Ancêtres des douaniers contemporains, ce qui explique que cet ouvrage soit publié sous les auspices de l’AHAD (Association pour l’histoire de l’administration des douanes), les gabelous sont les héros équivoques de cette étude, fondée sur l’analyse minutieuse d’un registre de la Ferme Générale conservé aux Archives départementales de la Côte d’Or. Le personnel employé par la Ferme dans la direction de Dijon durant les deux dernières décennies de l’Ancien Régime est immatriculé dans ce volume in folio. Les renseignements qui y sont consignés permettent l’évocation de l’ensemble du prisme hiérarchique de ce service régional, depuis les personnels de direction jusqu’aux employés d’exécution, en passant par les postes sédentaires de recette. Sébastien Evrard met ses qualités de juriste au service d’un examen général de la condition de ces différentes catégories d’agents. Posant le contexte, un exposé initial des mécanismes de fonctionnement de l’administration de la Ferme Générale en énonce le champ fiscal de compétence, l’organisation administrative et les méthodes de travail. Mais le cœur du propos porte sur le capital humain de la compagnie fiscale en Bourgogne. Un petit noyau de fonctions d’autorité et d’emplois de receveurs en constitue l’élite. La cohorte des gardes et de leurs gradés directs, brigadiers et sous-brigadiers, en forme la piétaille. L’auteur brosse un tableau sociologique et sociographique attentif de ce personnel (démographie, provenance socio-professionnelle, origine géographique, niveau d’instruction). Il décrit également leurs critères et conditions de recrutement, leurs perspectives de carrière (avancement, mutations) et leurs conditions professionnelles (rémunération relativement peu attractive, sanctions, mobilité géographique, fin de carrière). Il en ressort l’image d’un corps administré de façon attentive, mais dont la ressource humaine semble relativement médiocre. Elle est en effet marquée par un fort renouvellement des effectifs (il y a de nombreuses démissions), des talents souvent limités et un flux important de sanctions, dont on peut supposer qu’elles reflètent tout à la fois l’instabilité comportementale propre à l’homme moderne et la volonté d’exemplarité institutionnelle de la Ferme Générale. Index, graphiques et tableaux viennent à l’appui de cette étude. L’exploitation de la source principale est étayée par la consultation d’éléments bibliographiques et de plusieurs fonds d’archives départementaux et nationaux.
Cependant, des regrets et des réticences sont à exprimer. Le titre donné au livre appelle une première réserve. Le périmètre du contenu est en fait plus limité qu’il ne l’annonce. Adversaires des gabelous, les contrebandiers n’y apparaissent que fugacement, en simples faire-valoirs des actions ou des infortunes des employés de la Ferme. On reste par ailleurs incertain sur le dénombrement du personnel répertorié, les chiffres mentionnés fluctuant dans une fourchette de 450 à 510 hommes d’une mention à l’autre. Résultant du déséquilibre des effectifs et des informations, l’hétérogénéité du panel rend les hommes des brigades omniprésents, en éclipsant largement la strate hiérarchique supérieure. L’interprétation des comportements et des arbitrages individuels ne témoigne pas d’une compréhension subtile des ressorts de la société d’Ancien Régime et de ses strates sociales. C’est ainsi que, par exemple, la référence à « l’ennui du métier » pour expliquer certains comportements d’instabilité ou de faute semble assez courte. De plus, l’organisation d’ensemble est relativement confuse. Le chapitre 6 sur « le changement d’emploi ou la fin des fonctions » est en fait très largement dédié à la présentation d’un large éventail de fautes professionnelles. Le chapitre 7 destiné à décrire « les sanctions » englobe curieusement suppressions de postes, décès et mises à la retraite. Des redites résultent de cette construction approximative. Le double cas Limonnot cité p. 213 semble d’ailleurs évoquer consécutivement deux fois la même affaire. Enfin, faute de consistance individuelle, les profils ébauchés restent pour la plupart à l’état de silhouettes.
Malgré tout, des leçons et analogies intéressantes peuvent être dégagées du travail fourni par Sébastien Evrard. Car il y a des traits d’avenir dans les dispositions mises en œuvre par les hommes et les doctrines de la Ferme Générale, où l’on discerne les éléments d’une paléo-culture du service public. S’inscrivant dans une forme archaïque de partenariat public-privé, le statut des personnels de la Ferme porte la marque de ces deux influences. Des constances s’affirment dans la pratique administrative et les modalités de gestion des ressources humaines. Agents privés d’une délégation de service public, les hommes de la Ferme sont exposés aux risques d’une suppression de poste dans le cadre des réorganisations du service, dont la logique est identique à celle d’un plan social. La « machine à sanctionner » de la Ferme Générale a pour fondement le souci d’imprégner ses membres du respect des règles d’éthique professionnelle nécessaires à la bonne marche et la bonne image de leur fonction. Il leur faut d’ailleurs accepter contrainte d’éloignement et exigence de neutralité, de manière à prévenir les risques de complaisance ou de corruption avec les fraudeurs. Enfin, l’invention d’un mécanisme de retraite par répartition témoigne d’un souci original -quoique relatif- de la responsabilité sociale. Le modèle de la Ferme Générale à son crépuscule trouve ainsi dans ces signes une troublante modernité.© Guillaume Lévêque