Cinq interviews de « veilleurs », sensibles à la question migratoire et qui ont décidé d’agir dans l’ombre pour éviter, tant que faire ce peut les naufrages, pour donner des nouvelles aux familles.
« Si seulement on leur délivrait des visas » dit Marie Dupont (p. 25)
L’autrice Taina Tervonen, journaliste et documentariste franco-finlandaise, réalise des enquêtesDéjà chroniqué : Les otages – contre histoire d’un butin colonial, Taina Tervonen, Marchialy, 2022 de société.« Si j’ai demandé aux cinq veilleurs de les rencontrer, ce n’est pas pour les faire exister avec leur histoire, leur famille, leur profession, c’est pour faire entendre leur voix et, à travers leur voix, les bateaux et leurs passagers » (p. 48)
En 2022, Taina Tervonen est confrontée, par intermédiaire de son téléphone, à un naufrage entre le Maroc et les Canaries, le récit d’un de ces voyages à haut risque. Elle décide de médiatiser ces traversées, ses sauvetages, ses drames dont la presse parle si peu, il y a tant d’autres sujets. Pour cela, elle rencontre des aidants, veilleurs attentifs à distance qui jamais ne rencontrent les migrants.
Marie Dupont
Cette femme, dont on apprend peu de choses, veille sur les bateaux qui tentent la traversée de la Méditerranée depuis la côte tunisienne. Elle publie, sur les réseaux sociaux, la météo marine et les avis de recherche. WhatsApp est un outil, un trait d’union entre les familles et cette vigie à leur service.
Avec son témoignage, on touche du doigt la réalité de la migration ; les embûches, mais aussi les réseaux d’entraide. L’aventure de Marie, c’est un pseudo, une femme comme tout le monde, commence par un « live Facebook, un commentaire, un message, une réponse, une question, une réponse, une demande d’aide, et voilà donc… » (p. 30) de l’empathie bien sûr puis l’envie de les empêcher de se jeter à l’eau « Je ne sais pas comment les arrêter » (p. 34).
L’autrice, dans les mots de Marie, décrit une chaîne de solidarité à distance, sans jamais de contacts réels pour se protéger, peut-être des représailles des passeurs qu’elle dénonce, car c’est un commerce lucratif.
« C’est ça que je fais : je crée des liens. Ça les sauve, et ça me sauve. (p. 46)
Saliou
Banlieue de Dakar, Saliou qui a lui même tenté la traversée, aujourd’hui de retour, lutte pour la dignité des autres. Il évoque le racisme.
Par téléphone, il suit les embarcations qui prennent la mer, prévient les secours et suit les opérations sur l’écran de son ordinateur sur Vessel FinderVessel Finder est une application de trafic maritime en temps réel (en français : https://ship-tracking.net/fr/vessel-finder/). Il rapporte comment il discute, souvent en sérère, avec les capitaines des bateaux de migrants pour rassurer, aider à maintenir le calme à bord quand la situation se dégrade.
En fonction de la politique européenne (Frontex) et des accords avec les États africains, les zones d’embarquement se déplacent le long de la côte ouest-africaine. Le voyage, malgré les téléphones satellites est plus périlleux aujourd’hui qu’hier. Alerter les secours ne signifie pas toujours qu’ils vont intervenir. C’est le « Centre de coordination » qui détermine, par exemple, si ce sont les Espagnols depuis les Canaries ou les Marocains qui doivent envoyer un navire de sauvetage, souvent trop tardif. Saliou parle de la détresse des familles sans nouvelles des bateaux disparus qui le contactent. Il tente aussi de faciliter le rapatriement des corps récupérés ou échoués sur les plages. Il avertit les familles, un travail difficile, plein d’émotions
« Parfois la personne qui a disparu, c’était le soutien de la famille. Alors là j’essaie de les mettre en relation avec des organisations qui peuvent les aider socialement. » (p. 83)
Saliou dit aussi sa révolte : « C’est l’avenir d’un pays qui s’en va. » (p. 88)
Hervé
L’aventure de ce quasi-frontalier commence par un message sur les réseaux sociaux, la photographie d’un jeune Libyen. Aujourd’hui, il a 64 000 abonnés sur sa page. Il y publie les informations dont il dispose sur les naufrages, il tente d’établir des listes de passagers pour mettre en relation les familles. Pas toujours facile, car il y a des escrocs qui cherchent à soutirer de l’argent aux familles contre quelques renseignements. En effet, la question de la preuve de la mort du migrant est centrale pour les familles, pour faire leur deuil. Le CICR qui a un service de rétablissement des liens familiaux, est bien démuni. Il recherche les disparus avec leur site internet Trace the Face.
Les intox sont nombreuses comme celle de ces passagers qui auraient été vendus comme esclave au Maroc. Hervé évoque des récits de deuil impossible, de détresse au pays et pourtant la volonté de certains de partir à leur tour. Certains pensent qu’Hervé peut les aider à passer, lui qui veut seulement qu’on n’oublie pas ces morts inutiles.
Maria
Militante de la cause migratoire, elle se veut la mémoire des bateaux disparus qu’elle archive avec un réel souci de vérifications des informations. Elle aussi parle des requins qui rackettent les familles en quête d’informations et dénonce le déni de la presse muette sur ces drames.
Elle parle de ces familles qui ne veulent, peuvent pas croire à la mort du disparu, qui croient le voir sur les photographies de presse floues, non datées…
Marie Cosnay
Cette écrivaineSon témoignage sur la migration : Lesbos 2020 – Canaries 2021 ; Îles des faisans 2021-2022 et Des îles III. Mer d’Alborán 2022-2023, aux éditions de l’Ogre, évoque son passé limitant contre les centres de rétention. En 2017, elle s’engage dans l’accompagnement des mineurs isolés. C’est ainsi qu’elle est confrontée à l’attente, un migrant qui attend une sœur, un ami dont il est dans nouvelles.
« On en sait beaucoup moins que ce qui se passe en réalité. Et ce qu’on sait, on est peu à le savoir, parce que ce n’est documenté que par quelques uns… » (p. 167)
Ce travail d’archivage, d’attention portée aux disparus, aux morts, quelques journalistes le font aussi, comme Gabriele del Grande sur son site Fortress EuropeEn 2006, il comptabilisait 27 382 morts ou disparus depuis 1988. Un autre groupe United Against Refuggee Deaths en a compté 60 620 entre 1993 et 2024. Marie Cosnay recense aussi ces personnes, c’est comme ça qu’elle a rencontré, sur Facebook, Hervé. Ils travaillent ensemble et petit à petit leur réseau, qui repose sur la confiance mutuelle, s’est constitué.
Arrêter de chercher est souvent perçu par les familles comme une trahison et les témoins, avec un sentiment de culpabilité, ont du mal à dire ce qu’ils ont vu.
Aux récits des veilleurs l’autrice évoque son travail de journaliste, ses enquêtes sur la migration, ses rencontres avec les acteurs, migrants, passeurs, familles… ici et là-bas.
Ces veilleurs, on a pour eux de l’empathie, du respect, trait d’union entre les hommes à travers les frontières, comme autrefois les « justes ».