La dernière page de cette bande dessinée, à la fois synthétique et programmatique, concentre et éclaire les intentions de l’ouvrage. Il apparaît judicieux de la citer in extenso en préambule, tant elle en résume l’ambition et la portée : « Cette bande dessinée en forme d’essai graphique n’est pas une adaptation illustrée du livre intitulé French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis, mais plutôt une double tentative : voir si le dessin pourrait rendre plus accessibles et plus utilisables les concepts de philosophes pas toujours faciles (c’est le côté pratique théorique), et voir si ces concepts et leur histoire mouvementée, au moment où ils sont attaqués de toutes parts, pourraient aider à résister aux fascismes qui montent (c’est le côté arme de tête) – à commencer par la vague fascisante qui menace l’Europe et vient de submerger les États-Unis, un pays qui n’est plus le même que celui qui accueillait, hier, la French Theory. » (p. 214)
Un pari graphique et intellectuel réussi L’entreprise de donner à voir la complexité des pensées de Foucault, Derrida ou Deleuze, tout en mobilisant les ressources narratives et esthétiques du roman graphique, relève du tour de force. L’ouvrage y parvient avec brio, alliant rigueur conceptuelle et inventivité visuelle. L’intelligence du propos se manifeste tant dans l’exposition des théories exigeantes de ces philosophes que dans la mise en récit de leurs biographies et des contextes géopolitiques, historiques et culturels qui les ont façonnés. Sur le plan graphique, la bande dessinée séduit par une esthétique marquée, où les couleurs vives, presque criardes, et les compositions dynamiques restituent avec justesse l’effervescence des années 1970 et la vitalité de la contre-culture américaine.
Une structure narrative en cinq mouvements L’ouvrage s’articule en cinq parties, chacune explorant une facette de la réception et de l’héritage de la « French Theory ».
Déambulations américaines
Cette première section retrace l’accueil réservé aux œuvres de Michel Foucault, Jacques Lacan, Jacques Derrida, Félix Guattari, Gilles Deleuze et Jean Baudrillard sur les campus américains, ainsi que leurs interactions avec la jeunesse intellectuelle et la contre-culture des années 1970 à 1990. Elle souligne, non sans ironie, le paradoxe d’une pensée française alors méconnue dans son pays d’origine. L’épisode du voyage de Foucault sous LSD dans le désert, notamment, illustre avec humour et profondeur la rencontre entre ces philosophes et le Nouveau Monde.
Les cinq fantastiques
Empruntant à l’imagerie des comics américains, cette partie met en scène les concepts de Foucault sur les rapports de pouvoir et de norme, ainsi que l’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari. Thomas Daquin y déploie une créativité graphique remarquable, brisant les codes traditionnels de la bande dessinée pour mieux rendre compte de la pensée rhizomatique et foisonnante de ces auteurs.
Usages américains
Bien que quelque peu frustrante par sa brièveté, cette section dresse un panorama des influences de la « French Theory » sur des intellectuels majeurs tels qu’Edward Saïd, Homi Bhabha, Gayatri Chakravorty Spivak, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick, Fredric Jameson ou Stanley Fish. Elle invite le lecteur à approfondir la découverte de ces figures incontournables de la pensée postcoloniale, féministe et critique.
Des ami·e·s (et des ennemi·e·s)
Cette partie, particulièrement documentée, analyse le « backlash » dont ces penseurs ont fait l’objet, notamment après le 11 septembre 2001 et l’arrivée au pouvoir de George W. Bush. Elle met en lumière les critiques émanant tant des conservateurs que de certaines féministes (comme Camille Paglia) ou marxistes. Les auteurs y rappellent avec justesse : « La French Theory est une boîte à outils politiques qui inclut sa propre critique, mais pas vraiment de notice d’utilisation, car tout dépend de qui l’utilise et du problème à résoudre. » (p. 173)
Allers-retours : théories voyageuses
En conclusion, cette dernière partie esquisse un panorama des héritiers et héritières de la « French Theory », de Slavoj Žižek à Giorgio Agamben, en passant par Toni Negri et Roberto Esposito. Elle souligne également le retour en France de ces penseurs, ainsi que les usages militants de leurs œuvres, souvent plus célébrés à l’étranger qu’en métropole.
Une œuvre nécessaire et stimulante Cette bande dessinée séduit par son audace graphique, sa richesse conceptuelle et sa capacité à rendre accessibles des pensées complexes. Elle incite à la réflexion, à la découverte ou à la redécouverte d’auteurs et d’autrices majeurs, et rappelle l’impact mondial de la « French Theory » dans les champs universitaire et militant. À l’heure où les critiques du « wokisme » en proposent souvent une lecture superficielle et caricaturale, cet ouvrage offre une plongée salutaire dans la profondeur et la diversité de ces pensées, qui constituent un patrimoine intellectuel à la fois français et résolument international : un motif indéniable de fierté !.





