Proposer une étude qui brise les codes de l’histoire nationale, qui propose une vision dépassant le cadre francocentré ou germano centré était l’un des objectifs des manuels franco-allemands à destination des lycéens avec pour but principal de construire la paix et de donner des bases au projet européen. C’est également l’un des objectifs majeurs et affiché de cet ouvrage intitulé Allemagne et France au cœur du Moyen Age paru en novembre 2020 dans la collection Passés Composés.

Sortir des échelles nationales pour penser un cadre européen

Les auteurs dirigés par Dominique Barthélémy et Rolf Grosse proposent des articles d’histoire médiévale qui permettent de brosser un tableau de l’histoire médiévale des régions issues de l’ancien empire carolingien et tout particulièrement entre Loire et Rhin depuis les Serments de Strasbourg en 842 et le partage de l’Empire en 843 jusqu’à la bataille de Bouvines en 1214. Les espaces de l’ancienne Francie centrale devenue Lotharingie sont donc aussi objet de l’étude et le livre ne porte donc pas sur les seuls Etats contemporains que sont la France et l’Allemagne. Il est aussi question des actuels Pays Bas, Belgique et Luxembourg. L’ouvrage propose ainsi un cadre d’étude pour une histoire transnationale qui étudie de manière conjointe et comparée l’évolution des espaces issus de l’empire carolingien. Il met en relation les anciennes sociétés françaises et allemandes par le choix des sujets des articles des personnages, des évènements, des faits de société.

Le livre est ainsi constitué d’une vingtaine d’articles d’environ dix pages chacun écrits par des auteurs allemands, français, belges. Après une synthèse illustrée de différentes cartes sur l’histoire de cette région jusqu’en 1214 (Bouvines), les articles sont organisés de manière chronologique et thématique de telle sorte qu’ils peuvent être lus les uns à la suite des autres pour brosser un parcours cohérent à travers les quatre siècles ou être l’objet d’une lecture séparée, fragmentaire pour compléter un travail ou éclairer seulement une période. Certains articles peuvent aussi être utilisés comme support scientifique pour créer des études de cas plus pointues en 5ème (sur Bouvines, sur l’architecture gothique, sur l’héraldique et les tournois) ou dans des sections européennes (les serments de Strasbourg, Gerberge).

France et Allemagne : Elaborer une histoire commune

A travers les différents articles, l’ouvrage porte une triple réflexion. La première porte sur les sources de l’histoire médiévale et la manière d’écrire et d’élaborer une histoire commune, la seconde porte sur la construction d’une société aux principes partagés mais qui progressivement se différencie et la dernière sur les différents biais d’une rencontre des espaces germaniques et français.

Le livre est un « beau livre » au papier glacé et aux nombreuses illustrations de documents originaux : manuscrits avec leurs traductions, photos d’architectures, enluminures. Les articles portent des réflexions sur ces nombreuses sources. Souvent, l’objet d’un article est le document lui-même et l’on peut lire une réflexion sur les documents écrits ou iconographiques, sur leur élaboration dans un contexte politique et artistique particulier et sur leur réception par les contemporains et leur interprétation au cours des siècles. Les documents écrits sont donc nombreux. On parle de documents juridiques comme les Serments de Strasbourg, de récits imaginaires comme l’histoire de Lidéric le forestier pour expliquer l’origine de la Flandre, de récits historiques comme la Philippide qui évoque la bataille de Bouvines.

Sont analysés aussi des œuvres de la littérature courtoise française et leurs interprétations allemandes comme c’est le cas de « la métamorphose allemande de Parzival ». L’exemple des deux chartes ottoniennes retrouvées récemment dans les archives du Duc d’Arenberg sont aussi analysées et pose une réflexion sur les faux élaborés par les abbayes pour justifier des droits sur les terres et sur le rôle des avoués. En l’occurrence ici, le diplôme élaboré par Henri Ier l’Oiseleur pour l’abbaye de Crespin dans le Hainaut est un faux confectionné au XIIème siècle et apprend autant sur l’époque du XIIème siècle que sur celle du Xème siècle.

Ces interrogations menées à partir des documents écrits le sont autant autour de l’iconographie, les blasons et la naissance de l’héraldique mais aussi et surtout à propos des nombreuses enluminures qui illustrent les articles. Elles sont analysées en tant qu’exemples de propagande royale, comme illustration d’un document annexe ou comme objet de rayonnement culturel et intellectuel. Anne-Orange Poilpré décrit et analyse l’enluminure qui montre l’hommage des nations à Otton III entre 998-1001. Elle montre bien dans cet article comment ces évangiles et cette esthétique représentent ce que l’Empire aspire à incarner. Elle met en évidence que la souveraineté est articulée autour des deux ordines, ceux qui combattent et ceux qui prient et que la mise en scène architecturale s’inspire de l’iconographie gréco-romaine.

Révélateur de son époque, l’enluminure est aussi un programme politique valorisant le règne impérial dans un cadre chrétien. L’enluminure de la bataille de Bouvines est également analysée pour elle-même. Les auteurs montrent bien à quel point elle est anachronique, créée plusieurs siècles après la bataille et qu’elle répond à la propagande royale du XVème siècle. L’enluminure représentant les gouttes de sang et illustrant l’histoire de Parzival est aussi décrite et analysée par J.R Valette en complément de l’analyse littéraire. Cependant, un autre article, celui sur « l’enluminure messine du haut Moyen Age – fin VIIIème- milieu du Xième siècle » rédigé par Charlotte Denoël met en évidence la création de ces œuvres d’art comme un facteur de rayonnement artistique et culturel. Elle montre bien le rôle de Drogon, le fils illégitime de Charlemagne et évêque de Metz, qui fait venir des artistes pour enrichir le trésor de la cathédrale et répondre aux commandes impériales.

De ces documents, de ces sources, une dernière remarque émerge, celle de la question des langues. Le premier article est consacré aux serments de Strasbourg en 842. Imgard Fees montre l’importance diplomatique de l’usage des langues et insiste sur le fait que les deux langues que les deux princes parlaient étaient utilisées à part égale pour que les soldats les comprennent. Un autre article portant sur « la séquence de Sainte Eulalie et le Ludwigslied » rédigé par Jens Schneider s’attarde beaucoup sur cette question de la naissance des langues et cette différenciation. Il explique que ces deux textes sont considérés comme des jalons importants dans le processus d’émancipation des langues. Ils sont fondateurs pour la création d’ une littérature vernaculaire.

La constitution d’une société commune

La deuxième grande réflexion que porte l’ouvrage est la constitution d’une société commune, avec des repères et des principes partagés malgré des différences qui s’esquissent au cours des siècles. Trois repères peuvent être ici mis en avant : la place centrale du christianisme, la mise en place de la féodalité médiévale et l’évolution vers une société éduquée.

De fait, les références au christianisme sont très nombreuses surtout pour élaborer une réflexion sur les rapports entre le temporel et le spirituel. Les questions de droit sont ici centrales. Il en est question dans la charte ottonienne de l’abbaye de Crépin qui met en évidence le rôle des abbayes au niveau juridique, l’organisation des plaids et la place des avoués. Plusieurs articles font aussi référence à la querelle des investitures, à la réforme de l’Eglise et également aux querelles entre l’Empereur et le pape.

L’étude de « la lettre d’Yves de Chartres à Hugues de Lyon » par Christof Roelker interroge le rôle du roi dans l’investiture des évêques. Il tente de trouver un compromis entre l’interdiction du pape et l’importance du lien entre le roi et l’Etat dans la mesure où de nombreux religieux étaient en charge de l’administration centrale et étaient aussi des seigneurs. Cette lettre est ainsi un modèle pour le compromis élaboré lors du Concordat de Worms en 1122. On retrouve aussi cette problématique dans l’article de Harald Muller portant sur « Jean de Salisbury ou le schisme alexandrin en 1160 ». Au-delà de la question des investitures des évêques, il est intéressant de voir le rôle des empereurs et des rois dans les choix des papes.

L’article intitulé « la trêve de Dieu, de la Catalogne à Cologne » interroge la notion de « trêve de Dieu » et pose la question du détenteur du monopole de la violence légitime. L’article montre qu’il y a une différenciation entre le royaume de France qui va progressivement adopter un code juridique fondé sur les trêves de Dieu et les décisions prises en Allemagne. Il met l’accent sur l’adoption par l’archevêque de Cologne de la trêve de dieu pour son archevêché, ce qui contribua à la genèse de l’Electorat de Cologne. Il insiste aussi sur la mise en place de paix territoriales laïques (Landfrieden) dans de nombreux états allemands. Par ce système qui s’impose progressivement en terre germanique, ce sont les rois et les grands qui protègent les églises, les marchands, les populations civiles.

Enfin, le droit pose aussi la question de l’élaboration de règles juridiques prévoyant l’existence de non-chrétiens dans la société.  C’est ce qu’analyse Johannes Heil dans l’article intitulé « Persécution ou protection des Juifs en France et en Allemagne ». Il montre l’évolution des différents statuts dans les deux sociétés, et évoque l’importance du rôle des lettres de protection émises par les souverains carolingiens en 825. Celles-ci apparaissent comme les premières tentatives de garantir l’existence de non chrétiens au sein du monde chrétien. Il insiste également sur le fait que les souverains ont principalement manifesté la volonté de protéger malgré leur hostilité. Il montre enfin que les premiers pogroms apparaissent au moment des croisades, mettant en évidence deux tendances opposées. En France, les rois excluent et expulsent à partir de Philippe Auguste et sous Philippe le Bel tandis qu’en Allemagne les violences n’apparaissent que lors des vacances de pouvoir, des changements de régime.

Dans l’élaboration d’une société commune, l’ouvrage met aussi en évidence la formation d’une société féodale. L’enluminure ottonienne montre la naissance d’une société d’ordines consacrés à ceux qui combattent et ceux qui prient. L’article sur le Dimanche de Bouvines évoque les loyautés des chevaliers envers leurs suzerains tandis que deux articles évoquent la naissance d’une société courtoise dont les codes changent.

L’article de J.F Nieus sur « l’essor du tournoi chevaleresque et l’invention des armoiries » explique comment les transformations de l’idéal chevaleresque bouleversent les comportements sociaux et culturels de l’aristocratie européenne. Les modes de vie de la noblesse sont transformés : circuits de tournois organisés par les princes plus que par les rois induisant une nouvelle sociabilité, naissance des emblèmes héraldiques, littérature courtoise… L’analyse de l’adaptation du personnage de Perceval en Allemagne montre aussi le rôle de l’imaginaire symbolique de la chevalerie (combats et amitiés chevaleresques, place de la femme aimée).

Cette société qui s’urbanise est également marquée par l’éducation et les premières circulations estudiantines. Deux articles abordent ce point. Le premier évoque « les Allemands et Lorrains aux écoles de France » et montre comment s’élabore une sociabilité estudiantine. Jacques Verger y explique que les écoles étaient principalement sous le contrôle de l’église, dans les monastères et dans les palais. Progressivement, sous l’effet de la croissance urbaine, du développement de l’écrit, du dynamisme de la société, des centres urbains majeurs s’affirment comme Paris, Bologne, Oxford. Dans cette géographie universitaire, les échanges sont nombreux, les étudiants sont souvent itinérants mais on observe des rapports inégaux.

Les Allemands ont moins d’écoles et viennent davantage se former en France et aussi en Angleterre et en Italie. A l’inverse, peu de Français, d’Anglais, d’Italiens se sont rendus en Allemagne pour étudier. Un autre personnage, Jean de Salisbury incarne cette itinérance. On voit dans l’article précédemment cité qu’il a été longtemps formé en France, qu’il s’y est constitué un solide réseau d’amitiés. Cela lui a permis de se constituer un réseau d’informateurs qui ont donné beaucoup de valeurs à ses écrits. Cette formation en France lui a également permis de trouver un lieu d’accueil lors de son exil.

La rencontre des espaces de la France et de l’Allemagne

Le dernier grand axe de réflexion que porte l’ouvrage est celui sur la rencontre des espaces français et germaniques. Cette rencontre se fait surtout lors de grands évènements, de rencontres guerrières ou diplomatiques mais aussi s’incarne dans des personnages qui traversent les frontières ou qui fondent des dynasties. Certains lieux en deviennent alors des symboles.

Des évènements sont ici mis en avant pour symboliser la rencontre entre les espaces. Il est surtout question de rencontres diplomatiques et guerrières qui concernent les Grands, les rois. De fait, l’article qui porte sur « les faux semblants d’une rencontre au sommet – Mouzon et Yvois – 10-11 aout 1023 » montre les différents enjeux diplomatiques d’une rencontre entre Henri II et Robert le Pieux. On y voit l’importance de la Meuse comme lieu symbolique de la rencontre médiévale car frontière entre terre d’Empire et terre française. Patrick Corbet, l’auteur, montre qu’il y a une prééminence du royaume oriental dans le choix du lieu et de la date.  Dans la question du rapport de force diplomatique, les propositions émises par Jean de Salisbury deux siècles après à propos du choix du pape montrent que le royaume de France a toujours le choix du Pape qu’elle souhaite.

Les rencontres peuvent être aussi des affrontements plus ou moins directs. Deux évènements sont ici étudiés « une menace allemande contre Reims en 1124 » et « les Allemands à Bouvines en 1214 ». Le premier article rédigé par Gerhard Lubich raconte l’attaque allemande menée par Henri V en 1124 contre la France. Cette incursion jusqu’à Reims a été brève, l’empereur ayant dû faire demi-tour car des révoltes internes éclataient dans l’Empire. Il insiste sur le fait que cet évènement s’inscrit dans une configuration diplomatique européenne qui demeure jusqu’à Bouvines (une alliance allemande avec les rois anglais contre la France avec pour enjeu la Normandie) mais révèle aussi la distance qui s’est élargie entre les deux pays.

L’Empire germanique est alors en situation difficile, les princes travaillent pour eux et contre l’Empereur dans une situation de quasi guerre civile et de distance avec le pape tandis que la France consolide son royaume, a le soutien du pape et n’a qu’un problème, la Normandie. La perte de communication entre les deux espaces est alors flagrante. Ce conflit se retrouve également à Bouvines où l’article traite des relations avec les princes allemands et de la manière dont l’évènement est tourné à la faveur de Philippe Auguste.

Alors que les rencontres entre les deux pays témoignant de l’évolution des rapports de force diplomatique entre les deux pays sont mises en avant, les parcours de différents personnages à l’origine de dynastie ou de personnages faisant le lien entre les deux territoires sont étudiés en détail. Quatre se distinguent particulièrement : « le comte/ duc « Henri le Grand » fin VIIIème-milieu IX » étudié par Stéphane Lebecq, Gieslebert de Lotharingie dont « l’implacable portrait » est analysé par Jean-Louis Kupper et « Gerberge, une reine « allemande » de France » étudiée par Anne Marie Helvétius. Ces trois personnages sont des rois, reines, duc ayant réellement existé. Le dernier personnage est imaginaire, il s’agit du « forestier Lidéric ancêtre des comtes de Flandre » dont l’étude est menée par Jean Marie Moeglin.

Dans le cas d’Henri le Grand, Stéphane Lebecq évoque les exploits d’Henri dans ses combats contre les vikings sur le Rhin et sur la Seine à Paris où il meurt. Cependant il s’attache surtout à montrer l’importance généalogique de ce personnage pour les dynasties germaniques et françaises. En effet, par sa fille il est lui-même grand père de Henri Ier l’Oiseleur, roi de Germanie et membre de la dynastie des Ottoniens. Henri l’oiseleur est aussi le grand-père d’Hugues Capet. Le personnage de Lidéric en revanche est un personnage imaginaire inventée par deux monastères Saint Pierre de Gand et Saint Bertin de Saint Omer. Cette histoire est un instrument politique au service du Comte de Flandre et qui justifie la fondation du Comté de Flandre aux confins des espaces français et germaniques. J.M Moeglin montre comment cette histoire est recomposée, remodelée au fil du temps pour ne pas prêter d’allégeance trop forte ou à la France ou à l’Allemagne. Les espaces intermédiaires que sont les territoires issus de la Francie centrale revêtent une importance capitale.

La Lotharingie est en effet un lieu stratégique qui fait l’objet de convoitises et d’incessants jeux diplomatiques. On le voit bien dans l’étude menée sur le duc de Lotharingie Gieslebert qui ne cesse de changer de camp et de trahir, soit au profit de Henri l’oiseleur ou son fils Otton puis au service des carolingiens. Il prend part à une expédition contre l’empereur avec Louis IV et trouve la mort en se noyant dans le Rhin. Ce personnage est donc resté dans les mémoires comme le traître, il est comparé à Catilina et sa mort est interprétée comme une damnation. Sa femme Gerberge est ensuite étudiée et l’on peut voir dans son étude la place des femmes de l’aristocratie, le rôle des mariages dans la diplomatie, leur rôle en politique. En effet, après la mort de son mari Gieslebert, elle épouse Louis IV et prend le parti des Carolingiens (contre sa sœur Hadwige épouse d’Eudes et mère d’Hugues Capet). Elle assure la régence, mène des armées, les soldats lui prêtent serment, tente des réformes religieuses et gère ses domaines et abbayes.

C’est elle qui contribue à faire de Reims un lieu central pour le royaume de France. Mais l’attachement qu’elle et son fils Charles portent à la Lotharingie joue en la défaveur des Carolingiens. Les Allemands choisirent de soutenir Hugues Capet car celui-ci avait peu d’intérêt à cet espace et Otton, l’empereur, y accordait beaucoup d’importance. Ce qui frappe dans cet exemple c’est le fait que les deux sœurs allemandes du Premier empereur germanique ont épousé des princes français opposés et ont chacune tout tenté pour que leurs fils deviennent rois de France avec le soutien de leurs frères et neveu allemands.

Par la diversité des sujets abordés et par les réflexions qu’il permet de mener sur les sources de l’histoire européenne, sur l’élaboration d’une société commune et sur les lieux, moments et personnages qui favorisent la rencontre entre la France et l’Allemagne, cet ouvrage est passionnant et riche.