Parcours d’un géographe de transitions. Terrain et concepts relate le parcours scientifique du géographe Michel Bruneau entre 1963 et 2023. Cette autobiographie révèle un itinéraire audacieux et multiculturel apportant un éclairage et un témoignage sur le « passage de la « géographie classique » post-vidalienne à une géographie plurielle à partir des années 1970 ». On y trouve également des développements relatifs aux conditions de la production de connaissances qui, lorsqu’on les compare avec la période actuelle, permettent de prendre la mesure des évolutions et transformations de l’Université.

Structuré en neuf chapitres encadrés par une introduction et une conclusion, le livre (préfacé par Yann Calbérac et postfacé par Claude Bataillon) déroule chronologiquement le cheminement intellectuel, institutionnel, géographique et conceptuel de l’auteur. On y découvre un homme de terrain, prompt à innover scientifiquement en empruntant à des paradigmes nouveaux (marxisme scientifique), à des disciplines voisines (histoire, anthropologie, sociologie) ou encore à des méthodes naissantes (images satellites, traitement statistiques, modélisations graphiques, interdisciplinarité). C’est ce parcours de transitions, de la géographie tropicale à la géographie du développement, qui est ici abordé de manière tout à fait passionnante en 320 pages.

Structuration d’une pensée et premier terrain fondamental

Naissance d’une vocation : l’éveil à la géographie (1940-1965)

Michel Bruneau revient sur la naissance de sa vocation de géographe en l’expliquant notamment par son environnement familial et social. Né dans une famille indochinoise dont le père a suivi un temps les enseignements de Pierre Gourou au lycée Albert Sarrault à Ha Noi, Michel Bruneau a semble-t-il profité d’un contexte culturel et social favorable à l’émancipation intellectuelle. Ensuite, à la faveur d’un parcours scolaire et universitaire d’excellence, il a pu faire la rencontre de personnalités décisives dans son cheminement qui n’a eu de cesse de mêler vie sociale et personnelle.

Maîtrisant le grec ancien qui a été « une première initiation à l’Orient », le futur géographe qui avait déjà voyagé à plusieurs reprises dans le cadre familial ou scolaire, obtint le baccalauréat scientifique (1957) puis fut admis en classes préparatoires littéraires classiques au lycée Louis Legrand (Khâgne – Hypokhâgne, 1958-1960). Sans hésitation, Michel Bruneau se dirigea ensuite vers l’Institut de Géographie où il bénéficia d’une part de l’enseignement de vieux « maîtres » (P. Gourou, P. Birot, P. George, etc.) ayant formé la génération de 1930 et, d’autre part, de l’enseignement de géographes plus jeunes passés un moment ou un autre par le Parti communiste français (Y. Lacoste, M. Rochefort, R. Guglielmo).

Évitant le service militaire obligatoire en effectuant un service de deux années scolaires de coopération à l’étranger, le jeune agrégé de géographie s’envola en 1965 pour Chiang Mai (nord de la Thaïlande) où il enseigna le français en tant que lecteur.


Mon terrain asiatique : la géographie tropicale (1965-1971)

L’auteur revient sur cette période de sept années dédiées à la Thaïlande (dont quatre années passées sur le terrain) et particulièrement riches en rencontres (volontaires américains, anthropologues, enseignants). Le contexte politique d’alors était marqué par la deuxième guerre d’Indochine et le déversement de moyens américains (financiers, matériels, scientifiques) pour éviter une « contagion » de l’idéologie communiste dans les hautes terres de l’Asie du Sud-Est. L’auteur garde un souvenir touchant, précis et sensible de son premier contact avec le terrain thailandais (Chiang Mai).

À partir de 1966 et jusqu’en 1977, Michel Bruneau, maîtrisant la langue locale thaïe (le kam-muang), entama un travail de terrain en vue de recueillir des données aussi bien quantitatives que qualitatives qui allaient être intégrées dans un système d’analyse informatique. En 1967, M. Bruneau produit sont premier article au sujet des « travaux agricoles, de l’économie rurale et de la société de ces villages de la minorité montagnarde des Karen, très marginale dans cette région du nord de la Thaïlande ». Les études menées par le géographe mettent en évidence une aisance à s’intégrer dans les sociétés qu’il analysa ainsi qu’une volonté de travailler le plus possible à partir de données de première main. En termes de méthode, en sus de l’approche interdisciplinaire, le chercheur convoqua également la cartographie, l’analyse quantitative et une démarche de terrain très proche de celle de l’anthropologue.

À partir de 1971, M. Bruneau rejoint le CEGET (Centre d’Études de Géographie Tropicale) à Bordeaux, ce qui lui permit d’achever la rédaction de sa thèse d’État dirigé par J. Delvert.


Ma thèse sur le Nord de la Thaïlande la géographie tropicale à la géographie critique

L’auteur revient en détail sur son travail de thèse, lequel a été traversé par la crise que rencontrait alors la géographie tropicale, entre remise en cause de la géographie post-vidalienne et l’émergence d’une géographie critique. En choisissant un outillage marxien en sus d’un traitement statistique des données, Michel Bruneau parvint à montrer comment l’accroissement des inégalités, notamment dans l’accès à la terre, donnait en fait à voir la structuration d’une lutte des classes sur fond de modernisation technique.

Aussi, au fil des rencontres et des lectures, l’auteur développa une géographie critique empruntant, entre autres, aux réflexions d’Yves Lacoste (sur le sous-développement), à la pensée de Maurice Godelier (au sujet du mode de production asiatique), à l’approche braudelienne en termes de modèles spatiaux et de prise en compte du temps long ou encore aux débats et réflexions sur les sociétés pré-capitalistes menées par le Centre d’Études et de Recherches Marxistes en 1969-70. Syndiqué à l’UNEF, l’auteur prit également part au mouvement contestataire de mai 1968, ce que le « mandarinat bordelais » – très à droite – ne manqua pas de lui rappeler après son affectation au CEGET en 1971.

C’est de cette synthèse intellectuelle parfaitement en phase avec son temps que naquit notamment le concept d’État mandala. Ce concept permet d’expliquer, modélisations graphiques à l’appui, le développement inégal du territoire national thaïlandais en lien avec l’ancien modèle centre-périphéries et les formations économiques sociales précapitalistes. Le contact avec le capitalisme marchand fut ainsi analysé par l’auteur au prisme du passage d’un modèle territorial en auréoles (l’État mandala) à un « modèle hyper centralisé évoluant vers un espace de plus en plus homogène et soumis à la capitale ». 

Une partie importante du chapitre est consacrée à la « soutenance de thèse mouvementée » de l’auteur (1977) dont le rapport – plutôt acerbe – et les comptes rendus – très élogieux – révélèrent les clivages qui travaillaient la discipline géographique dans les années 1970-1980. La thèse d’État de Michel Bruneau, parce qu’elle ne s’inscrivait pas pleinement dans la tradition tropicaliste fit l’objet de vives critiques, y compris par le directeur de thèse absentéiste (J. Delvert) qui alla jusqu’à s’opposer à ce que les félicitations soient prononcées à l’unanimité. La réception de cette recherche lors de la soutenance illustra la difficulté d’introduire des innovations méthodologiques (analyse factorielle, cartographie, télédétection) et théoriques dans les thèses d’État de géographie tropicale rurales et/ou régionales ». Les efforts déployés par J. Delvert pour bloquer la publication de tout compte-rendu dans les Annales de Géographie n’empêchèrent toutefois pas Y. Lacoste, J. Suret-Canale, Gilbert Etienne de manifester leur intérêt pour cette thèse au travers de comptes rendus publiés dans Hérodote, La Pensée ou encore Tiers-Monde.


Les débats sur la géographie tropicale et la crise du CEGET (1983-1993)

Ce chapitre est consacré au débat sur la géographie tropicale qui traverse la discipline géographique et dont les turbulences n’épargnèrent pas le CEGET entre 1983 et 1993. Ce chapitre jette un éclairage sur les termes du débat et nous rappelle que la science progresse par réfutations et conjectures. Les développements de l’auteur, d’une grande clarté recouvrent ici un intérêt pédagogique et méthodologique particulièrement intéressant.  Travaillée par une remise en cause profonde de ses présupposés idéologiques et théoriques ainsi que de ses outils méthodologiques, la géographie tropicale fut réinterrogée au prisme de nouvelles approches. Tout comme elle avait été permise par le colonialisme, sa métamorphose, ou en tout cas sa critique, fut permise par le développement de la pensée anticoloniale et marxiste. Michel Bruneau, sans faire tabula rasa des travaux de P. Gourou qu’il qualifie de « repère déterminant » pour ses analyses, a développé des analyses géographiques alimentées également par les réflexions critiques autour des concepts de civilisation et de techniques d’encadrement. Les critiques faites à la géographie tropicale n’épargnèrent ni le CEGET – supprimé en 1993 -, ni la pensée de P. Gourou. Le déterminisme et l’empirisme quasi positiviste de la géographie tropicale constituèrent également des points d’achoppement sur lesquels les géographes tropicalistes durent s’exprimer.  Ces réflexions au sujet de la géographie tropicale s’inscrivirent par ailleurs dans le débat anglo-saxon sur l’essentialisation du monde non occidental, oriental et/ou tropical, le post-colonialisme, le décolonialisme (tournant du XXIe siècle) et la soi-disant « normalité » de la zone tempérée.

En 2005-2006, Michel Bruneau revisita les quatre villages étudiés 35 à 40 ans plus tôt dans le cadre de sa thèse.

Le retour sur mon terrain de thèse : l’interpénétration du rural et de l’urbain en Thaïlande (2005-2006)

L’auteur revient en détail sur les mutations sociales et spatiales de ces territoires dans lesquels la lutte des classes n’a pas abouti à une réforme agraire ou à un changement de régime politique et où l’urbain et le rural apparaissent encore plus liés l’un à l’autre dans une relation dialogique et de dépendance. Il s’agit ici d’un chapitre essentiel dans la compréhension du parcours scientifique de l’auteur qui reconnaît, le recul du temps aidant, avoir pris conscience des « limites de la géographie critique ». Toujours avec nuance et honnêteté intellectuelle, Michel Bruneau explicite également comment il est ainsi passé progressivement à partir des années 1990 d’une géographie rurale et locale à une géographie multiscalaire et géo-historique.

Parmi les transformations majeures relevées par l’auteur lors de ce retour sur son terrain de thèse, en sus de l’industrialisation et l’urbanisation qui accompagnent la forte croissance économique capitaliste thaïlandaise de 1986 à 1996, l’on peut citer : la bancarisation de l’économie locale, le ralentissement de la croissance démographique, la périurbanisation à proximité des corridors de développement, la diversification économique, l’accroissement des mobilités (notamment entre l’urbain et le rural), la baisse de la pauvreté (mais l’augmentation des inégalités entre les villes et les campagnes), etc.

Montées en théories, élargissements scalaires et deuxième terrain fondamental 

Le passage à l’échelle nationale de la Thaïlande puis de l’ensemble de l’Asie du Sud-Est (1980-2006)

Ce chapitre couvre la période 1980-2006 durant laquelle le géographe procéda à un glissement scalaire ancré dans une approche résolument interdisciplinaire (géographie, géohistoire, anthropologie). Autant sur le plan du récit (évocations d’anecdotes) que sur le plan scientifique, ce chapitre est selon nous un des plus intéressant. On y trouve en effet mêlés des éléments de comparaisons (Thaïlande/Birmanie), une attention portée au dialogue entre le temps court et l’histoire structurale, un souci constant de croiser les échelles d’analyse et, enfin, une approche graphique et modélisatrice rendant le propos parfaitement intelligible.

Les montées en généralités à l’échelle de l’Asie du Sud-Est abordées ici témoignent d’une véritable progression et maturation intellectuelle que la participation de l’auteur à la Géographie Universelle Belin-Reclus de Roger Brunet (1995) ou encore le livre-atlas Asies Nouvelles de Michel Foucher (2002) vint confirmer. Plus encore, c’est à la lecture de l’essai, L’Asie d’entre Inde et Chine : Logiques territoriales des États (2006), que l’on peut prendre la mesure de l’apport scientifique de Michel Bruneau concernant l’organisation spatiale des réalités socio-culturelles des États sud-est asiatiques. Pour expliquer les logiques territoriales des États-nations du XXe et XXIe siècles, la longue durée, l’empreinte coloniale ou encore l’intégration au système-monde sont étudiés.

Mon terrain grec pontique : De la Grèce à la Turquie et au Caucase russe (1990-1995)

Ce chapitre fournit des éléments de compréhension quant au changement de terrain du géographe qui, dans la première moitié des années 1990, se tourna vers l’étude de la diaspora transnationale grecque sur le temps long. À ce titre, le chercheur changea d’affectation et obtint son rattachement à l’unité de recherche « Territorialité et Identité dans le Domaine Européen » (unité qui sera ensuite regroupée avec Migrinter de Poitiers). Sans être totalement en rupture avec les terrains précédents, ce choix d’un nouveau « terrain fondamental », s’il est assumé par l’auteur interpelle toutefois le lecteur, notamment parce que l’on peut se demander s’il n’aurait pas été opportun et « naturel » d’élargir aux deux foyers culturels et de population qui encadrent l’Asie du Sud-Est : la Chine et l’Inde. Ces deux « civilisations » font toutefois l’objet de développements forts éclairants dans l’essai paru en 2006 et dans le dernier sorti en 2022 Peuples-monde de la longue durée : Chinois, Indiens, Iraniens, Grecs, Juifs, Arméniens, chez CNRS-Éditions.

Cela étant dit, la contribution de Michel Bruneau à l’étude de la vitalité, de la continuité et de la résistance de l’hellénisme pontique est remarquable (financement du CNRS, rattachement à l’unité Migrinter, coopération avec l’Institut de Géographie de l’Académie des Sciences de Moscou, rapport publié chez CNRS-Éditions, publication de l’essai Diasporas et espaces transnationaux). On apprécie également les descriptions précises puisées dans la mémoire du géographe ainsi que les histoires de vie et autres anecdotes qui permettent de saisir le contexte de la recherche, notamment en Abkhazie (quelques mois après une guerre de purification ethnique).

Les Grecs d’Asie Mineure et du Pont : les territoires de la mémoire (2001-2020)

Le chapitre 8 revient sur les recherches de l’auteur concernant les territoires d’Asie mineure, du Pont et de Thrace abandonnés par les populations grecques en 1923 dans le cadre du traité de Lausanne « instaurant l’échange obligatoire des populations chrétiennes et musulmanes entre la Grèce et la Turquie ». M. Bruneau étudia le lien mémoriel entretenu par ces populations avec leurs « patries inoubliables ».  Pour ce faire, il s’appuya sur des données essentiellement qualitatives recueillies sur le terrain et analysées dans un cadre conceptuel bien défini (« iconographie », identité, diaspora, peuple, ethnie, hellénisme) en empruntant aux méthodes de la sociologie du nationalisme, de l’anthropologie sociale, de l’histoire et de la géographie. Outre plusieurs articles sur le sujet, Michel Bruneau publia notamment trois essais (en 2015, en 2018 et en 2022) traitant exclusivement ou partiellement de la région.

Concepts et comparaisons : de l’Hellénisme aux peuples-monde de la longue durée (1992-2022)

Dans le dernier chapitre, l’auteur explicite les concepts mobilisés pour analyser les espaces et les peuples évoqués dans les quatre essais. Les « logiques territoriales » des États et des « peuples-monde de la longue durée » restituées dans une perspective géo-historique pour l’Asie mineure et l’Asie du Sud-Est permettent de comprendre comment l’enjeu du territoire a été crucial dans le processus de construction des États territoriaux et des États-nation modernes. Aussi, Michel Bruneau prête une attention particulière à l’espace eurasiatique, abordé comme concept, dont la cohésion en cours de consolidation est justement soulignée. Pour chacun des peuples-monde analysé, une trajectoire spatio-temporelle (exprimé graphiquement dans le cas de l’Hellénisme) revenant sur les étapes de la structuration territoriale est mise à profit d’une réflexion plus générale portant sur la « résilience ethnoculturelle des peuples dans la longue durée » en lien avec le rôle joué par la diaspora mondiale (dans le cas de l’Hellénisme). Certains développements du chapitre, s’ils recouvrent un intérêt certain, auraient selon nous pu être recoupés avec les chapitres précédents ou faire l’objet d’encarts (on pense par exemple aux références théoriques à Deleuze-Guattari, Foucault , Haudricourt. Comme une transition avec la conclusion, un aperçu exhaustif des productions intellectuelles de M. Bruneau achève de convaincre le lecteur de la contribution exceptionnelle de ce géographe de la longue durée (60 ans de géographie !).

Nous avons beaucoup apprécié la lecture de cet ouvrage dont le style clair facilite la compréhension générale du propos. Aussi, en plus des 33 biographies d’auteurs fort utiles, M. Bruneau n’oublie pas de citer dans son récit ses collaborateurs français ou étrangers, personnages essentiels de la recherche de terrain et du traitement des données. Mêlant adroitement réflexions épistémologiques, anecdotes, éléments de méthodologie, résultats scientifiques et retours réflexifs, cet ouvrage saura intéresser autant les étudiants souhaitant se familiariser avec la recherche en sciences sociales que les chercheurs plus confirmés.