Parmi les nombreux destins exceptionnels propulsés par les tourbillons de la Révolution française et du Premier Empire, celui de Gabriel-Julien Ouvrard (1770-1846) est à coup sûr un des plus fascinants. Ce chevalier d’industrie de haute volée est pourtant l’antithèse absolue des dirigeants politiques et des héros militaires qui illustrent l’époque. Vendéen d’origine modeste, il se lança dans les affaires au début de la Révolution française. Tirant parti d’un climat de guerre perpétuelle hautement propice à un enrichissement accéléré, il prospéra au point de devenir un des manieurs d’argent les plus considérables et les plus sulfureux de sa génération.

Chevalier noir…

Les talents de ce brasseur d’affaires surdoué semblent avoir été particulièrement éclectiques. Munitionnaire général des armée et spéculateur à grande échelle, il fut un fervent adepte de la spéculation monétaire, boursière, commerciale et immobilière. Il fut également actif dans le milieu du négoce international, notamment avec les Amériques. Maestro des transactions louches et des combinaisons occultes, Ouvrard rendit ses services indispensables comme fournisseur aux armées et comme intermédiaire du crédit public. Il fut le promoteur du financement des États par la dette publique, en France mais aussi en Espagne, où il traita avec Godoy à des conditions léonines lui assurant le monopole personnel du commerce des piastres… Il accumula ainsi une fortune pharamineuse qui, à l’apogée de sa gloire, lui permit de mener un train de vie d’un faste oriental. Son entregent était prodigieux. Frayant avec les puissants et s’attachant par sa générosité une clientèle d’obligés de haut rang, Ouvrard était très lié à Talleyrand et Fouché, deux dignitaires particulièrement réputés pour l’élasticité de leurs standards moraux.

Dans un tel contexte, où les risques étaient à la mesure des profits, sa lucrative carrière fut chaotique. Le caractère éminemment douteux de ses vertigineuses pratiques lui valut de purger trois périodes de détention (deux sous l’Empire et le troisième sous la Restauration) cumulant le respectable total de dix ans sous les barreaux. Le festival des accusations portées à son encontre est particulièrement gratiné : fraude, prévarication, corruption, marchés truqués, insolvabilité organisée, etc. Il se compromit aussi dans les méandres de la diplomatie parallèle. Son second séjour à l’ombre de 1810 à 1813 est dû à son rôle actif d’intermédiaire dans les négociations secrètes menés par Fouché avec la Grande-Bretagne à l’insu de Napoléon. Même s’il parvint à se faire blanchir de la plupart des accusations, souvent très politiques, portées contre lui, la justice rendue fut tenue pour suspecte par ses contemporains, aux yeux desquels sa réputation de prestidigitateur amoral était solidement établie.

Ou chevalier blanc ?

Revisiter le parcours de cet incroyable personnage à l’aune de l’historiographie récente constituait donc une perspective d’autant plus alléchante qu’il n’existe jusqu’à présent que peu de références le concernant, hormis les monographies anciennes que lui dédièrent Arthur Lévy en 1929 et Jean Savant en 1954. L’apport biographique proposé par Jean-Pierre Sarrazin ne devrait cependant pas trop éclipser ceux de ses prédécesseurs. L’auteur de cette nouvelle étude, ancien banquier et enseignant en économie politique, semble en effet avoir été subjugué par la personnalité et la destinée – il est vrai sensationnelle – du personnage. Si estimable que soit cet enthousiasme, son caractère de plaidoyer en réhabilitation est trop unilatéral pour convaincre. Le survol qui en résulte apparait schématique, très anecdotique, et de peu d’épaisseur historiographique. Il est en outre fragilisé par la documentation utilisée, qui mentionne exclusivement des sources secondaires sans recours aux fonds d’archives, et s’appuie largement sur les mémoires de son héros, dont le biographe épouse les appréciations sur les personnages cités et admet sans restriction les justifications pro domo. En outre, présenter Ouvrard comme un homme seul et incontournable, en particulier pour les grands emprunts publics, éclipse abusivement les acteurs de la haute banque qui furent ses partenaires ou ses rivaux dans le champ de la spéculation, comme par exemple Jacques Laffitte . Enfin, l’insertion, didactiquement louable, de notices biographiques des personnalités citées, pêche parfois par approximation (Talleyrand, le duc de Richelieu, Jérôme Bonaparte). La vulgate est tout aussi sommaire sur les atrocités de la guerre de Vendée.

L’objet explicite du livre consiste à forger un portrait inversé d’Ouvrard. Plus de prédateur, place au modernisateur. Financier d’avant-garde, intelligence supérieure, génie incompris du capitalisme, pionnier avant l’heure de la mondialisation et même parangon de probité, tel serait donc le vrai Ouvrard, abusivement flétri par la médisance et la jalousie. Synthèse ultracapitaliste entre Robin des Bois et Bon samaritain, le saint homme aurait même sauvé de nombreux suspects promis à la guillotine au temps de la Vendée et de la Terreur. L’explication donnée aux infortunes de cet être conquérant et visionnaire est double. D’une part, ses méthodes financières seraient celles d’un précurseur dénigré parce qu’incompris, dont le profil et les pratiques anticipent ceux des banquiers et traders contemporains. L’analogie n’est pas dépourvue d’intérêt mais reste de principe, car il est difficile d’apprécier l’ampleur du bonhomme et la nature véritable de ses combinaisons faute d’archives comptables. Par ailleurs, les rapports conflictuels d’Ouvrard avec le pouvoir politique, sous plusieurs régimes successifs, sont rapportés à ceux des autres grands manieurs d’argent persécutés de l’histoire (tels Jacques Coeur, Nicolas Fouquet ou John Law), pour mieux établir la constante macabre de mésaventures exclusivement imputables à la duplicité atavique de l’État, mauvais payeur de mauvaise foi ! Enfin, on reste ébahi devant l’hypothèse, assez puérile, selon laquelle les mesures prises par Napoléon à l’encontre du preux Ouvrard seraient imputables aux supposées aigreurs d’alcôves rétrospectives de l’Empereur, assouvissant ainsi sa rancune de prétendant ignoré aux faveurs de Madame Tallien. Cette illustre « Merveilleuse » des salons du Directoire avait en effet préféré succomber au pouvoir de séduction du financier, aussi fortuné que beau gosse. Théorie romanesque mais tout de même un peu courte…

Un trader d’autrefois

La réhabilitation d’Ouvrard « financier de génie » par Jean-Pierre Sarrazin se situe donc à mi-chemin entre leçon d’économie politique contemporaine et hommage personnel. Elle peine à convaincre du caractère infondé de la mauvaise réputation de cet aventurier du fric et de l’inocuité de ses pratiques de margoulin et autres grenouillages occultes. Bref, Ouvrard selon Jean-Pierre Sarrazin est trop magnifique pour ne pas être imaginaire. Son seul tort au fond est de n’être pas né anglais, dans le Jardin d’Eden du libéralisme ! On suivra toutefois l’auteur sans discuter sur un point : on conçoit aisément que son héros puisse représenter un saint patron des plus crédibles pour la confrérie des traders…

© Guillaume Lévêque