On sait combien le discours tenu sur le « modèle américain » contient d’approximations, de préjugés et de jugements à l’emporte-pièce. Du pur « antiaméricanisme primaire » jusqu’à l’éloge éperdu du « pays de la liberté », toute la gamme des discours idéologiques existe, en particulier lorsqu’il s’agit d’évaluer les aspects sociaux des Etats-Unis.
Il semble donc particulièrement bienvenu de trouver, sous la forme d’un manuel d’accès facile, une étude approfondie et argumentée de la « question sociale » aux Etats-Unis. Elle émane d’un spécialiste de la géographie des Etats-Unis : David Giband, Maître de Conférences à l’Université de Perpignan, déjà auteur de plusieurs articles traitant certaines situations géographiques à forte incidence sociale (vieillissement, pauvreté, scolarisation et minorités), en particulier en Pennsylvanie (Philadelphie), parus dans des revues accessibles à tous (Information Géographique, RG Lyon, CG Québec)

L’ouvrage proposé, davantage qu’une simple mise au point sur la question sociale, s’appuie sur une problématique forte et la volonté affirmée de proposer, conformément au titre, une « géographie sociale des Etats-Unis », et même une réflexion élargie à la question de la gouvernance et de sa relation au territoire. La virulence des réformes engagées par l’administration Bush est au centre de beaucoup de constats, mais le cadre de l’analyse dépasse les six dernières années. L’organisation des pouvoirs locaux depuis les années soixante, le déclin du Welfare state ou encore la reformulation de certains fondements idéologiques du modèle américain sont clairement décrits et interprétés. L’objectif est d’évaluer dans quelle mesure les évolutions contemporaines du modèle social américain ont induit une recomposition du modèle spatial américain, reposant sur un nouveau modèle de régulation politique du territoire.

L’ouvrage propose quatre entrées successives, constituant les quatre chapitres du développement.

Le premier traite, en 34 pages, d’une géographie nouvelle du pouvoir aux Etats-Unis, avec le « nouveau fédéralisme » induit par la devolution (transfert de certaines compétences du niveau fédéral au niveau des Etats, à celui des collectivités locales ou… au marché).
Au-delà du virage libéral, il s’agit bien d’une mutation profonde de la géographie du pouvoir, avec le passage à un marketplace of governments (libre marché de gouvernements), fondé sur la fragmentation institutionnelle et le libre choix du citoyen-consommateur. Le nouvel ordre géographique, social et politique, adaptation de la société américaine à la globalisation, est clairement fondé sur une acceptation par le plus grand nombre des inégalités et du séparatisme social et spatial. La contractualisation avec le local masque mal le désengagement fédéral et la privatisation accélérée avec leurs conséquences directes (par exemple l’absence de couverture sociale pour un nombre croissant d’américains). La perte d’influence des métropoles signifie, par le redécoupage électoral, une minoration de leur représentation. L’idée que les citoyens « votent avec leurs pieds » fonde la mise en concurrence des territoires, et pousse à la fragmentation des aires métropolitaines. Les disparités entre ville-centre et banlieue (spatial mismatch, décalage spatial entre emplois, plutôt en banlieue, et résidences des plus pauvres, plutôt en ville-centre), les rapports entre problème social et minorités ethniques, ou encore les apports migratoires récents sont réexaminés avec précision, et incontestablement le regard sur la question est renouvelé. L’essor (limité) de la classe moyenne noire, l’inédite suburbanisation de la diversité ethnique américaine, le renouveau migratoire amènent l’auteur à parler d’une nouvelle donne, d’une nouvelle géographie du pouvoir et à décrire un nouvel état social américain.

Le second chapitre est centré sur l’analyse de la pauvreté et de son traitement social : il est le plus consistant (40 pages). La réforme de l’aide sociale remonte à 1996, et ses effets sociaux et spatiaux sont analysés. Les principaux constats ne sont pas inconnus : précarité, nouvelles formes de pauvreté, fragilité des zones rurales, figures féminines de la pauvreté, sous-prolétariat urbain, etc. L’ouvrage apporte des données de qualité sur les effets spatiaux de la réforme du système d’aides aux Etats-Unis. Des exemples précis sont fournis, à des échelles différentes : celle de l’Union, des Etats ou des grandes métropoles, puis des analyses de régions pauvres (Black Belt du Sud, réserves indiennes des grandes plaines, pauvreté des petits blancs en milieu rural, colonias hispaniques du Rio Grande, delta du Mississippi. Les nuances ne sont pas absentes, et le recul critique permettant la remise en cause de certaines représentations mentales fortes (cf. un paragraphe sur « les Appalaches, ou l’invention d’une région de la pauvreté »). Si la pauvreté apparaît clairement comme un problème majeur aux Etats-Unis, elle change : la précarisation affecte aujourd’hui des catégories qui travaillent (working poors), de façon différenciée, sans remettre en cause en profondeur la « géographie immobile » de ce qui fut désigné comme l’autre Amérique.

Le troisième chapitre, comme le quatrième, est plus court (26 et 21 pages). Le constat dominant est celui de la fragilisation de toutes les formes de protection sociale, de la montée d’un fort sentiment d’ « insécurité sociale », et du délitement des classes moyennes. De nombreux exemples sont donnés de leurs implications territoriales. Les formes de protection de la middle class américaine (gated communities) sont bien connues. L’auteur évoque la diversité de ces espaces fermés. Mais aussi le paradoxe, pour les « classes anxieuses », du choix de vivre en banlieue. Choix spatial autant que social, il « alimente paradoxalement les conditions de l’insécurité sociale » (fragilisation financière, absence d’épargne, fréquence des faillites personnelles, hausse immobilière, etc.). Le séparatisme spatial est ainsi sans cesse accentué par la volonté de protection des classes moyennes suburbaines contre tout risque de dévalorisation sociale (installation de minorités). Aux enjeux scolaires (contrôle des districts par les familles pour s’assurer du maintien de l’homogénéité sociale et raciale du quartier) s’ajoutent ceux de l’accès aux services basiques (santé, services bancaires par exemple). La crise du système de couverture médicale aux Etats-Unis (46 millions de personnes en 2005, 16 % de la population démunis de couverture maladie) a suivi le transfert de la gestion de Medicare et Medicaid aux Etats fédérés, ou la stratégie de nombreuses entreprises (renégociations à la baisse des conventions collectives). En parallèle, le secteur bancaire a adopté des stratégies qui pénalisent directement les quartiers de minorités ( le redlining, ligne rouge sur une carte isolant les zones urbaines jugées « à risques »). Ce ciblage géographique contribue fortement à un morcellement accru et complexe de l’espace social aux Etats-Unis. Les politiques publiques, fédérales et locales, accompagnent, voire précèdent l’action des opérateurs privés dans ce sens.

Enfin le dernier chapitre traite de la notion de « libre choix » territorial. Pour toute une série de secteurs clefs (éducation, santé, sécurité ou protection face aux risques), le processus engagé est celui de la contractualisation et de la marchandisation de l’espace local. Le postulat idéologique des théoriciens libéraux ( dit Public choice ), entend faire du local le niveau le plus approprié à la gestion et la fourniture de services publics de base, après démantèlement des solidarités collectives traditionnelles. L’idée est que la communauté, de dimension réduite, est davantage prête à financer les services qu’elle a elle-même choisi. Il y a donc deux volontés concomitantes : la marchandisation des services publics et le transfert de la gouvernance politique au niveau local (les contours de ce niveau local sont élastiques).
L’exemple de l’éducation est décrit en détail. La loi de 2001, qui affiche la volonté d’une réussite pour tous (No Child Left Behind) lie directement les résultats scolaires à la refonte des modes de gestion locale. L’éducation, bien marchand entre sur un marché de services éducatifs. La régulation est assurée par la libre compétition entre les entreprises répondant à la demande.
Le maintien de l’ordre est lui aussi entré dans une logique de prestation de services. Les groupes communautaires, face aux problèmes d’insécurité, sont fortement incités à confier à des opérateurs privés les tâches de protection des biens et des personnes, et de maintien de l’ordre. Des missions de plus en plus nombreuses ne sont plus gratuites mais sont facturées, par des opérateurs privés ou publics.
Une analyse détaillée des effets dévastateurs de l’ouragan Katrina clôt le chapitre en offrant une étude de cas particulièrement éclairante sur les conséquences du désengagement de l’Etat fédéral en faveur d’une (ir)responsabilisation des acteurs locaux (démantèlement de la FEMA, Federal Emergency, agence fédérale de gestion des risques, créée en 1979, après le 11 septembre). Là aussi, l’idée dominante est que dans une société libérale (ownership society) la prévention relève du libre choix et de la contractualisation des groupes locaux, et finalement du marché. La dévastation de la Nouvelle Orléans et du littoral du Golfe est d’ailleurs ouvertement présentée par nombre d’acteurs locaux comme une opportunité de « gentrification » accélérée de la ville et de laboratoire d’expérimentation néo-libérale pour la région. L’évocation des résistances à cette dérégulation généralisée tient peu de place.

La conclusion élargit la réflexion au modèle social américain, et aux trois instances idéologiques qui le fondent (économique, territoriale et individuelle). Appuyée par un schéma interprétatif, elle relève les implications spatiales majeures des évolutions de la question sociale aux Etats-Unis. Le séparatisme spatial, la fragmentation des territoires, la recherche de l’ « entre soi », la mythification d’un espace local vertueux aux qualités intrinsèques absolues (proximité, réactivité, démocratie, liberté), la banalisation géographique des inégalités et le délitement des solidarités collectives,… : le travail de David Giband est non seulement une source d’informations de très grande qualité sur la géographie des Etats-Unis (utile à chacun d’entre nous, en Lycée comme en Collège), mais il constitue aussi une excellente démonstration de ce qu’est la géographie, une lecture de la société dans sa dimension spatiale.
Quelques photos, plusieurs encarts, de nombreux tableaux, graphiques et cartes (certes en noir et blanc, mais variant les échelles, claires et utiles) appuient la réflexion générale. On trouve aussi une bibliographie utile car élargie aux articles de revues et aux sources américaines, et surtout un glossaire indispensable reprenant la traduction et précisant la définition des processus les plus importants.

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