La revue Hérodote, revue de géographie et de géopolitique, a été lancée en 1976. Il y a bientôt quarante ans, et j’étais étudiant. Cette année, la Cliothèque a entrepris la recension systématique de chaque numéro de cette publication fondée par Yves Lacoste, un ami des Clionautes depuis le salon du livre des sciences humaines. Ce numéro du quatrième trimestre 2014 est consacré à la géopolitique de l’énergie, un sujet éminemment d’actualité, au moment où les marchés pétroliers sont agités par une turbulence au moins aussi importante que celle des chocs pétroliers de 1973 et 1979. Si les économistes discutent toujours sur les effets positifs ou négatifs d’une baisse régulière des prix du baril de pétrole, en dessous de 50 $ voire de 40 $, il convient tout de même d’actualiser ses connaissances sur les questions globales de l’énergie est nul ne doute que les articles de ce numéro nous seront particulièrement précieuses.

Au-delà des hydrocarbures, de leurs espaces de production et d’extraction, plus ou moins convoités et facteurs de conflits géopolitiques, il convient de s’intéresser aux zones de transit, et notamment aux conséquences que celles-ci peuvent avoir sur l’intégration européenne. Cela concerne les enjeux du corridor gazier sud européen qui achemine les hydrocarbures de la région caspienne vers l’Europe en passant par la Turquie. Disposer d’un outil de transit est évidemment indispensable mais encore faut-il que les zones de production pour l’alimenter bénéficient d’une stabilité minimum. Dans l’article de Noémie Rebière, de la caspienne à la Turquie : les enjeux du corridor gazier sud européen, la question qui est posée va très au-delà d’une question de tuyaux oléoducs ou gazoducs. L’actuelle instabilité au Moyen-Orient, la difficulté d’aboutir à un accord concernant les négociations sur le nucléaire iranien, constituent les limites au développement de ses infrastructures.
Cela s’inscrit d’ailleurs dans la continuité de l’article de Jean Sylvestre Montgrenier : les relations pétro gazières union européenne–Russie, et le débouché chinois. La géopolitique avant le commerce.
Dans la crise actuelle en Ukraine, et même si cela n’est que très rarement abordé, la question du transit du gaz russe vers l’union européenne passant par le territoire de l’Ukraine est évidemment essentielle. Pour Vladimir Poutine la baisse du prix global des hydrocarbures est en effet un coup dur, d’autant que les prix du gaz naturel qui sont associés à ceux du baril de pétrole connaissent également une baisse sensible à cause de la production de gaz de schiste sur le territoire des États-Unis. Vladimir Poutine cherche à ouvrir de nouveaux débouchés en Asie et il est clair que la convergence d’intérêts entre la Chine et la Russie est forte. L’économie russe est en effet largement dépendante de ses exportations d’hydrocarbures et le décrochage du rouble face au dollar en a été la manifestation la plus évidente, et la plus douloureusement vécue par la population.

Vladimir Poutine a bien conscience que l’énergie est un facteur de désintégration et d’intégration en Europe. Dans un article qui porte ce titre, Suzanne Nies fait le bilan du quart de siècle depuis la chute du mur de Berlin. Dans les années soixante-dix l’Union soviétique distribuait son gaz des gisements de Sibérie vers l’Europe en transitant par les pays du pacte de Varsovie, et chacun des grands pays consommateurs d’Europe de l’Ouest, la France étant à cet égard peut dépendante, s’approvisionnait de façon plutôt « confortable ». La situation a complètement changé, surtout depuis les années 2000 avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine. Ce dernier n’hésite pas à user de l’arme gazière pour susciter de la part des Européens dépendants une attitude compréhensive sur certains points. Pourtant, malgré la dépendance allemande au gaz russe, il ne semble pas que dans la crise ukrainienne actuelle cela soit suffisant.

Pour autant rien ne garantit que l’unité des grands pays européens perdure en cas de remontée des prix des hydrocarbures en général et du gaz en particulier. Si aujourd’hui la Russie doit faire preuve d’une certaine modération dans la crise ukrainienne, ce qui n’empêche pas le maintien d’une zone conflictuelle à l’est du pays, elle conserve toujours cet atout d’autant plus qu’elle peut chercher, comme on l’a vu plus haut, des débouchés ailleurs.
Cette situation ne se limite évidemment pas aux relations entre l’union européenne et la Russie. Au-delà du gaz, il faut également prendre en compte les réseaux interconnectés pour la distribution d’électricité entre pays européens. Une politique européenne de l’énergie, souvent souhaitée mais jamais véritablement mise en œuvre, par une interconnexion des réseaux, se heurte encore à des obstacles nationaux.

Si l’auteur évoque dans sa conclusion cinq thèses sur l’énergie, facteur d’intégration et de désintégration, celles-ci sont encore très largement à l’état de projet.

  • Il est clair que la crise ukrainienne a fait perdre son rôle de stabilisateur et de facteur d’intégration entre URSS puis Russie et Europe occidentale, au lien physique gazier. Celui-ci était constitué par les réseaux de gazoducs qui traversaient l’Europe.
  • Au niveau des liens électriques les systèmes occidentaux et orientaux se sont développés de manière indépendante et jusqu’à présent les projets d’interconnexion sont restés lettres mortes.
  • Les régulations énergétiques de la Russie et de l’union européenne sont à plusieurs égards aujourd’hui incompatibles. Si la nécessité d’une régulation apparaît comme évidente les frontières de ces espaces ne sont pas encore clairement établies. La liberté de décision des pays souverains s’impose sur des choix énergétiques compatibles ou possibles.
  • La transition énergétique deviendra la pierre angulaire des débats énergétiques non seulement dans l’union européenne mais aussi dans sa relation avec les pays voisins. Ce chantier de l’union européenne reste encore à ouvrir alors que dans ce domaine, dans le cadre d’une interconnexion une régulation à l’échelle de l’union pourrait être réalisée. Cela pourrait supposer un financement par un grand emprunt européen qui serait facteur de croissance. Toutefois les intérêts nationaux freinent très largement ce processus.
  • Cela permet de prendre en considération la cinquième thèse de l’auteur, qui démontre que la coopération régionale, jusque et y compris avec la Russie est un horizon indépassable. Le triangle de Weimar qui réunit Paris, Berlin et Varsovie, au cœur de l’Europe, pour bâtir de nouvelles relations avec la Russie introduit forcément plus de nuances que dans la vision des États-Unis qui seraient quelques part les bénéficiaires, grâce à leur autosuffisance énergétique pratiquement acquise à 90 %, d’une crise durable de l’énergie en Europe.

Parmi les perspectives en matière pétrolière, Benjamin Augé présente le bassin Atlantique : une nouvelle géopolitique des hydrocarbures entre les Amériques et l’Afrique. Si l’exploitation intensive du gaz et du pétrole de schiste aux États-Unis a permis de quasiment stopper toute dépendance pétrolière et gazière vis-à-vis des états producteurs de pétrole du golfe de Guinée, cela implique le développement de nouveaux circuits, vers l’Europe mais également vers l’Asie. Par ailleurs les découvertes de gisements en offshore profond au large du Brésil et de l’Argentine dans l’Atlantique Sud ouvrent des perspectives intéressantes pour ces états émergents déjà fortement présents dans les relations avec la Chine du point de vue des matières premières agricoles.

Au passage cette importance de l’Atlantique Sud peut réactiver ce vieux conflit oublié des années quatre-vingts entre l’Argentine et le Royaume-Uni à propos des Malouines. L’auteur insiste d’ailleurs sur les effets symétriques de part et d’autre de l’Atlantique Sud, entre l’exploration pétrolière au large de l’Afrique australe et de l’Amérique du Sud. Des gisements « miroirs » ont été mis au jour. Au passage, dans l’océan Indien, au large du Mozambique, un gisement géant a été mis au jour et d’autres perspectives semblent s’ouvrir au large de Madagascar et des côtes sud-africaines.

Parmi les pays émergents qui doivent résoudre le défi de la sécurité énergétique on trouve l’Inde. L’article de Jean-Luc Racine, la géopolitique indienne de l’énergie, apporte un éclairage particulier. Le pays est de plus en plus dépendants des importations de pétrole, de gaz, de charbon et d’uranium. Il doit résoudre des problèmes de coût mais aussi d’approvisionnement dans un contexte difficile, surtout lorsqu’il rentre en concurrence avec la Chine. La géopolitique indienne de l’énergie et donc partie prenante aussi bien de sa diplomatie économique, et cela explique les accords entre les États-Unis et l’Inde à propos du nucléaire civil, que de la grande stratégie d’un pays émergent devant consolider les bases de sa puissance.

On trouvera dans ce numéro une carte particulièrement intéressante sur les principaux gazoducs réalisés est en projet dans l’union européenne à vingt-huit ainsi que la localisation des principaux ports méthaniers. Cette carte montre également le projet transsaharien permettant d’acheminer le gaz algérien vers le port méthaniers d’Oran ou simplement par un transit par gazoduc à travers l’Espagne.

Ce numéro sur la géopolitique de l’énergie, et notamment l’article sur les hydrocarbures dans l’océan Atlantique, sera particulièrement précieux pour la préparation de l’épreuve de géopolitique de l’école militaire interarmes filière lettres, dont l’un des thèmes du programme est : la géopolitique de l’énergie. La revue Hérodote qui prend pied dans le cursus de formation d’une école militaire, qui aurait pensé cela en 1976 ! Pas l’auteur de ces lignes en tout cas qui en avait acheté le premier numéro à la suite de l’ouvrage de Yves Lacoste, : « la géographie ça sert d’abord à faire la guerre ».

Bruno Modica