CR de Catherine DIDIER – FEVRE, professeure au collège du Gâtinais en Bourgogne à Saint Valérien.

L’actualité éditoriale de cet automne 2007 met doublement l’accent sur Jean François Staszak. Sylvain Allemand. Comment je suis devenu géographe. Editions du Cavalier Bleu, 2007 réserve un chapitre à ce géographe. La Revue La GéoGraphie lui a confié la rédaction d’un article (Le Tahiti de Gauguin) pour son numéro 1 consacré aux îles. A ma modeste échelle, dans le cadre de la classe à PAC que je mène en quatrième sur le thème de Regards sur l’Autre, j’entends aborder le cas de ce peintre voyageur qui a porté son regard sur un Autre, tout d’abord breton puis tahitien quand il est parti aux antipodes. Autant de bonnes raisons pour moi d’acquérir cet ouvrage !

Jean François Staszak est professeur suppléant à l’Université de Genève. Ses travaux ont d’abord concerné l’histoire ancienne et l’épistémologie de la géographie, puis la géographie économique et culturelle. Ses recherches récentes portent sur les représentations géographiques dans les champs de l’art et du tourisme – et plus largement sur la question de l’altérité.

Si Jean François Staszak s’est intéressé à ce peintre, c’est parce que les tableaux de Gauguin sont le reflet de son imaginaire géographique, celui des Européens de la fin du XIX° siècle, imaginaire qu’il alimente lui même par ses tableaux. Gauguin s’inscrit dans l’histoire de la colonisation mais aussi dans celle des rapports hommes / femmes. C’est parce que 2003 était l’année Gauguin que les éditions Bréal ont demandé à JF Staszak d’écrire cet ouvrage.
Le livre de J.F Staszak est donc à mi-chemin entre la géographie et l’Histoire de l’Art.
L’œuvre de Gauguin constitue un enjeu majeur de l’Histoire de l’Art : invention du symbolisme et du primitivisme. On peut parler de naissance de l’art moderne. La Révolution artistique opérée par Gauguin procède d’un déplacement, d’une mise à distance.

Jean François Staszak a donc mené une démarche de géographie culturelle et d’histoire des représentations. Il ne propose pas une démarche linéaire de la vie du peintre même s’il en trace les grands traits. Il s’attache à montrer en quoi son œuvre est le reflet d’un imaginaire géographique propre.

Gauguin, voyageur

Né en France (1848), Gauguin passe son enfance au Pérou, à Lima après que son père soit exilé pour cause d’anti-bonapartisme. Ce père meurt, d’ailleurs, pendant le voyage. La vie au Pérou est confortable. La mère de Gauguin appartient à la famille de Flora Tristan (c’est sa fille) dont l’un des descendants est président du Pérou. Pendant ses années d’enfance au Pérou, Gauguin est mis en contact avec l’altérité : rencontre avec quelques Indiens, fréquentation des poteries précolombiennes, collectionnées par sa mère.
De retour en France, il devient élève officier dans la marine marchande. Marin au long court jusqu’en 1871, il parcourt le globe. Pourtant, les carnets de Gauguin ne font, étrangement, pas mention de ses voyages. Entre 1872 et 1877, il devient agent de change, se marie. C’est un peintre du dimanche qui applique les techniques des impressionnistes, sans toutefois s’attaquer à des sujets urbains. La fréquentation de Pissarro en 1884 à Rouen est synonyme de rupture. Désormais, Gauguin ne fera plus que de la peinture. A cette date, il entreprend de s’installer à Copenhague, dans la famille de sa femme, en espérant percer sur le marché de l’art nordique. C’est un échec. Il se réfugie à Pont Aven, en 1886, déjà mis à la mode par des artistes américains. La peinture qui se fait alors là-bas n’a rien à voir avec celle que Gauguin et son école vont pratiquer. En 1887, il s’embarque pour Panama et l’île Taboga en quête d’exil et du mythe de l’île comme Eden. Le rêve n’est pas au rendez-vous. Il installe alors pour un temps en Martinique. Les tableaux qu’il peint là-bas donne l’image d’une île non colonisée, sauvage. Il donne un aspect japonisant à son art. De retour en France, il rejoint Pont Aven où il élabore véritablement son style : Nature morte aux trois petits chiens (1888), Christ Vert, 1889 (que Gauguin compare à une « divinité papoue »). Invité par Vincent Van Gogh, en 1888, il se rend à Arles. Il peint alors sur de la toile de jute pour rendre la rusticité des scènes, mais aussi par souci d’économie. Son départ pour Tahiti, en 1891, signifie une prise de distance avec le centre artistique parisien. Mais, même à Tahiti, il se lasse et part pour les Marquises. C’est là qu’il s’éteint victime d’un arrêt cardiaque et de la syphilis en 1903.

L’imaginaire géographique de Gauguin

Gauguin croît à la mystique du lieu. Il pense que le lieu se retrouve dans les gens qui l’habitent. Il a l’idée que, loin de la civilisation, son art deviendra simple, sauvage. Il est à la recherche de motifs nouveaux : c’est sous d’autres tropiques qu’il entend les trouver. Malgré tout, cet imaginaire géographique de Gauguin n’a rien d’original. Son univers mental est celui de la France colonisatrice. Il a fréquenté l’exposition universelle de 1889 où la France présente ses colonies. Il a lu les productions des géographes et des voyageurs de son temps. Si l’imaginaire géographique du peintre est banal, son croisement avec une démarche artistique est original. L’idée d’un « atelier des tropiques » et sa mise en œuvre ne connaissent pas d’équivalent.

Le regard de Gauguin sur les Autres.

Ces autres se sont, tout d’abord, les Bretons. Gauguin donne de la Bretagne une vision archaïque et erronée de cette région alors qu’elle est déjà ouverte au tourisme. Dans les portraits de bretonnes qu’il peint, il déforme le nez et les lèvres (La Belle Angèle, 1889) pour rendre le visage plus rustique, sauvage, primitif. « Je cherche à mettre dans ces figures d’enfants de paysans se promenant avec leurs vaches le sauvage que j’y vois et qui est en moi aussi ». Cette tendance va s’accentuant. C’est pourquoi il est considéré comme l’inventeur du symbolisme. « Je ne suis pas un peintre d’après nature (…). Tout, chez moi, se passe en folle imagination ». Avec l’essor de la photographie, il a compris que la peinture doit offrir autre chose que la simple représentation des choses. Ce qu’il fait tient du primitivisme, même si le terme n’est pas employé. Dans le tableau La vision du sermon, il présente deux mondes : le monde réel (les bretonnes qui prient) et sa vision intérieure (le démon) qui ne sont séparés que par la diagonale tracée par le pommier.
A Tahiti, il cherche à faire « sauvage ». Ainsi, l’ Idole à la coquille correspond plus aux clichés du lointain et de ses peuples qu’à la réalité. Il s’appuie, pour cela, sur des cartes postales anciennes. Le Tahiti dans lequel vit Gauguin est colonisé par les Français. La christianisation est largement engagée. L’exotisme, présent dans les tableaux de Gauguin, est fabriqué pour les Européens. La figure de la vahiné correspond aux fantasmes masculins des Européens, acheteurs potentiels des tableaux de l’artiste. Gauguin s’inscrit dans la lignée de l’orientalisme, de Pierre Loti. Sa démarche a inspiré, plus tard, Matisse, Nolde, et des artistes plus contemporains comme Jean – Paul Forest (Land Art), Andreas Dettloff partis s’installer à Tahiti.

Le regard des Autres sur Gauguin

Paul Gauguin apparaît aux yeux de ses contemporains (dès Pont Aven et la Martinique) comme le sauvage qui haït la civilisation. Lui-même, dans sa correspondance, utilise fréquemment le mot sauvage. Il est fasciné par çà et veut passer pour un sauvage. Il revendique ses racines incas. Dans son autoportrait (Les Misérables, 1888), il accentue ses traits pour faire plus sauvage. Il aime à se vêtir comme les « sauvages » : il porte le costume breton. A l’exposition de 1889, il apparaît dans un costume original (cape, bonnet d’astrakan). Gauguin participe activement à la construction de cette image. L’exposition de 1893 (entre les 2 séjours tahitiens du peintre) est organisée autour de l’idée de l’exil de Gauguin en pays « barbare ». La publication de Noa Noa, une fiction relatant la vie du peintre à Tahiti, est une opération de promotion pour accompagner les tableaux et alimenter l’imaginaire autour de sa personne. Le regard que les Autres (les Européens) porte sur lui est fabriqué par lui même.
Pour les Tahitiens, Gauguin apparaît comme un blanc, un colon venu pour avoir facilement des très jeunes filles. Ils n’apprécient pas particulièrement son art, qui reprend les clichés attachés à leur île.

Ce livre est richement illustré. J.F Staszak appuie son texte sur de nombreux extraits tirés de la correspondance du peintre. L’ensemble se lit avec facilité et un grand plaisir. Aussi, je ne peux que vous en recommander la lecture, que se soit pour une exploitation pédagogique ou tout simplement pour passer un bon moment.

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Pour lire sur le thème :

Le goût des Autres : http://www.clionautes.org/?p=1534

Arts Primitifs, Arts Populaires, Arts Premiers : http://www.clionautes.org/?p=1575