Une nouvelle approche pour améliorer la prise de décision

La prospective stratégique de Jérôme Clech fait partie de ces livres qui occupent l’esprit bien longtemps après que la dernière page ait été refermée.

En un peu plus de 200 pages, ce qui peut sembler tout à fait accessible pour une journée de lecture, le Docteur en mécanique de l’École polytechnique, ingénieur de l’École de l’air et de l’espace, diplômé de Sciences Po Paris, de l’École de Guerre et de l’Académie du renseignement, propose une plongée dans l’univers fascinant de la prospective stratégique. Ce livre s’appuie sur l’enseignement que Jérôme Clech dispense à Sciences Po Paris.

Présentation de l’éditeur

La prospective stratégique est une discipline qui consiste à explorer les différents avenirs possibles afin de mieux anticiper les changements, à se prémunir des éventuelles difficultés et se préserver contre des erreurs. Sa finalité est d’aider à agir au présent, en tenant compte des conséquences et de l’impact de nos actions. En bref, son objectif est de contribuer à construire le futur que nous voulons – ce qui pose un redoutable défi cognitif. Comment anticiper le changement climatique ? Comment construire des politiques de recherches pour améliorer nos connaissances de l’espace extra-atmosphérique ? Comment anticiper d’éventuelles ruptures technologiques ? Comment prévoir les futures disruptions de modèles économiques ?

Nécessaire à la réalisation de tout projet d’envergure pour les organisations publiques ou privées, la prospective stratégique est d’une certaine façon la science qui vise à améliorer concrètement nos processus de délibération et nos prises de décision avant d’agir. C’est pourquoi elle est de plus en plus enseignée dans les écoles de sciences politiques, d’ingénierie, d’architecture, d’urbanisme, d’aménagement du territoire, de gestion ou de management. Le présent livre se veut à la fois un manuel, qui en présente toutes les méthodes et tous les aspects aux étudiants, et un essai qui questionne la rationalité de nos choix à destination d’un lectorat plus large.

 

Dès l’introduction l’auteur met donc en garde quant au public qui pourra s’épanouir à travers ces pages, nourrir sa réflexion. Exigeante, cette lecture s’adresse en priorité à des enseignants chercheurs, ou à des étudiants au solide bagage académique. Même si de nombreuses notes viennent aiguiller la lecture et préciser des concepts, il n’en reste pas moins que lire ce livre en une journée s’avère être une gageure.

Très vite le cadre est posé avec une citation du père de la prospective, le philosophe Gaston Berger. La prospective consisterait à envisager « une goutte de futur dans l’océan de la réalité présente ». Le postulat est ici d’imaginer un futur possible pour s’y préparer. Pour se faire, il convient de sonder les signaux faibles, tout en s’appuyant sur une idée maîtresse qui guidera la réflexion.

Le passé est une clé essentielle de la démarche. En s’attardant sur des passés possibles, en les questionnant, se dégagent petit à petit des pistes de réflexions pour envisager des futurs. Le passé est ainsi résumé en trois forces : la nécessité, qui ne peut être changée, le hasard, offrant un degré de liberté, et la volonté. La prospective est donc présentée dans un premier temps comme une rétrospective dans le sens où modifier le regard sur le passé doit permettre de percevoir davantage le présent et donc d’imaginer, de construire d’autres futurs.

Comment y parvenir ? Avec des données, nombreuses mais, surtout selon le chercheur, par une approche pluridisciplinaire, un exercice de réflexion et non point une simple méthode à décliner. Acteurs et facteurs, sens de l’histoire, causes et effets, ces approches dialectiques mettent petit à petit le lecteur, le prospectiviste dans la peau de la Pythie. D’ailleurs, de cette dernière à la Bible, en passant par la tradition chinoise, la prospective s’avère être ancienne. Depuis deux siècles elle est devenue plus rationnelle et la polémologie, les conflits, la guerre sont des clés majeures l’analyse. Ainsi les États-Unis écrivent leur avenir avec des films peu portés sur la stricte paix, dans des rapports de la CIA. La science-fiction peut aussi être une approche fructueuse comme le démontre la Red Team.

Pour écrire le passé, s’engage dans la quête de pivots, de points dans le temps où la course des événements change. Jérôme Clech explore pour illustrer son propos le cas de l’Europe en explorant le monde depuis les années 1950. Le premier pivot serait d’ordre polémologique, entre une vision d’une Europe tournée vers l’intérêt général là où les États-Unis s’orientent vers des intérêts plus particuliers, c’est l’émergence de la DARPA et d’Internet. Ce sont ces derniers qui emportent le pivot « un ». Le second pivot explore le fait que les Européens deviennent alors les meilleurs élèves des Américains, devenant ainsi ceux qui contribuent à concevoir l’avenir désiré outre Atlantique. Ayant raté le pivot « un » les Européens ne peuvent imposer leur internet et ne peuvent plus que proposer un méta discours, qui accompagne ce que le chercheur désigne comme l’explosion de la dimension « ethnotechnologique ». Cette dernière consiste en une boucle rétroactive.

L’homme, son environnement au sens large, engendre une technologie qui agit en retour vers une synthèse dépassant les tensions. C’est ainsi que la paix universelle espérée après la Guerre froide accouche finalement d’un retour de la polémologie ; choc des civilisations de Huntington ou terrorisme islamiste se sont largement nourris de la globalisation qui devait pourtant amener une forme de paix.

Un quatrième pivot est exploré sous la forme d’un retour de la puissance (nous y sommes), dans la capacité à imposer ses règles. Homme et technologie, dimension philosophique profonde nécessitant de convoquer des penseurs multiples, dialectique entre vouloir et pouvoir constituent les pistes qui seront explorées tout au long du livre. Jacques Derrida, Roland Barthes, réflexion sur la notion de vérité, du discours, du complotisme engagent le lecteur sur un chemin exigeant.

Pourquoi ? L’auteur propose de réfléchir à un futur pour l’Europe, à un « quelque chose » qui reste à construire, un futur que nous voulons. Ce sont donc non plus des pivots du passé à chercher, mais des volitions du futur à engendrer. Imposer une vision française, humaniste et héritière des Lumières serait une première volition. La seconde conduirait à exploiter le big data, les IA, l’open source, ce qui annulerait la mainmise des GAFAM, héritiers de la DARPA, mais à condition de créer un autre modèle et non point de les copier. La volition « trois » consisterait alors à développer une culture de la technique, associant étroitement l’homme. Enfin, ultime volition, la construction d’un récit permettant à l’Europe d’être réellement autonome.

Le projet est aussi enthousiasmant que vertigineux. Il s’agit maintenant de pénétrer la matrice après cette longue introduction de près de 50 pages.

 

Partie 1 – Fondements épistémologiques : revisiter l’émergence

 

Cette première partie est aussi nécessaire qu’elle est exigeante. Pour réfléchir et écrire le futur encore faut-il disposer de solides bases conceptuelles. Ce livre appelle à d’autres lectures, à des méditations de penseurs et de philosophe. Il faudra revenir plusieurs fois dans le temps pour petit à petit s’imprégner de ces concepts.

 

Aux limites de l’espace-temps : interroger notre épistemè, intégrer l’élision

Pour Jérôme Clech l’un des principaux problèmes pour développer des analyses prospectives réside dans notre rapport au rationnel. Si l’on met de côté les questions de complotisme, du relativisme, des questions purement laïques ou religieuses ou encore de la « doxa anesthésiante du flatness » (comprendre ici les approches liées à la vague dite woke), il importe d’avoir une idée très claire de ce que l’on entend par rationnel, d’en poser des limites, avant de pouvoir basculer dans les réflexions stimulantes.

Dans un premier temps l’auteur questionne de façon dialectique ce qu’il nomme les insuffisances du rationnel et la mise en place d’une nouvelle acception de l’irrationnel.

Soulignant le manque d’analyses de types épistémologiques, le spécialiste dresse un tableau précis de ce qui peut nous entraver au quotidien dans des réflexions prospectives. Trop de rationnel, importance du déterminisme, difficulté à percevoir autre chose qu’un univers totalement fermé, sont autant d’approches mises en perspective avec les travaux de Kant ou de Bergson.

Le cœur de la démarche vise donc ici à donner plus de place à une approche irrationnelle. L’idée centrale serait de laisser entrouverte la porte de l’imagination, pour mieux préparer l’avenir. La figure d’Albert Einstein est ainsi évoquée et Jérôme Clech démontre avec brio que, tandis que la raison impose des limites et des règles fondées sur une forme de rationalité, l’imagination permet au contraire d’explorer des chemins nouveaux, bien plus intéressants et stimulants pour des réflexions prospectives. Il ne s’agit pas tant d’imaginer une image certaine de l’avenir mais de trouver un chemin entre rationnel et rationnel, entre déterminisme et hasard.

Jérôme Clech propose dès lors une double approche. D’un côté s’appuyer sur des systèmes strictement définis, dans l’espace dans le temps, et dont les évolutions seront à considérer de façon progressive, en fonction de la question que l’on doit traiter. Face à cette approche, une seconde optique serait de laisser plus de part à l’irrationnel, en questionnant le système de façon interne. Cette démarche s’appuie sur plusieurs modèles que le chercheur emprunte à Hegel, Kant, ou encore Marx. Mettant en perspective ces différentes réflexions, c’est bien la dimension polémologique qui semble poindre, accordant donc une place importante au conflit.

Extrêmement technique ce chapitre fait la part belle aux considérations mathématiques et philosophiques. De nombreuses citations permettent de plonger dans des réflexions des plus abouties, à l’image de celles de Jean Cavaillès et de sa « métamathématique », des problèmes posés par le premier théorème d’incomplétude de Gödel ou des nombreuses pistes de réflexion héritées de Bergson. En définitive ce chapitre permet de poser des bases conceptuelles solides pour questionner le temps et nous donner la nécessaire place accordée à l’irrationnel pour tenter d’étreindre une certaine vision de l’avenir.

 

Remonter aux conditions de la possibilité de l’épistémè : arraisonner l’émergence

Le sujet d’investigation, le questionnement du futur repose donc sur une base à 3 dimensions : « polémologique », « ethnotechnologique », « acteurs–facteurs ». Reposant sur un alliage de rationnel et d’irrationnel, il n’en reste pas moins nécessaire de prendre en considération des éléments plus cartésiens.

Fort heureusement de très nombreux exemples précis permettent de pénétrer avec plus d’efficacité la pensée de l’auteur. Si le chapitre précédent pouvait parfois paraître extrêmement conceptuel, la suite prend plus facilement corps grâce aux choix qui nous sont proposés. La question de l’individuation, c’est-à-dire la distinction d’un individu ou d’un savoir au sein d’un groupe, permet à l’auteur de souligner le poids central des mots pour aborder un problème.

Parler « d’anthropocène » permet ainsi de souligner le rôle de l’homme dans le changement climatique là où le terme de « holocène » est beaucoup moins parlant. Faut-il préférer des termes négatifs, positifs pour mobiliser les foules ? Assurément des termes positifs semblent plus porteurs. Citant Albert Camus le chercheur rappelle que mal nommer les choses ne fait que rajouter des malheurs au monde.

Le lien avec la prospective s’éclaire : faire émerger des pistes pour le futur c’est questionner un potentiel de réalité virtuelle. Dans ce sens il est possible de creuser les pistes des multiples facettes de la vérité afin de modeler en quelque sorte le futur de cette dernière. Reprenant le cas de la révolution copernicienne, dire que la Terre tourne autour du soleil et non l’inverse, n’a rien changé à la réalité, à la vérité quotidienne des personnes. Pourtant cela a changé la façon de percevoir le monde. Si on est capable de creuser le présent, d’aller au fond des choses, nous serons capables d’essayer de percevoir avec acuité le temps et d’essayer de faire émerger un futur, une réalité que l’on souhaite.

Au service de la prospective l’individuation permet donc d’explorer avec une vision globale un système et un potentiel de réalité. L’individuation est celle du prospectiviste qui sait aller chercher, et comment le faire. Ce dernier doit aussi avoir conscience des évolutions, du sens des mots, des nécessaires débats éthiques, de notions de boucles rétroactives ou non. Faire apparaître de nouveaux univers, de nouveaux narratifs pour les incorporer à l’existant, dans une démarche constructiviste, voilà une des clés essentielles.

 

 Avancées théoriques et méthodologiques

Le questionnement du libre arbitre et de la volition, de cette force de l’esprit pour construire à la fois un raisonnement prospectiviste mais aussi un futur en portant du présent sont au cœur du chapitre. Qu’il s’agisse de l’utilisation de la figure de Fraser ou du problème mathématiques dit du millénaire (P=NP), force est de constater ce chapitre clôturant cette première partie est extrêmement théorique et parfois particulièrement complexe.

Il permet néanmoins de fixer, voire de refixer dans certains cas, des idées explorées depuis la longue introduction. Au cœur de ces dernières se trouve celle, centrale, que le futur doit être imaginé sur l’idée que l’on se fait du présent et du passé. Les risques sont nombreux. Le déterminisme doit être laissé de côté au profit de plus de créativité. La notion de contresens est aussi l’un des pièges. Chercher la rupture, questionner le court, moyen et long terme, vouloir prolonger des tendances acquises sans réellement les remettre en cause, voir plus loin, plus neuf, sont autant de difficultés qu’il faut appréhender.

Reprenant les conclusions de Thierry Gaudin, la démarche proposée par le spécialiste peut se résumer finalement dans la quête suivante : l’idée du futur doit se forger en puisant dans l’idée que l’on se fait du présent et du passé. Il s’agit « d’un processus récursif » tout autant qu’itératif, avec une finalité positive. C’est la quête d’un scénario de type « maya », tel que nommé ici, qui reprendra donc les bases proposées par Thierry Gaudin : une problématique limpide (le corps), une réflexion, animation de groupe (l’âme) et un sens pour la prospective (l’esprit).

 

Partie 2 – Une méthode renouvelée : cas de « l’Europe puissance »

 

Cette seconde partie permet de mettre en pratique les réflexions théoriques déployées au cours des 100 premières pages. Après une réflexion sur la nécessité de bien réfléchir à une problématique, à travers les scénarios dynamiques et le scénario de type « maya », l’auteur propose en application de réfléchir au futur de la puissance européenne.

Du doute hyperbolique dans l’état de l’art d’une problématique

Le cœur du sujet est ici de mettre en place une réflexion autour de la dimension cognitive (la conscience), c’est-à-dire celle qui traversent les trois autres dimensions de Karl Popper évoquées en plus tôt, en en tirant la quintessence. La notion des points triples de Karl Popper repose sur l’hypothèse que l’univers serait « partiellement causal, partiellement probabiliste et partiellement ouvert ».

Le problème essentiel qui est posé est d’essayer de bien prendre la mesure des faits, des connaissances, en se basant sur des outils, tout en prenant en compte le caractère non objectif des réponses des outils proposés que sont les modèles d’un côté, les enquêtes d’opinion de l’autre. Le modèle repose nécessairement sur des biais subjectifs. Quant aux études opinion, par définition subjectives, elles posent aussi des questions méthodologiques, mais ne sont pas dénuées d’intérêt.

Les modèles thématiques comme outils « objectifs »

D’emblée Jérôme Clech prévient qu’il est impossible, tant ils sont nombreux, de faire le tour complet des modèles exploitables. Basé sur le traitement des données, rendu aujourd’hui de plus en plus pointu grâce aux progrès de l’informatique, certains modèles sont néanmoins plus importants que d’autres dans le travail de la prospective. Il en est ainsi de la démographie pour sa dimension polémologique car il s’agit ni plus ni moins d’aborder la question de la pression humaine sur la Terre et donc des tensions générées.

L’étude des questions environnementales et sanitaires, la question d’un modèle climatique, l’exploration des flux matériels immatériels (modèles keynésien et de Leontief) sont autant de questions abordées en liminaire de cette partie. Ce chapitre montre très bien comment le Big data et ses corollaires, se sont imposés dans les analyses. Pour en revenir au modèle keynésien ce dernier, après avoir été défini comme l’idée d’une boucle monétaire associant salaires et emplois, produisant ainsi une offre entre biens et services d’une part, et en consommation d’autre part, est critiqué pour en explorer les limites. Il s’agit notamment de la question de la surproduction qui ne permet pas assez efficacement de creuser une réflexion quant au modèle de civilisation lui-même selon l’auteur. Or, qui dit prospective, dit nécessaire changement de paradigme sur ces questions.

Le modèle de Leontief, qui étudie la circulation des marchandises dans la société par analogie de la circulation des fluides dans le corps humain, est aussi mis en perspective. Utilisé comme base du rapport Brundtland, qui servit à vérifier le caractère soutenable du développement durable en 1987, il permet de questionner les approches les plus ultralibérales comme celles désirant une économie beaucoup plus dirigée. De nombreux biais sont alors à prendre en considération. Par exemple celui qui oppose de façon négative la démographie aux limites de la Terre ; une recherche prospective pourrait au contraire imposer une dialectique plus positive en explorant la question de la colonisation espace extra-atmosphérique ou océanique, afin de repousser justement question de ses limites.

Les modèles climatiques, la question de la vérité, des approches parfois catastrophiques, sont abordés dans le cadre de la prospective en prenant en compte les postures des uns et des autres. Toute la question n’est pas de trancher entre climatosceptiques et écologistes, mais bien pour l’auteur d’explorer des scénarios de mitigations et d’adaptations possibles, afin de se donner comme but de les réaliser. Toute la question est donc de garder des possibilités intellectuelles ouvertes face au modèle, d’en intégrer les limites intrinsèques, et les billets. Ce ne sont pas des problèmes, simplement des facteurs à prendre en considération.

 

Les enquêtes d’opinion comme outil « subjectif »

L’opinion comme une voie d’accès à la vérité, l’opinion basée sur la sagesse des foules ; voici le cœur d’une réflexion faisant la part belle aux approches algorithmiques et posant la question de la pertinence du groupe face à l’expert. Face à des questions complexes, un groupe est constitué. Composé uniquement d’experts, il a pour but de les interroger pour faire le tour des questions (c’est ce que l’on appelle un « Delphi » en référence à la pythie de Delphes). Si l’action du biais se pose toujours, si la subjectivité existe bien entendu, il n’en reste pas moins qu’il y a des leçons à tirer de ce genre d’approches. Il faut trouver un équilibre entre les esprits plus marginaux et ceux plutôt tournés vers la recherche du consensus. Appliqué à la prospective, nous retrouvons donc toujours cet équilibre entre la nécessité d’explorer autre chose et le risque de basculer dans quelque chose qui soit moins crédible.

 

La méthode des scénarios dynamiques : de l’âme dans l’animation

Des scénarios sont au cœur de la réflexion prospective pratique. Ce qui est exploré à travers les Européens est un exercice de style exigeant, mais particulièrement stimulant. Une Europe puissance est-elle possible ?

Pour travailler sur cette question il faudra commencer par disposer des bons outils. Les feuilles, du papier, un tableau. Il faut accepter de tâtonner, de chercher, de griffonner, de refaire, de mettre des notes un peu partout. C’est un travail de longue haleine qui repose sur l’échange, la réflexion et le temps.

Prenons le cas des facteurs démographiques et économiques. Il faudra prendre en compte les dimensions polémologiques et ethnotechnologiques définies en introduction. Quelles questions s’imposent ? De façon à peu près limpide on peut parier, au regard des connaissances actuelles, sur un vieillissement de la population européenne, associée à la baisse du nombre d’actifs. Ceci risque donc de remettre en cause la place de l’Europe face à d’autres puissances émergentes, remettant en cause le poids même de l’ordre économie mondial.

Si l’on prend compte des facteurs environnementaux il est tout à fait possible d’envisager une explosion du phénomène migratoire, une raréfaction des ressources, des crises sanitaires. Si l’on poursuit, la réflexion se pose quant à la question de l’État de droit, qui pourrait être menacé par des crises internes, la nécessité de coopérer, les facteurs identitaires. Politiquement c’est là que l’intégration européenne peut se poser. D’un point de vue technologique de nouveaux espaces de conflits peuvent apparaître, alors même qu’apparaîtront aussi des réponses technologiques positives. C’est ainsi que petit à petit se développe une réflexion autour d’un diagramme acteurs/ facteurs.

L’approche prend alors tout son sens dès lors qu’on lui adjoint des questions stimulant l’imagination et la réflexion. Par exemple est-ce qu’un personnage providentiel pourrait émerger en Europe ? Peut-on faire une découverte aujourd’hui inattendue mais demain absolument décisive ?

Le sens de ces questions est à la fois de provoquer la surprise dans la réflexion, pour ne pas avoir à la subir dans la réalité. L’imprévisible est toujours quelque chose de possible. Jérôme Clech propose d’associer au tableau un arbre de scénarios dynamiques, qui propose une vision à mi-chemin entre une vision synchronique du diagramme, une vision diachronique reposant sur des scénarios beaucoup plus aboutis. Finalement cet art des scénarios s’avère très utile car elle complète les lacunes des deux autres approches. Mais là encore il faut toujours remettre la main à l’ouvrage. Reposer des questions. Est-ce que tout a été exploré ? Est-ce que le système proposé est réaliste ? N’y-a-t-il pas des zones d’ombre, des problèmes de logique ? Ces allers-retours entre notre réflexion, les tableaux, les diagrammes, les arbres, contribuent petit à petit à tracer la trame d’une prospective efficace.

Concernant les scénarios, l’auteur propose un premier synopsis reprenant peu ou prou les temps actuels concernant leur montée des crises, difficultés de l’Europe à se mettre d’accord sur des réponses, très forte dépendance face aux États-Unis et à la Chine en tant que puissance capacitaire, difficulté à s’assumer comme une réelle puissance. À partir de cette base, un second scénario est composé. Il s’agit de construire une vision plus optimiste, appelé ici la force tranquille.

Comment, petit à petit, l’Europe peut-elle devenir puissance ? La clé est ici la mise en avant d’une dynamique volontariste reposant sur une personnalité charismatique capable d’entraîner derrière lui l’Europe vers une montée en gamme. Mais pourquoi ne pas construire au contraire une approche plus pessimiste ? Ici point de baguette magique mais simplement diverses lectures qui petit à petit enfonce le repaire des divisions, vers une impasse. Un scénario très optimiste fait donc face à un scénario très pessimiste.

L’analyse de ces deux approches permet de montrer le poids de la dimension polémologique et, a contrario, une dimension ethnologique beaucoup plus réduite. Ainsi à partir de ses réflexions il est possible de continuer le travail en s’exerçant un scénario plus distinctif.

L’auteur propose alors de laisser de côté la dimension polémologique, conflictuelles, pour se concentrer sur dimension plus ethnotechonologique. Émerge ainsi un scénario qui proposera de devenir une grande puissance en reposant sur la dimension immatérielle. Petit à petit l’Europe parvient à s’imposer dans le domaine du cyber face à ses principaux concurrents, en profitant d’une crise cyber majeure.

Le questionnement par utilisation des matrices « cross-impact » s’avère beaucoup plus technique. Néanmoins la réflexion est extrêmement stimulante. Ce chapitre permet véritablement de plonger au cœur de la prospective stratégique et de nombreux points qui jusqu’ici pouvaient paraître obscurs, de nombreuses réflexions sur le temps, les approches philosophiques, trouvent dans ces pages une concrétisation magistrale. Où se trouve le point de bascule ? C’est ici que le scénario « maya » évoqué quand la première partie du livre doit permettre de répondre à cette fascinante question.

 

 De la synthèse à l’esprit : l’asymptotique scénario maya

Cet ultime chapitre consiste à reprendre tout ce qui été vu depuis le début, en gardant à l’esprit « le point triple » défini dans la première partie, et en utilisant les différents outils précédemment explorés. Diagramme acteurs-facteurs, utilisation des matrices « cross impact », arbre de scénarios dynamiques, analyse cognitive sont autant d’exploration que la figure finale de Fraser vient compléter. Il est difficile de rendre juste et lisible la richesse décisive de ce dernier chapitre qui repose pour beaucoup sur l’exploitation fine des différents graphiques et tableaux.

L’idée centrale est de rajouter, petit à petit, des hypothèses et de les mettre en application avec les outils. En explorant, en remettant à chaque fois l’ouvrage sur la table, le scénario maya prend corps. La recherche de rupture, de nœuds de récits potentiels, en explorant par exemple les questions de l’exploration spatiale après la fin programmée de l’ISS en 2028, permettent peu à peu de toucher au but.

L’exploration des espaces extra-atmosphériques, du cybernétique, mais aussi des océans, passer au crible d’approches cognitives, la quête de voix de fictions dites hors science, selon Quentin Meillassoux, sont autant de réflexions finales qui nous emmènent très loin.

 

Conclusion

« L’état d’esprit n’est-il pas aujourd’hui le cosmos de notre conscience ? »

C’est par cette question que se termine ce livre exigeant tout autant qu’il est fascinant. Cette quête du futur n’est absolument pas un exercice de style mais plutôt une capacité à dépasser les limites de nos perceptions, en quête de signaux faibles qui pourraient permettre de mesurer des ruptures, des tendances. Jérôme Clech parle d’un exhausteur de perspicacité. Cette expression, je trouve, fonctionne parfaitement. Ce livre nous bouscule. Difficile par moment, il nécessite une bonne culture scientifique et philosophique pour pouvoir véritablement prendre tout son sens. Fort heureusement de nombreuses notes permettent de glaner ici et là les concepts ou les approches qui pourraient manquer au lecteur.

Dans le cadre de l’enseignement de spécialité HGGSP ce livre peut permettre de penser la puissance présente, passée et pourquoi pas future. C’est en tout cas une lecture que je conseille, même si c’est par petites doses afin de laisser murir les idées et concepts, pour découvrir de nouveaux chemins de réflexion.