Quelques années après Algues vertes,  Inès Léraud et Pierre van Hove publient une nouvelle bande dessinée, fruit d’une enquête au long cours menée avec le soutien d’un conseiller historique Léandre Mandard, qui travaille sur le remembrement. 

De l’histoire en bande dessinée ?   

Les lecteurs de La Cliothèque ne seront pas surpris. Ils savent qu’un certain nombre d’auteurs de BD publient de véritables ouvrages d’histoire qui s’appuient sur des sources écrites variées, qu’ils analysent et confrontent, sur des entretiens avec des témoins, aux opinions parfois opposées, ainsi que sur les travaux d’autres chercheurs. Que l’on pense aux ouvrages de Joe Sacco (https://clio-cr.clionautes.org/guerre-a-gaza.html; https://clio-cr.clionautes.org/payer-la-terre-a-la-rencontre-des-premieres-nations-des-territoires-du-nord-ouest-canadien.html) ou de Jessica Oublié (https://clio-cr.clionautes.org/tropiques-toxiques-le-scandale-du-chlordecone.html) recensés dans la Cliothèque.

Le remembrement, un bouleversement des campagnes

 En Bretagne et dans d’autres régions, le bocage a, à partir des années 1950, laissé place à de véritables « champs de bataille ». Des bulldozers ont arasé les haies, modifié le cours des rivières, arraché les arbres fruitiers, créé des routes goudronnées… afin de moderniser, de rationaliser l’agriculture et d’intensifier la production. Le remembrement, tel qu’il a été initié et imposé par la puissance publique, a bouleversé les paysages mais aussi donné lieu à de vives tensions entre paysans et paysannes ou vis-à-vis des autorités.

Ce qui a entrainé des conflits locaux durement réprimés et des situations de détresse individuelle. Les profondes transformations du paysage ont aussi eu pour conséquence une diminution de la biodiversité et une pollution importante des sols et des eaux. Or, l’histoire du remembrement, « plus grand plan social du XXe siècle au mépris des habitants et du vivant », était ignorée du plus grand nombre, « enfouie » affirment les auteurs. C’est donc tout un pan de l’histoire des campagnes françaises du XXe siècle que ce livre met à jour.

Des acteurs nombreux et opposés

C’est une loi de 1941, ( sous Vichy, qui a permis d’imposer des opérations de remembrement aux paysans qui n’y étaient pas favorables. L’État français, adepte de la collaboration avec l’Allemagne nazie et au discours réactionnaire, entend moderniser l’agriculture. Une partie de la profession y est favorable, souvent les plus grands exploitants, mais nombre de paysans craignent ou refusent les échanges de parcelles surtout s’ils sont imposés. Une des premières opérations de remembrement en Loire-Atlantique donne lieu à partir de 1953, à un conflit exemplaire par nombre d’aspects et suivi par bien d’autres ailleurs les années suivantes. Le lecteur voyagera en Bretagne, en Haute-Vienne, dans la Champagne crayeuse et pourra constater les oppositions et les résistances à ces opérations.

Les auteurs de l’ouvrage consultent les archives, enquêtent  et rencontrent de nombreux acteurs du remembrement. Ceux-ci nous sont ainsi présentés : paysans et paysannes, notables locaux, syndicalistes de la FDSEA (Fédération départementales des syndicats d’exploitants agricoles) ou du MODEF (Mouvement de défense des exploitations familiales), membres de la Jeunesse agricole catholique, ingénieurs du Génie rural (qui avaient intérêt à convaincre les paysans de remembrer), géomètres, maires de villages, militants maoïstes, autonomistes bretons ou d’associations (telle Eau et rivières de Bretagne), députés, ministre de l’Intérieur, gouvernants…  Et ce qu’ils soient adversaires ou qu’ils défendent la nécessité du remembrement.  Parmi tous ces acteurs, certains rompirent plus ou moins tôt avec le credo modernisateur.  Ainsi, André Pochon, dynamique paysan bientôt centenaire, qui travailla dès les années 1980 à produire autrement, ou Edgard Pisani, ministre de l’Agriculture sous le général de Gaulle et inspirateur des lois d’orientation agricole de 1960 et 1962, qui regretta, à la fin de sa vie, d’avoir favorisé une agriculture par trop productiviste.

Des blessures profondes

Le lecteur constatera ainsi les blessures profondes que le remembrement, imposé de manière autoritaire, a laissées dans les sociétés paysannes ainsi que les dégâts environnementaux qu’il a causés. Alors nous dit Léandre Mandard, qu’il eut été possible de favoriser des « échanges amiables ». De fait, le remembrement et ses excès ont largement contribué à la chute brutale du nombre d’agriculteurs, à la perte de la biodiversité, à la pollution des eaux et à l’industrialisation de l’agriculture. Fragile note d’espoir en fin d’ouvrage, aujourd’hui certains tentent de réparer les dommages du remembrement. Des paysans replantent des haies et des associations essaient de « reméandrer » des cours d’eau.

Dans les annexes de l’ouvrage sont présentés des photos, des réclamations, les réponses à celles-ci, des articles de journaux locaux, nationaux ou militants, des tracts, des affiches, des notes des Renseignements généraux, des chants, des entretiens… sur lesquels se sont appuyés les auteurs.

Un livre passionnant, sous forme d’une bande dessinée très réussie, qui porte sur une page d’histoire, aujourd’hui oubliée par beaucoup et dont les conséquences ont été longtemps sous-estimées. À recommander à toutes et tous,  y compris à ceux qui préparent les concours de l’enseignement.