Cependant, des regrets et des réticences sont à exprimer. Le titre donné au livre appelle une première réserve. Le périmètre du contenu est en fait plus limité qu’il ne l’annonce. Adversaires des gabelous, les contrebandiers n’y apparaissent que fugacement, en simples faire-valoirs des actions ou des infortunes des employés de la Ferme. On reste par ailleurs incertain sur le dénombrement du personnel répertorié, les chiffres mentionnés fluctuant dans une fourchette de 450 à 510 hommes d’une mention à l’autre. Résultant du déséquilibre des effectifs et des informations, l’hétérogénéité du panel rend les hommes des brigades omniprésents, en éclipsant largement la strate hiérarchique supérieure. L’interprétation des comportements et des arbitrages individuels ne témoigne pas d’une compréhension subtile des ressorts de la société d’Ancien Régime et de ses strates sociales. C’est ainsi que, par exemple, la référence à « l’ennui du métier » pour expliquer certains comportements d’instabilité ou de faute semble assez courte. De plus, l’organisation d’ensemble est relativement confuse. Le chapitre 6 sur « le changement d’emploi ou la fin des fonctions » est en fait très largement dédié à la présentation d’un large éventail de fautes professionnelles. Le chapitre 7 destiné à décrire « les sanctions » englobe curieusement suppressions de postes, décès et mises à la retraite. Des redites résultent de cette construction approximative. Le double cas Limonnot cité p. 213 semble d’ailleurs évoquer consécutivement deux fois la même affaire. Enfin, faute de consistance individuelle, les profils ébauchés restent pour la plupart à l’état de silhouettes.
Malgré tout, des leçons et analogies intéressantes peuvent être dégagées du travail fourni par Sébastien Evrard. Car il y a des traits d’avenir dans les dispositions mises en œuvre par les hommes et les doctrines de la Ferme Générale, où l’on discerne les éléments d’une paléo-culture du service public. S’inscrivant dans une forme archaïque de partenariat public-privé, le statut des personnels de la Ferme porte la marque de ces deux influences. Des constances s’affirment dans la pratique administrative et les modalités de gestion des ressources humaines. Agents privés d’une délégation de service public, les hommes de la Ferme sont exposés aux risques d’une suppression de poste dans le cadre des réorganisations du service, dont la logique est identique à celle d’un plan social. La « machine à sanctionner » de la Ferme Générale a pour fondement le souci d’imprégner ses membres du respect des règles d’éthique professionnelle nécessaires à la bonne marche et la bonne image de leur fonction. Il leur faut d’ailleurs accepter contrainte d’éloignement et exigence de neutralité, de manière à prévenir les risques de complaisance ou de corruption avec les fraudeurs. Enfin, l’invention d’un mécanisme de retraite par répartition témoigne d’un souci original -quoique relatif- de la responsabilité sociale. Le modèle de la Ferme Générale à son crépuscule trouve ainsi dans ces signes une troublante modernité.© Guillaume Lévêque