L’étude de la collection « Français d’ailleurs, peuple d’ici » sur les Tamouls à Paris est le résultat des réflexions menées autour de l’altérité et de l’exotisme par son auteure au cours de son premier voyage dans le subcontinent indien en 2005. Dans une démarche ethno-anthropologique revendiquée, Aude Mary décrit et analyse la vie de la communauté tamoule de Paris. Son travail est circonscrit aux alentours de la station de métro « La Chapelle » depuis « Max-Dormoy » jusqu’à la « Gare du Nord ». Une utile carte permet de localiser les principaux éléments de ce territoire tamoul dans la capitale qu’Aude Mary propose de dénommer « Little Jafna », puisque l’essentiel des Tamouls de France sont originaire du Sri Lanka.
Dans une première partie, l’auteure s’intéresse aux émigrés tamouls. Cette émigration, liée aux tensions politiques, est souvent vécue comme un exil. Le conflit sri lankais, qui a déjà fait quelques 65.000 morts en trente ans, « joue un rôle essentiel dans le processus de réaffirmation identitaire » (p.24). La carte de répartition des communautés ethnico-religieuses du Sri Lanka (p.27), pour la légende de laquelle s’est glissée une inversion, souligne la complexité de l’île. Dans l’ensemble, les Tamouls de La Chapelle restent silencieux sur les souffrances de la guerre. Pour ces populations fuyant les tensions continues, l’ancienne métropole coloniale britannique apparaît comme l’Eldorado inaccessible, aux règles migratoires de plus en plus sévères. Sans se détourner de la communauté, les plus jeunes, souvent nés en France, ont le « regard tourné vers l’Occident », lieu de paix, par opposition au « là-bas » où le pire est à craindre. Dès lors, la France est au pire seulement un lieu de passage vers l’Angleterre, au mieux la terre natale et l’Eden incarné. Cet aspect rend l’étude encore plus intéressante, puisqu’il est dès lors question de comprendre la territorialisation d’une communauté diasporée provisoire. Ce quartier, qui n’est pas le lieu d’habitation des familles sri lankaises d’Ile de France, sert de lieu de « permanence identitaire » par les commerces ou les associations qui s’y constituent.
Dans un deuxième temps, Aude Mary démontre en quoi le quartier de La Chapelle peut être considéré comme un « espace territorialisé » pour les Tamouls de France. La scolarisation est une des premières caractéristiques de l’inscription de la communauté dans le quartier. Au fond des immeubles, se trouvent écoles et temples. Souvent déclassés par l’émigration, les membres de la communauté, généralement issus de castes supérieures, mettent l’accent sur la scolarisation de leurs enfants. Ceux-ci, majoritairement scolarisés dans les établissements privés dans le système français, reçoivent une éducation complémentaire dans les écoles tamoules. Ils y apprennent en particulier la langue de leurs parents, « véhicule le plus déterminant de l’identité ». Objet d’atteintes fréquentes depuis 1956 par le gouvernement sri lankais, la langue constitue effectivement pour cette communauté un élément essentiel voire fondateur. Les lieux de prière forment l’autre ciment identitaire de ces exilés, majoritairement hindous et parfois chrétiens. Ils accueillent les rites à qui la communauté attribue le rôle de refuge.
Enfin, dans sa troisième et dernière partie, l’ethnologue étudie « les signes extérieurs de tamoulité ». Elle souligne la difficulté pour cette communauté d’intégrer des signes dans un paysage urbain déjà existant sans remettre en cause celui-ci. Dans ce quartier pleinement parisien, la rue est le lieu de tamoulité par excellence, mais change de fonction et d’ambiance selon le moment. En semaine, les commerces accueillent les hommes qui sortent du travail et se retrouvent quelques instants avant de prendre le train de banlieue pour rejoindre leur domicile. En revanche, le week-end, le quartier devient un espace familial. Les hommes, particulièrement les jeunes, font de certaines parties de la rue un terrain improvisé pour leurs parties de cricket. Dans ce quartier aux commerces ethniques (la première boutique tamoule du quartier s’est ouverte vers 1982), dans lesquels il est difficile pour un non-initié de trouver ce que l’on cherche, les membres de la communauté tamoule ont accès à un large éventail de produits de leur terre d’origine. Ainsi, il est possible de louer les DVD de films de Kollywood, capitale de la production cinématographique tamoule, ainsi appelée en référence à Hollywood et surtout à Bollywood, à partir du nom des studios de Kodambakhan, à Madras, où sont tournés un grand nombre de ces films. Il est aussi possible d’assister à des séances publiques internes à la communauté, organisées par exemple par des associations. Enfin, depuis 1995, chaque année, la communauté se rassemble pour le défilé de Ganesh.
Dans sa conclusion, l’auteure s’interroge sur la réalité de l’intégration des Tamouls de France et se demande si, plus qu’un socle de la présence tamoule en France, le quartier de La Chapelle ne pourrait pas être qualifié de béquille.
Le regard ethnologique et anthropologique est toujours réjouissant pour les historiens et géographes que nous sommes. L’étude d’Aude Mary n’échappe pas à la règle. Dans un style plaisant, elle nous fait pénétrer dans les secrets de cette communauté discrète. Son ouvrage parfume d’un peu d’exotisme le bitume parisien, avec un réel sérieux. On pourra juste regretter qu’à côté des deux cartes, utiles mais peu développées, l’auteure n’ait pas proposé des éléments statistiques fouillés. Cela ne retire pour autant rien à cette agréable invitation au voyage.
©Les Clionautes