux de Tarot, qui connait à cette époque une seconde phase d’expansion.

Trois encarts présentent les principes de fabrication des cartes à jouer,  le déroulement des parties de cartes et le jeu de coucou avec des cartes sans enseignes.

 

Le troisième chapitre «  Les cartes à jouer entrent en politique – 1789-1822 ».

A cette période, les cartes perdent « en variété, en précision. » En effet, « il est décidé de standardiser le dessin des cartes à jouer et d’en limiter la production à certaines villes », pour « favoriser  la perception des taxes. »

La Révolution française ne change pas les habitudes, on continue à utiliser les cartes à figures anciennes. On peut supposer que les Rois, Reines et Valets ne se soient « désaffectés, aux yeux des joueurs, de l’héritage féodal sur lesquels ils étaient bâtis, pour n’être plus que des symboles ludiques. »

Les taxes indirectes, les corporations de métier sont abolies. Il faudra attendre 1793 et le citoyen Urbain Jaume qui dépose un brevet pour un jeu de cartes où les Rois deviennent des génies, les Dames, des libertés et les Valets des égalités. La Convention statue sur la disparition des « signes de royauté et de féodalité  qui se trouvent sur les cartes. »

Mais cette grande liberté est à nouveau entravée le 30 septembre 1797 avec le rétablissement du droit de timbre sur les cartes à jouer. En 1808, Napoléon établit une Régie des droits unis, « seule habilitée à fabriquer les moules des cartes à jouer ordinaires. »

Néanmoins, cette courte période va influencer les fabricants étrangers qui s’en inspireront pour leurs cartes politiques ou commémoratives.

Les écarts de ce chapitre présentent le jeu de Jacques-Louis David utilisant des figures antiques. De même on trouve des précisions sur le portrait officiel (1813-183) à employer uniquement pour la fabrication des jeux destinés au marché intérieur. Modèle que l’on utilise d’ailleurs encore aujourd’hui.

 

Le quatrième et dernier chapitre «  L’âge d’or et l’air du temps – de 1804 à nos jours »

L’aube du XIXe siècle annonce donc un âge d’or pour les jeux de cartes notamment avec deux inventions, la gravure de bout (on utilise le bois coupé dans le sens transversal de l’arbre et non plus dans le sens de la fibre) et la lithographie qui va s’imposer par la suite. Le nombre de tirage peut ainsi augmenter.

De nombreux brevets en lien avec les cartes foisonnent : distributeurs de cartes, compteurs de points, tapis, vernis, opacité des cartes… . Revers de la carte, les maîtres cartiers disparaissent au profit de l’industrie.

Les cartes traditionnelles côtoient de nombreuses cartes fantaisie, les artistes s’en emparent, Dubuffet, Dali, Sonia Delaunay…. De nouveaux jeux apparaissent comme le poker, la belote, le jeu des sept familles et  une nouvelle carte, le joker.

La carte tend néanmoins à se dématérialiser de nos jours avec les jeux en ligne mais en parallèle, elle se renouvelle auprès des jeunes générations avec les cartes à jouer et à collectionner comme Magic ou Pokemon.

Les derniers encarts présentent ce que l’on peut trouver au dos des cartes. Les cartes servent à tout à un moment où le papier est cher et les cartes répandues :  listes, billets de correspondances ou fiches… Au XIXe siècle tout change, on applique sur les dos blancs une couleur ou un « tarotage », voire par la suite avec les progrès de la technologie des décors complexes, objets de collection en soi, comme le montre l’encart sur le Joker.

L’ouvrage se termine sur des annexes : « histoire de la collection de cartes à jouer du département des estampes de la BnF », un glossaire très utile sur les termes techniques, une bibliographie, une table des illustrations, une liste des musées et établissements patrimoniaux conservant des cartes à jouer, une courte biographie des auteurs.

 

Ce magnifique livre est une référence dans le monde des cartes à jouer grâce à ses très nombreuses illustrations, ses textes certes techniques, précis mais très accessibles. Le sujet est parfaitement maîtrisé par l’auteur et les contributeurs, conservateurs à la Bnf.

C’est un état des lieux sur ces petits bouts de carton dont l’histoire est véritablement fascinante. Les liens avec l’évolution de la gravure, de l’estampe, mais aussi avec le contexte historique montrent que les cartes sont le reflet de la société.

Que l’on soit joueur occasionnel, professionnel, ou simple amateur de belle(s) histoire(s) ce livre est vraiment passionnant.