Professeur d’histoire moderne à l’institut protestant de théologie de Paris et docteur en théologie, Pierre Olivier Léchot publie en cette année 2021, aux éditions du Cerf, une somme historique sur un pan méconnu de l’histoire du protestantisme : son rapport complexe à l’islam.
« Briser les chaînes de notre esprit afin d’utiliser celui-ci à une réflexion historique et raisonnée… » Edward Said
Protestantisme et islam ont, dès les premiers temps, été en contact : un contact historique tout d’abord (les travaux de Luther sont concomitants à la poussée ottomane en Europe de l’Est et mènent la chrétienté à penser l’altérité religieuse en terres européennes) ; un contact lié à la réduction apportée par les penseurs catholiques ensuite, associant protestantisme et islam, et menant les protestants à se penser au regard de cette réduction. Un contact lié à la volonté réformatrice du retour aux textes, et notamment à la traduction et la lecture du Coran.
L’historien écrit pour son temps : les attentats de 2015, dont nous ressentons toujours les ondes de choc, ont nourri un imaginaire et des discours anciens sur l’islam. Pierre Olivier Léchot entend mettre en lumière « la dette que beaucoup de ces projections avaient contractée à l’égard de la pensée protestante de cette période » (page 13) tout en soulignant une pluralité de discours bien souvent ignorée ou mésestimée.
En cela Pierre Olivier Léchot entend nourrir la réflexion d’Edward Saïd en lui apportant des nuances : si l’orientalisme contemporain puise essentiellement dans les visées coloniales et dominantes des empires britanniques et français, l’islam « existait déjà dans la conscience européenne avant le XIXème siècle », notamment par la littérature protestante et ses représentations, loin d’être aussi monolithiques que l’on peut le concevoir. En somme, la thèse de l’auteur est toute contenue dans cette citation « loin d’être le fruit de préjugés séculaires hérités du Moyen Age, la pensée protestante de la première modernité à propos de l’islam est tout sauf monochrome et, si elle est globalement négative à l’endroit de celui-ci, elle n’en a pas moins contribué à jeter les bases d’une vision sinon positive du moins « scientifique » de la religion de Mohammed » (page 18).
Peurs, curiosité et hérésie : l’islam au temps des Réformes
L’intérêt porté à l’islam en Occident renait à la faveur des poussées ottomanes en Europe de l’est, au moment même où apparait le protestantisme. En 1517 les armées de Sélim Ier étaient aux portes du Caire et venaient de prendre la Palestine. De nombreuses fois au cours des décennies suivantes les armées ottomanes connaitront des phases d’extensions et d’arrêts, aux portes de l’Europe chrétiennes (Vienne 1529) ou dans les mers (Lépantes 1571). Pour autant l’Europe n’avait pas attendu cette crainte de l’invasion pour s’intéresser aux écrits et pratiques religieuses musulmans.
A la faveur de la conquête de la péninsule ibérique les auteurs chrétiens écrivent sur l’islam, comme Bède le Vénérable. Mais c’est la première croisade qui lance réellement les écrits plus conséquents sur la religion de Mahomet, à l’image des écrits de Guibert de Nogeant qui développera la thèse, promise à un grand avenir, de l’islam comme christianisme pervertie, issue d’un prêtre nestorien ou arien qui aurait influencé Mahomet dans sa jeunesse. Pierre le Vénérable participera de ce mouvement en faisant publier le Corpus de Tolède, traduction du Coran.
Le regard sur l’islam évoluera au fil des conquêtes ottomanes et de l’apparition d’auteurs que Pierre Olivier Léchot qualifie de « pré-humaniste ». Parmi eux le rôle de Jean de Ségovie fut cardinal en retraduisant le Coran dans une perspective scientifique, à savoir disposer du matériau d’étude le plus proche du texte coranique pour aborder avec science et respect cette religion.
Héritier des penseurs médiévaux dont il va s’inspirer, Luther va être la source des courants de lecture de l’islam au sein du protestantisme. L’approche luthérienne de l’islam ne peut se détacher des évènements politiques et militaires de son temps, le poussant à percevoir la religion musulmane comme annonciatrice de l’Apocalypse à venir. Cette crainte de l’islam va conduire Luther à soutenir les initiatives d’édition et d’étude de l’islam, notamment en revenant au textes fondateurs du Coran. A cette fin la traduction de Bibliander sera l’objet de son soutien et fournira aux réformés une clé de lecture plus objective car venant d’une source fiable et complète.
Loin d’être la seule grille de lecture de l’islam, Calvin va nuancer l’approche luthérienne en tentant d’inscrire la religion musulmane dans une perspective que l’auteur qualifie de plus « historique » : parvenir à inscrire l’islam dans l’histoire de l’Eglise, pour mieux être en mesure de relever les points d’accord, et d’achoppement afin de mieux revenir aux origines du christianisme, et de le comprendre. Pour autant, ni Luther ni Calvin n’iront aussi loin que les anti trinitaires, et notamment Michel Servet qui étudiera le Coran et l’islam pour mieux relever les divergences entre le dogme chrétien et l’islam (notamment la question trinitaire) qu’il interprète comme une corruption. Celui-ci paiera chèrement son opinion, considérée alors à tort, comme de la sympathie pour l’islam. Peu ou prou les auteurs issue du protestantisme, quelques soient leurs lignes d’analyse, vivent dans une ambiguïté permanente entre la fascination et la révulsion suscitées par l’islam.
Erudition, instrumentalisation et dissidence
A l’orée du XVIIème siècle la crainte ottomane commença à perdre en puissance. Si les peurs demeurent dans les terres d’Europe de l’est notamment, de nouvelles puissances, soucieuses de trouver de nouvelles débouchées commerciales, nouent des relations géopolitiques nouvelles avec la Sublime Porte, qui conduisent au développement des études arabes. A ce titre l’Angleterre, mais surtout les Provinces Unies, vont tirer leur épingle. Les études arabisantes vont alors n’avoir de cesse de se développer, notamment à Meyde qui devient le coeur battant des études en Hollande. Le développement de cette étude va progressivement mener à un décentrement du monde chrétien qui opère ainsi sa « révolution galiléenne » pour employer les termes de Georges Gusdorf.
Les savants de l’époque comme Erpenius, Pococke ou encore Selden offriront, par leurs écrits, une nouvelle approche et lecture de l’islam, appuyée sur les études philologiques ayant mis en avant les liens profonds entre l’arabe coranique et l’hébreux biblique. Malgré tout les deux principales pistes de lecture et d’analyse de l’islam demeurent dans le monde protestant : la plus ancienne, héritée de Luther, appuyant sur un distinguo net entre les deux mondes.
La seconde, tout en conservant ancré l’idée d’une absoluité du christianisme, entend dresser un dialogue et un rapprochement avec l’islam. Cette seconde approche bénéficie des travaux érudits mais aussi des contacts nombreux qui n’ont eu de cesse de se former entre individus des deux mondes au cours de ces années. Le rapprochement fut envisageable à l’aune des récits de voyageurs en terres musulmanes et témoignant des rites, pratiques et coutumes des populations islamisées. Pierre Olivier Léchot cite à cet effet le galérien protestant Jean Marteilhe, mettant en avant que la galère est un lien majeur du contact entre islam et protestantisme. Au cours de sa peine Jean Marteilhe nouera successivement des relations d’amitiés avec deux turcs qui lui serviront d’intermédiaires en terres musulmanes.
Récupération, sympathie et essentialisation : l’islam des Lumières protestantes
Quelques années après Jean Marteilhe, la femme de l’ambassadeur britannique auprès de la Sublime Porte, lady Mary Montagu, dans sa correspondance, témoignait de sa découverte du monde istanbuliote et du regard positif qu’elle jetait sur cette société, qu’elle mettait en balance avec un occident qu’elle jugeait hypocrite notamment sur la place des femmes dans la société. Cette sympathie ne doit pas nous faire oublier, comme le note l’auteur, que c’est précisément dans ces années que les premières traces de l’orientalisme analysé par Edward Said sont posées. Derrière cette appréciation globalement positive se cache les germes d’une condescendance et d’une domination occidentale, favorisée par la disparition de la menace ottomane en Europe.
Cette vision positive et dépassionnée de l’islam dans le monde protestant est illustrée par Henry Stubbe. Bien que non arabisant et n’ayant jamais voyagé en terres musulmanes, Stubbe rédigera un ouvrage positif sur l’islam et annonciateur des temps nouveaux portés par les Lumières. Stubbe y dénonce les apports païens dans la doctrine chrétienne (déification de Jésus, trinité) qui a peu à peu dérivé du message originel. A l’inverse Stubbe voit dans l’islam la renaissance de la religion naturelle (comprendre celle issue de Noé) et de l’arianisme.
Cette nouvelle approche issue des Lumières, que préfigure Stubbe, prendra toute son ampleur dans les écrits de deux grands penseurs germaniques : Lessing et Herder. Les deux penseurs constituent des rapports distincts à l’islam. Le philosophe Lessing s’inscrit donc dans les pas de Michel Servet mais également d’autres penseurs antérieurs comme Bayle, en plaçant l’islam au coeur de sa propre interrogation du protestantisme et de l’identité qui en découle. Cette interrogation, qui irrigue une grande partie de l’oeuvre philosophique de Lessing, l’amène à s’éloigner des logiques purement confessionnelles, dans une recherche du commun et de la religion naturelle.
Herder, au contraire le représentant le plus abouti d’une démarche intellectuelle qui, bien que recherchant toujours plus à acquérir une connaissance de plus en plus fine de l’islam, notamment par la philologie, entend marquer une séparation nette entre les deux systèmes religieux. En cela , comme le souligne Pierre Olivier Léchot, Hesser va participer au développement d’une lecture culturaliste de l’islam, et plus globalement de l’orient, dans un contexte de fort développement des logiques coloniales et impérialistes.
Cette bascule intellectuelle vers l’orientalisme d’Edward Said s’opère définitivement dans le milieu du XVIIIème siècle, au moment où les penseurs, pour la plupart, abandonnent la volonté de rechercher des similitudes entre protestantisme et islam, au profit d’un exotisme qui confine progressivement à l’orientalisme saidien.