Frédéric Barberousse, empereur de 1152 à 1190, est, depuis l’époque du romantisme et des guerres napoléoniennes, l’empereur endormi dans une grotte sous le mont du Kyffhaüser en Thuringe, qui ne se réveillera qu’à la fin des temps. Le monument érigé en ce lieu à la fin du XIXe siècle par le Kyffhaüserbund, association nationaliste, révèle les paradoxes de la mémoire puisque l’homme mourut non dans les forêts germaniques, mais en Petite Arménie, au sud de l’actuelle Turquie ; par la suite, son nom fut donné par Hitler à l’opération lancée contre l’URSS, alors que ses expéditions militaires s’étaient déroulées en Italie.

Du mythe à l’homme

Cet homme, qui avait effectivement une barbe rousse, ne dominait pas seulement un territoire germanique en plein essor, mais était également roi de Bourgogne et roi des Romains. Le titre impérial justifiait à ses prétentions à la domination universelle et le plaçait ainsi en situation de rivalité potentielle avec le pape. Afin de rehausser cette autorité, le principal conseiller de Frédéric, Rainald de Daissel, rapporta de Milan à Cologne les reliques des rois Mages, où elles sont encore conservées de nos jours. Pour les mêmes raisons, Frédéric fit canoniser son prédécesseur Charlemagne en 1165; d’une manière générale, toute ses actions visent à proclamer son pouvoir.

Les affaires allemandes

Les prédécesseurs de Frédéric, Lothaire II et Conrad III, avaient été des empereurs faibles, sous les règnes desquels les luttes entre les familles des Welfs et des Staufen avaient mis à mal le fragile équilibre de l’Empire ; le choix de Frédéric, fils d’un Staufen et d’une Welf, fut donc celui du compromis. Frédéric montra à l’occasion de son élection par la Diète l’étendue de ses talents diplomatiques, d’autant plus nécessaires que les pouvoirs de l’empereur étaient en réalité limités : certes, il devait garantir la paix et il pouvait mettre au ban de l’Empire ceux qui la troublaient – comme lorsqu’il condamna en 1180 son cousin Henri le Lion, trop ambitieux et incontrôlable, à la perte de ses duchés (Saxe et Bavière) et au bannissement – mais il ne disposait pas d’un domaine propre semblable à celui du roi de France. C’est donc une des réussites de Frédéric que d’avoir réussi à s’attacher les fidélités des grands, en procédant entre autre à une importante réorganisation du territoire germanique.

Le bourbier italien

Le règne de Frédéric est scandé par les expéditions en Italie. Lors de son accession au trône, la révolte faisait rage à Rome : les insurgés, derrière Arnaud de Brescia, firent appel à l’empereur au nom de la tradition civique antique, alors que les papes lui demandaient également son appui. Frédéric se rendit pour la première fois dans la péninsule en 1155 et s’y fit couronner empereur, mais les rapports avec le pape s’avérèrent tendus, chacun voulant affirmer qu’il détenait l’autorité suprême : rapidement, le pape Adrien IV préféra l’alliance sicilienne, à laquelle se joignit l’Empire byzantin qui connaissait une nouvelle grandeur sous Manuel Comnène (jusqu’à la défaite de ce dernier contre les Turcs à Myriokephalon en 1176).
À ces tensions s’ajoutait la volonté des villes lombardes, et surtout de Milan, d’obtenir plus d’autonomie par rapport à l’empereur : l’essor des communes posait en termes nouveaux une question ancienne. Une première diète à Roncaglia en 1155 n’avait pas réglé les problèmes, une deuxième s’y tint à la fin de 1158, après que les armées impériales, renforcées par des contingents des autres villes, eurent contraint Milan à se soumettre. Frédéric insista pour réaffirmer ses droits régaliens, en instituant en particulier des podestats impériaux censés remplacer les consuls : il fit aussi de la Lombardie, par les amendes et réparations qu’il infligea, mais aussi par les versements qu’il obtint à des titres divers, une des principales sources de financement de l’Empire.
La crise éclata après la mort d’Adrien IV en 1159 lorsque furent élus, dans des circonstances troubles, deux papes, Alexandre III, très hostile à Frédéric, et Victor IV, qui lui était au contraire favorable : le schisme devait durer presque 25 ans et mobiliser l’ensemble de la chrétienté occidentale. Il fut d’autant plus difficile à gérer pour l’empereur que les villes lombardes se soulevèrent contre sa tutelle et surtout celle de ses podestats, en s’alliant avec Alexandre III : la destruction de Milan par les impériaux en 1162 n’empêcha pas la constitution de la ligue lombarde en 1167 qui infligea à l’empereur la retentissante défaite de Legnano (1176). La paix de Constance en 1183 fut le résultat de concessions réciproques : l’empereur réaffirmait ses droits souverains sur les cités lombardes en exigeant des consuls un serment de fidélité, mais il reconnaissait de facto l’autonomie juridique des villes, autorisées entre autre – et le symbole est très fort – à ériger des fortifications.

La Terre Sainte

Le règlement définitif de la querelle avec le pape en 1188 se fit sous les auspices de l’appel à la Croisade, puisque Saladin, après avoir vaincu les chrétiens à Hattin, était entré dans Jérusalem le 2 octobre 1187. Les appels à la Croisade des papes dans les décennies précédentes étaient restés vains, mais la situation nouvelle entraîna une mobilisation générale. Frédéric, qui avait déjà participé à la Deuxième Croisade dans sa jeunesse, prit la tête des troupes allemandes et italiennes ; après une difficile traversée de l’Anatolie, il mourut en pays chrétien, le 10 mai 1190, dans la rivière Selif.

Le premier chapitre de cet ouvrage, très long, expose la situation géopolitique de l’Occident et même de l’Orient, d’une manière très claire. Par la suite, on se perd parfois dans le récit très détaillé et dense des événements, avant de reprendre pied à la fin. On aimerait toutefois en savoir plus sur le fonctionnement régulier de l’Empire, et sur les vues politiques de grands nobles que l’on entrevoit surtout durant diverses rébellions, quitte à s’éloigner un peu du fil des événements. L’ensemble permet cependant d’appréhender la complexité de cette époque et rappelle l’importance de l’héritage impérial pour le rôle central de la Méditerranée au XIIe siècle : alors même que le développement des villes rhénanes, l’exploitation des mines d’argent du Harz et la colonisation orientale étaient au coeur de l’essor économique allemand, et que les aristocrates allemands souhaitaient concentrer leur attention sur les terres germaniques, les yeux du souverain étaient tournés vers l’Italie où se trouvait pour lui le fondement de son autorité. De même qu’Otton III avant lui et Frédéric II après, Frédéric Barberousse incarne la complexité du Saint-Empire romain germanique, si exotique pour le lecteur français, comme cette biographie vient le rappeler.

Yann Coz © Clionautes