La mode est devenue aujourd’hui un phénomène global et un élément de softpower. Cet ouvrage l’aborde donc comme un exemple de la mondialisation mais souhaite aussi offrir une approche dynamique de la question. L’auteure, Sophie Kurkdjian, plaide notamment pour une « analyse des relations entre les différents territoires de la mode dans le monde ». Ce livre entend donc décrire et analyser « les rivalités de pouvoir qui se jouent dans l’industrie de la mode ». Sophie Kurkdjian est docteure en histoire à l’université Paris I. Elle travaille sur l’histoire culturelle et sociale du vêtement et de la mode à l’époque contemporaine. Elle a créé en 2018 le réseau de recherches Culture(s) de Mode en collaboration avec le ministère de la Culture. Elle a été récemment interviewée sur France Culture.
Les grandes forces en présence du XVIII ème siècle à aujourd’hui
Dans cette première partie, l’auteure passe en revue les quatre lieux historiques de la mode en commençant par la France, capitale de la mode depuis le XVIII ème siècle. Après un bref historique, Sophie Kurkdjian insiste sur le fait que les révolutions industrielles du XIX ème siècle ont renforcé le poids de Paris en matière de mode. Elle explique la différence entre haute couture et prêt-à-porter et présente des grands créateurs comme Christian Dior ou Yves Saint-Laurent. La position dominante de la France a été attaquée par l’anticonformisme anglais à partir des années 60. La styliste Mary Quant joue alors un rôle essentiel en misant sur la jeunesse. Durant les années 70 et 80, Londres continue de s’affirmer comme le lieu de l’anticonformisme. L’Italie a aussi développé la carte de la mode en misant sur la qualité de son artisanat. Les années 60 sont d’ailleurs marquées par un renouveau de la mode italienne. Plus récemment, dans les années 90, de grandes marques s’affirment comme Gucci ou Prada. Le quatrième lieu étudié correspond aux Etats-Unis car, depuis le début du XX ème siècle, ils sont précurseurs dans le domaine du développement du prêt-à-porter. Deux visions de la mode s’affrontent avec d’un côté la couture à Paris et le prêt-à-porter aux Etats-Unis. Ces derniers utilisent les clips dans les années 80 pour diffuser une certaine image de la mode. Après ce tour d’horizon, l’auteure revient sur le poids de la mode pour la France autour du concept de soft power. Aujourd’hui, 24 nationalités différentes sont présentes lors de la Paris fashion week tandis que 50 % des groupes qui présentent des collections ne sont pas français. Elle conclut par une formule : « Au lieu d’être la capitale de la mode française, Paris n’est-elle pas plutôt la capitale-monde de la mode, transcendant les frontières ? ».
Médias, fashion weeks, écoles et musées : des atouts pour exister
Il s’agit à présent de s’intéresser aux éléments qui peuvent permettre d’évaluer la renommée et le rang des capitales de la mode. Le premier d’entre eux est l’importance des médias dans la fabrique des capitales de mode. On peut distinguer deux façons de faire : l’école latine incarnée par Paris et Milan joue la carte d’une communication maitrisée et limitée tandis que l’école anglo-saxonne, soit Londres et New-York, croit davantage à une communication de masse. Récemment, un autre acteur s’est invité avec les influenceurs. Depuis quelques années, il faut tenir compte de ce média plus visuel, plus dynamique. Les fashion weeks sont un autre point à prendre en considération. 1600 journalistes accrédités, venant de 43 pays, assistent à ces rendez-vous incontournables. Paris reste devant mais les autres villes tentent de se faire plus qu’une place secondaire. Les fashion weeks peuvent aussi se politiser comme l’ont montré les prises de position de certains stylistes lors de l’élection américaine de 2016. Les écoles de formation jouent également un rôle important dans la renommée des capitales de la mode. Il faut reconnaitre que c’est un point faible pour la France. Enfin, Sophie Kurkdjian s’intéresse à ce ce qu’elle appelle la « mise en culture de la mode ». A travers des musées ou des expositions, c’est une autre façon de s’afficher et de se distinguer. Cela pose la question de la « commercialisation et de la financiarisation du patrimoine » dans la mode.
Vers de nouveaux enjeux géopolitiques dans la mode à l’heure du global
Cette partie insiste sur les mutations récentes du monde de la mode. Trois phénomènes peuvent être distingués et, tout d’abord, la remise en cause d’un ordre établi. En effet, d’autres villes cherchent à se faire une place comme le Danemark qui depuis 2005 a développé le Danish Fashion Institute. Si Paris, Londres, Milan et New-York arrivent à rester devant, il n’en est pas moins vrai qu’on assiste à une certaine décentralisation des pôles d’attraction de la mode. Le monde de la mode est aussi de plus en plus interrogé sur son rapport à la diversité. Il faut noter également que la mode s’ouvre à d’autres marchés et à d’autres clients. Depuis peu, le Moyen-Orient est vu comme un marché particulièrement porteur pour les grandes marques. Par ailleurs, il faut savoir qu’en 2019 l’Asie Pacifique représente 50 % des ventes pour Hermès et 37 % pour LVMH. La troisième évolution récente concerne la « fast fashion ». Il s’agit là du renouvellement très rapide des vêtements proposés à la vente à bas prix. Au lieu de quatre collections par an, c’est une par semaine ! La « fast fashion » est incarnée par des marques comme Uniqlo ou Zara. L’auteure insiste sur la difficile traçabilité des vêtements aujourd’hui. On a vu aussi se diffuser des pratiques avec des liens entre ces marques et des grands créateurs comme Lagerfeld. On s’aperçoit donc que les frontières sont moins rigides qu’on ne le croit entre « fast fashion » et luxe.
Leader mais à quel prix ? Les nouveaux challenges des « capitales de mode »
Cette dernière partie se focalise sur les questions qui se posent à la mode pour demain. Le monde de la mode ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur son impact social. Plusieurs évènements se sont parfois chargés de remettre cette question sur le devant de la scène comme l’effondrement du Rana Plaza en 2013 à Dacca au Bangladesh. Il faut aussi souligner qu’on a eu tendance depuis à observer méticuleusement ce qui se passait dans ce pays au risque d’oublier ce qui se passait ailleurs. Le monde de la mode est également confronté à la question de son empreinte environnementale. En 2018, près des trois cinquièmes des vêtements produits dans le monde se retrouvent à la décharge l’année qui suit leur production. La notion de label est à considérer également. Enfin, la question se pose de l’utilisation des nouvelles technologies dans le monde de la mode.
En conclusion, Sophie Kurkdjian pose évidemment la question de l’impact de la crise sanitaire actuelle . Comme pour d’autres domaines, il y a sans doute nécessité de repenser le système d’organisation actuel et de s’interroger, par exemple, sur la valorisation des savoir-faire locaux ou la formation. Le consommateur est appelé aussi à jouer forcément un rôle dans l’équation.
Sophie Kurkdjian propose donc à travers ce livre une approche à la fois très complète et très synthétique du monde de la mode. Cet ouvrage éclaire une facette de la mondialisation et du soft power qui pourra être utilisée dans nos cours.
Jean-Pierre Costille