Avec Florida, Jean Dytar nous offre son second album. Mais on aurait vraiment tort de considérer cela comme un travail encore immature, une sorte de prolongement d’un premier essai. La maîtrise du récit, de la composition des planches, l’exécution des illustrations, tout concourt au contraire un travail de premier ordre. Jean Dytar s’affirme comme un auteur accompli, qui ne devrait pas tarder à obtenir une reconnaissance à la mesure de son talent.
Le récit s’ouvre en 1572, au moment où la famille du cartographe Jean le Moyne de Morgues apprend le massacre de la Saint-Barthélémy, le 24 août. Devenu protestant, lui et les siens ont trouvé leur salut en fuyant à Londres, sur les instances de Gaspard de Coligny. Or, il se trouve que Jean Le Moyne a été impliqué dans l’un des projets de l’amiral de France : créer une colonie française en Floride, pour prendre pied dans le Nouveau Monde, profiter de ses richesses et faire pièce à l’Espagne toute proche (Cuba est à quelques encablures de là). Il s’agit de la deuxième expédition française (1564), la première ayant échoué à s’implanter durablement en 1562 ; la seule trace est une place forte assez modeste : Charlesfort (sur l’île aujourd’hui dénommée Parris Island). Commandés par René de Laudonnière, la troupe missionnée par Charles X s’embarque ; Jacques Le Moyne doit mettre à jour les cartes. Toutefois, l’expédition tourne à nouveau à la débâcle : le cartographe est l’un des rares à pouvoir être sauvé, mais il revient en France sans aucun de ses dessins. Il doit reconstituer une carte, de mémoire, qui est jointe au rapport remis par Laudonnière au roi.
En 1572, l’expérience de Jean Le Moyne intéresse les Anglais, et plus particulièrement Walter Raleigh. Celui-ci a en effet la même ambition que Coligny : renforcer la présence anglaise en Amérique, notamment en développant la colonie de Virginie. Cela nécessite d’obtenir l’aval de la reine. Pour cela, il cherche à s’appuyer sur les protestants qui ont pu participer à des expéditions en Amérique : Jean Le Moyne est donc sollicité, mais profondément marqué par son passé, il s’y refuse. Raleigh s’appuie sur un graveur et imprimeur, protestant réfugié à Francfort : Théodore de Bry. Celui-ci a commencé à éditer une collection de relations sur les grandes expéditions. À la mort de Jean Le Moyne, en 1588, sa femme confie les écrits de son mari, qu’elle complète par une carte de sa réalisation. Elle a en effet travaillé aux côtés d’un autre cartographe de l’école de Dieppe : Guillaume Le Testu. Le livre finit par paraître trois ans plus tard, en 1591, sous le titre Brevis narratio eorum quae in Florida Americae provincia Gallis acciderunt.
Voilà pour le récit, résumé à grands traits tant l’histoire est riche. Outre les qualités de la bande dessinée, qu’on a présentées plus haut, il faut en mentionner d’autres. Elle s’appuie en effet sur des reproductions par Jean Dytar de cartes et de dessins d’époque (dont André Thévet, sur l’expédition française au Brésil, ou le Codex Mendoza), qui témoignent de l’important effort documentaire que son travail a nécessité. De plus, on trouvera dix-sept planches entières du livre de 1591 sur un total de quarante-deux : cela change des minuscules vignettes que nous proposent trop souvent les manuels scolaires, et parfois de façon tronquée. On voit tout de suite l’intérêt pédagogique de cette initiative, qui donne à comprendre la façon dont les illustrateurs voyaient le Nouveau Monde, au travers des témoignages recueillies et de leur imagination. Le récit est complété par un article de Frank Lestringant, professeur de littérature de la Renaissance, sur les tentatives françaises en Floride.
Rares sont les auteurs qui s’immergent dans le contexte du XVIe siècle, et ce n’est pas un moindre mérite que de s’attaquer, en plus, à un épisode qui est aujourd’hui complètement sorti de l’imaginaire collectif. Aussi, Florida doit être considéré comme l’un des plus importants albums du genre, sinon le plus important.
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes