Dans la mémoire de beaucoup de contemporains, la fruitière évoque d’abord un souvenir de vacances à montagne et de dégustation de comté, morbier, tomme d’abondance, beaufort … Pour les militants de ce qu’il est convenu d’appeler depuis quelques années l’économie sociale et solidaire, la fruitière renvoie aux origines : elle est perçue comme la préfiguration historique des coopératives, mutuelles et associations contemporaines. C’est donc à un objet saturé de représentations que s’est attaqué Alain Mélo pour chercher à en écrire l’histoire dans un livre de commandeLes lecteurs les plus pressés pourront bientôt lire sa contribution, sur le même sujet, à un colloque organisé à Paris en novembre 2012. Le colloque portait sur le sujet suivant : « Diversité et durabilité des modèles agricoles et coopératifs dans un contexte de crises de la mondialisation. »
http://www.sfer.asso.fr/index.php/sfer_asso/les_colloques_thematiques/les_colloques_passes/diversite_et_durabilite_des_modeles_agricoles_cooperatifs_dans_un_contexte_de_crises_de_la_mondialisation
. Le travail de rédaction et l’édition de ce livre ont en effet été voulus et financés par les fédérations des coopératives laitières du Doubs et du Jura comme l’expliquent leurs présidents respectifs dans une postface commune : « Cet ouvrage qui permet de réapproprier notre histoire est l’occasion, pendant cette année 2012 [proclamée « année internationale des coopératives » par l’ONU ] de revenir sur nos fondamentaux, pour mieux réfléchir, proposer, négocier et construire ensemble le modèle laitier le plus efficace, à une époque délicate où les barrières protectionnistes s’effacent les unes après les autres. » D’une certaine façon, à une époque où beaucoup d’historiens doutent eux-mêmes de l’utilité de leur disciplineCf. LAURENTIN Emmanuel (sous la direction de), A quoi sert l’histoire aujourd’hui ?, Paris, Bayard, 2010, 174 pages., l’existence même de ce livre prouve que l’histoire et les historiens ont toujours un rôle social à jouer, en dehors même de l’enseignement. L’implantation géographique des commanditaires explique que l’étude se limite à la Franche-Comté alors qu’il a aussi existé des fruitières dans les Alpes.
Alain Mélo était particulièrement bien placé pour l’écrire dans la mesure où il s’intéresse depuis fort longtemps à l’histoire rurale et à l’histoire de la coopération. Comme archiviste et historien, il a notamment largement contribué à créer et développer, entre 1994 et 2011, le service d’archives de l’association la fraternelle à Saint-Claudehttp://www.maisondupeuple.fr/. Cette association a hérité de la Fraternelle, une importante coopérative de consommation disparue en 1984, des murs, ceux de la Maison du Peuple de Saint-Claude, et des archives qu’ils abritaient. Celles-ci ont été par la suite enrichies par de nouvelles collections en sorte que la fraternelle est dépositaire aujourd’hui de fonds d’archives de coopératives, syndicats, mutuelles … Ce livre n’est donc pas une synthèse de circonstance mais le fruit d’un travail de recherche de longue haleine comme le montrent l’utilisation et la citation de nombreuses sources primaires.

Origines

« Fruitière ». Un mot à priori quelque peu étrange pour évoquer un lieu et une entreprise associée à la production de fromages. Alain Mélo en explique l’origine : « fruitière » « reprend tout simplement le premier sens du mot « fruit » connu chez les auteurs latins comme Cicéron (Ier s. av. J.C.) : fructus dénommait en premier lieu le droit de percevoir et d’utiliser les « revenus » d’un bien dont la propriété appartenait à un autre ; le fruit était donc avant tout un terme juridique qui désignait le bénéfice d’une servitude d’usage. […] En 1275, un document produit par les cisterciens de l’abbaye de Hauterive (Fribourg, Suisse) est aussi très explicite : l’abbé « louait » à un paysan dix vaches de manière à ce qu’il puisse percevoir de celle-ci ce qui lui reviendrait in lacte butiro vel alioquocumque usufructu, c’est-à-dire « en lait, beurre et habituel usufruit ». » (page 32). Cette définition et cet exemple sont tirés du deuxième chapitre du livre intitulé « De l’association de voisins à l’institution économique (1264-1680). » Les premières mentions de l’existence de fruitières datent en effet du XIIIe siècle ; le mot recouvre à cette époque une réalité différente de celle d’aujourd’hui. La fruitière est alors le bâtiment et la portion d’alpage ou du pâturage où sont fabriqués pendant la saison d’estive des fromages à pâte cuite pressée, autrement dit les ancêtres des gruyères actuels. Pour autant que puissent en juger les historiens, ce type de fromage est apparu dans les Alpes du Nord et le Jura à peu près à la même époque sans qu’il soit possible de fixer une antériorité quelconque : « Dans les premières décennies du XXe siècle, une lutte s’engageait entre Français et Suisses producteurs de gruyère à qui récupèrerait l’ancienneté et donc la primauté des origines de la fabrication de ce fromage rentable et ainsi la valeur ajoutée de l’appellation » (page 12). Les historiens qui se penchèrent alors sur la question ne purent trancher cette querelle.
Une fois constatée, la naissance de la fruitière à la fin du Moyen Age doit être expliquée et contextualisée. Comme le montre Alain Mélo, la fruitière d’alors n’est qu’une entreprise collective parmi d’autres dans les campagnes médiévales et, à ce titre, elle ne relève pas d’une spécificité de l’histoire franc-comtoise : « Dans tout l’occident campagnard, on vit se développer, dans le courant du Moyen Age, ces groupements locaux prenant la forme de confréries rurales, d’entraide technique, de communautés de hameau, de village, d’associations diverses … La fruitière fut une de ces associations, ou le prolongement de l’une d’entre elle, l’association de voisins. Comme institution proprement économique, elle semble être née d’une désir de bonification de certains usages – le pâturage collectif délégué sur l’ensemble ou sur partie des sols du terroir villageois – ou de valorisation d’espaces marginaux – maigres prairies des sols rocheux aux confins des finages, clairières des forêts récemment défrichées, pâturages d’altitude – espaces qu’elle contribua à structurer et à insérer dans une économie rurale exploitant au plus près les écosystèmes disponibles avec les moyens techniques à sa disposition. » (page 47).

Essor à l’époque moderne

De l’alpage et plus largement des zones de pâture exploitées collectivement où elle était apparue, et où elle n’avait une existence que saisonnière, la fruitière descendit au village à l’époque moderne et même au village de plaine au XVIIIe siècle. La multiplication des fruitières s’explique par la spécialisation relative de la Franche-Comté d’alors dans l’élevage bovin et dans la production de fromage. Celle-ci répond elle-même à une croissance de la consommation des gruyères à l’échelle européenne voire mondiale. Au moment de la guerre d’indépendance américaine, des pains de fromage destinés à être exportés outre-atlantique restèrent bloqués dans le port de Bordeaux (page 55). C’est aussi à l’époque moderne que la fruitière devient une « institution économique » qui prend différentes formes : celle d’une entreprise privée de fabrication de fromage ; celle d’une association de producteurs qui elle-même peut varier selon les villages et les moments ou même à l’intérieur du même village lorsque plusieurs fruitières coexistent. Toujours est-il que « Le procédé habituel d’association consistait à réunir différents éleveurs pour mêler les laits dans un même chaudron itinérant de maison en maison, chaque sociétaire ayant le « tour de fromage » en fonction de qu’il avait à livrer en quantité ; le premier à avoir le tour était le plus gros éleveur ou des associés tirés au sort. Ce mode d’association était de loin le plus répandu au XVIIIe siècle, car il pouvait se déployer sur des espaces restreints dans lesquels les bêtes pâturaient à la journée sous la garde de pâtres choisis collectivement rentrant à l’étable chaque soir. […] Une variante décisive progressait au cours du XVIIIe siècle : la construction d’un chalet fixe à bonne distance de chacun des associés potentiels, c’est-à-dire des maisons du quartier de village qui prenait en charge l’édification. » (page 62). On devine que le chalet en question est destiné à la fabrication du fromage, pour laquelle un spécialiste, le fromager, est embauché et qu’ainsi prend forme la fruitière « canonique », en tout cas celle qui a tant intéressé Fourier et d’autres penseurs utopistes ou socialistes.

Destins contemporains.

La Révolution n’arrête pas la progression des fruitières. Les fruitières ne sont pas touchées par les lois d’Allarde ou Le Chapelier. Au contraire, la croissance du nombre de fruitières se poursuit au XIXe siècle à un rythme accéléré en Franche-Comté. Parallèlement, l’écrit progresse et de plus en plus de fruitières sont régis par des règlements et des statuts écrits. Ceux-ci sont d’abord et avant tout inspirés « par la pratique ancestrale que finalement les sociétaires couchaient d’eux-mêmes sur le papier désirant « donner à leur association pour la fabrication des fromages toute la stabilité et toute la prospérité possible, prévenir les abus et les fraudes » comme l’expriment les associés de la fromagerie de Granges-sur-Baume dans leur Règlement imprimé en 1879. » (page 88).
Dans ses deux derniers chapitres, intitulés respectivement « La fruitière dans l’Etat moderne (1880-1960) » et « La fruitière des nouveaux paysans (1960-2000) », l’auteur aborde l’histoire la plus récente des fruitières. Cette histoire est intéressante mais moins originale. A partir des années 1880, les fruitières perdent en effet en partie, mais en partie seulement, leur singularité et doivent s’adapter à un nouveau contexte. Les coopératives laitières se multiplient dans d’autres régions de France, des organisations agricoles de différentes natures sont créées ou développées (mutuelles, caisses de crédit agricole …) et se regroupent en fédérations à l’échelle nationale. Les lois encadrant le monde agricole se multiplient et contribuent nécessairement à son uniformisation à l’échelle nationale puis européenne avec l’avènement de la PAC. L’histoire des fruitières se confond désormais en partie avec l’histoire de la filière comté. Il s’agit pour l’ensemble des professionnels de cette filière de s’organiser autour d’un produit phare pour valoriser une matière première produite localement, le lait, et pour résister à la concurrence forte qui règne sur le marché des fromages, en obtenant par exemple la création d’une AOC comté en 1958. Dans cette filière, les fruitières ne représentent qu’un chaînon, ne sont que des acteurs parmi d’autres qui cherchent à conserver leur place et celle-ci est essentielle ; toutes ne fabriquent cependant plus leur propre fromage, loin s’en faut. Beaucoup se contentent de vendre leur lait à des entreprises qui se chargent de la fabrication et de l’affinage ou seulement de ce dernierIl faut noter cependant que les entreprises d’affinage sont liées par des contrats aux fruitières ce qui les rend solidaires de fait de ces dernières et inversement ce qui engendre une forme de coopération entre fruitières et affineurs.. Par ailleurs, de nombreux éleveurs laitiers franc-comtois ne livrent pas leur production à une fruitière mais directement aux entreprises qui produisent du fromage.

Au terme d’un parcours historique de plusieurs siècles, dans une conclusion intitulée « La fruitière : une institution économique au service de l’homme dans un territoire », l’auteur peut chercher à dégager les caractères trans-historiques de la fruitière tout en restant à distance de la description d’une « fruitière rêvée » (p.18) partagée par Fourier et ses disciples jurassiens, Wladimir Gagneur, Max Buchon, Victor Considérant et bien d’autres utopistes ou penseurs socialistes mais aussi conservateurs. Parmi ces caractères trans-historiques, on peut retenir un certain de nombre de valeurs : la solidarité, au sens juridique, qui « fut probablement la première règle tacite mais capitale, fondatrice de la fruitière, sans laquelle elle n’aurait jamais existé » (page 170), le don, notamment pour la gestion de la fruitière qui n’était pas rémunérée, la confiance qui « constituait et constitue toujours un enjeu à tous le niveaux. Si les modalités de construction de la confiance ont changé, cette valeur s’enracinait fortement dans les pratiques sociales bien avant son institutionnalisation par le contrat. » (page 170).
A travers un sujet d’apparence folklorique, ce livre peut donc nourrir utilement une réflexion à la fois historienne et citoyenne sur le devenir de l’agriculture et des filières agro-alimentaires en particulier et sur celui des sociétés rurales ouest-européennes en général. « S’intéresser à la fruitière, c’est affronter un objet complexe car touchant à toutes les sphères de la société : le collectif, le pouvoir, la technologie, l’imaginaire, le quotidien ; l’économique, le social et le politique. […] Comprendre la fruitière, c’est entrer au cœur de la société rurale. Saisir l’institution dans sa longue histoire c’est capter les changements intimes des sociétés rurales qui se la sont transmise sans vouloir consciemment en altérer (trop) les fondements idéologiques. » (page 22).