Trois ans après « la Faim dans le Monde, comprendre pour agir » (PUF), la présidente d’Action Contre la Faim (ACF) publie de nouveau un petit ouvrage (120 p) destiné à dénoncer autant qu’à expliquer une énigme fondamentale de l’époque actuelle: comment peut-il encore exister des famines alors que le monde a largement la capacité de nourrir le monde ? Sylvie Brunel est à fois fondamentalement optimiste sur le potentiel alimentaire de la planète (qui devrait permettre de nourrir jusqu’aux 11 milliards d’humains prévus dans un siècle) et passablement pessimiste quant à la volonté des sociétés de lutter contre la malnutrition et la famine.
Le premier chapitre définit et oppose rigoureusement ces deux derniers termes; plus encore que les symptômes, ce sont les causes qui les séparent : « les famines sont aujourd’hui le produit de la géopolitique, la malnutrition celui du sous-développement » (et, est-il précisé plus loin, des inégalités d’accès à la nourriture dans les sociétés du « sud »); p 53, un utile tableau regroupe les différences: malnutrition et famine ne concernent pas les même victimes, n’ont pas la même durée (chronique / aiguë) et ne relèvent pas des même solutions (des solutions techniques relativement simples pour la malnutrition, la mise en place de véritables police et justice internationales pour la famine). Sylvie Brunel tente aussi de chiffrer l’ampleur de ces phénomènes; les estimations des « Cassandre » sont ici souvent critiquées, notamment les chiffres avancés par les organisations onusiennes, peu épargnées par la dirigeante d’o.n.g (L’UNICEF avait notamment affirmé au début des années 80 que 15 millions d’enfants mouraient chaque année de la faim, soit plus que la totalité des décès d’enfant de moins de 5 ans!).
Le deuxième chapitre montre que les sociétés ont appris depuis longtemps à lutter contre les famines (la France dès Louis XIV); elles ont développé des outils d’information, de prévention efficace par le stockage et la redistribution; cette efficacité croissante est un des
marqueurs du processus de développement. Mais alors même que les sociétés apprenaient à juguler les famines, s’affirmait l’idée qu’il existait des « starving sections »: des peuples ou des classes que leur comportement nataliste et leur imprévoyance exposait aux famines et qu’il était inutile de secourir puisque la mort par faim constituait un correctif naturel inévitable (voir nécessaire?). Ainsi ont péri les Irlandais de 1846-47 et les Indiens de 1881.
Le troisième chapitre prend un tour encore plus historique: cette chronologie des famines du siècle passé oppose un premier XXème siècle où elle fait partie de la logique d’extermination des grands massacres et génocides, et un second XXe siècle où, sans disparaître (Cambodge), cette logique est dépassée par l’instrumentalisation de la famine par les pouvoirs et les groupes militaires (mais l’initiateur en avait toutefois été… Lénine!). Ces famines sont exposées pour détourner l’aide humanitaire et renforcer le pouvoir sur un territoire; la distribution de l’aide permet en effet bien des allégeances et des systèmes de contrôle. Après la chute du mur, ces famines se multiplient: elles furent plus nombreuses durant ces dix dernières années que lors du demi-siècle précédent.
Le quatrième Chapitre illustre la conséquence géographique de ce basculement: la géographie de la famine ne correspond plus désormais à la géographie de la malnutrition. Les famines n’apparaissent plus dans les traditionnels « pays de la fin » (Asie du Sud, Sahel, Nordeste, Andes Amérique Centrale »), pourtant souvent confrontés à une malnutrition chronique massive; mais ces pays
possèdent des moyens de prévention désormais efficaces contre la crise aiguë.
Les nouvelles famines frappent même parfois des pays au potentiel agricole important: ainsi la région dite du « Pool » près de Brazzaville,
le grenier du pays. Si cela est possible, c’est que les chefs de guerre bénéficient de l’intérêt bien compris de certaines compagnies
(pétrolières) et que les grands organismes internationaux, comme certaines ong, rentrent dans ce jeux du financement de la guerre civile par l’aide humanitaire.
D’où l’appel lancé en conclusion: il faut cesser d’encourager les régimes affameurs et ces derniers devraient être sanctionnés par la cour pénale internationale qui tarde à se mettre en oeuvre. Encore une fois, Sylvie Brunel réussit le tour de force dans le format de cet ouvrage à allier la précision de la définition et de l’analyse à la force du manifeste.
Marc Lohez