Dans une bibliographie particulièrement abondante sur l’histoire du troisième Reich, sur Hitler, sur le régime national-socialiste, cette publication de François Delpla répond parfaitement à la commande.
En 500 pages le lecteur peut trouver le récit de la construction du régime national-socialiste, une étude nourrie de très nombreuses sources allemandes sur la personnalité même de Hitler et une analyse de la politique conduite par l’Allemagne nazie, à la fois sur le plan intérieur, avec la politique raciale, et la politique étrangère.
Cet ouvrage peut servir de référence aux professeurs d’histoire et de géographie du second degré qui doivent traiter des totalitarismes, mais également aux élèves qui présentent le concours d’admission à l’institut d’études politiques de Paris, sur la base du programme de première des lycées. C’est également une excellente approche pour les concours des écoles militaires, notamment l’école militaire interarmes, dont le programme pour la filière lettres traite des relations internationales en Europe jusqu’en 1989.
La démarche suivie par l’auteur au niveau de la construction de l’ouvrage est très classique. De la prise de pouvoir en 1933, dont les ressorts sont soigneusement détaillés, à l’effondrement, qu’il traite dans le chapitre final, la liquidation. L’avantage de cette démarche, grâce à une table des matières, un appareil cartographique, et un index très bien conçu, et que le lecteur peut très vite trouver quelques pages sur les points qui l’intéressent tout particulièrement.
Si l’ouvrage peut être présenté comme un récit, on apprécie tout particulièrement ce qui fait la marque de fabrique de cet auteur, notamment dans le chapitre sur l’installation du totalitarisme, à savoir l’interaction entre les facteurs psychologiques personnels et l’action politique. Ce qui est particulièrement intéressant c’est de voir comment, et il est difficile de l’envisager autrement dans un régime totalitaire, le dictateur joue des individus, de leurs ambitions, mais aussi de leurs faiblesses. La période de mars à juillet 1933 est particulièrement bien montrée, avec une analyse précise des mesures contre la culture, contre le fédéralisme de la république de Weimar, la mise au pas du parlement et les premières mesures antisémites. Paradoxalement, dans un premier temps, on apprend que dans certaines régions les violences des sections d’assaut contre les communautés juives sont réprimées par la police du Reich. Mais en réalité le région de Breslau dans laquelle des incidents violents ont lieu et où l’un des tout premiers camps de concentration est ouvert, avant de fermer un an plus tard en août 1934, est un laboratoire des mesures antisémites étendues ensuite à l’ensemble du Reich.
Des éléments psychologiques mal connus
Parmi les éléments en général mal connus de la mise en place du régime totalitaire on trouve également des références précieuses à l’eugénisme, avec la ligue des médecins nationaux-socialistes et le bureau dans la direction du parti spécialement chargé de l’hygiène raciale, mais également la conception nazie de la politique hygiéniste dans le cadre d’un plan précurseur de lutte contre le cancer. On apprend notamment que pour ce qui concerne l’exposition à l’amiante l’Allemagne nazie aurait pris des mesures de prévention et d’indemnisation des victimes, dès la fin des années trente. De la même façon, l’interdiction du tabac dans les lieux publics est également mise en œuvre.
L’ouvrage se révèle également très précieuses pour l’explication des ressorts de la politique étrangère du régime à partir du premier semestre 1935. Hitler apparaît ici comme un redoutable manipulateur qui joue à la fois, surtout après l’accord naval Anglo-allemand de 1935 de la passivité des chancelleries, de l’anticommunisme, surtout à partir du pacte franco-soviétique signé par Laval en mai 1935, ce qui lui permet de créer un écran de fumée qui lui permet en mars 1936 de procéder à la remilitarisation de la Rhénanie.
Toujours dans cette période qui précède la seconde guerre mondiale, l’auteur traite de la diversion espagnole, et du soutien que Hitler apporte au général Franco. C’est l’aviation allemande qui transporte les troupes du Maroc espagnol à travers le détroit de Gibraltar à partir du 5 août. Toutefois, et on peut se demander si François Delpla ne s’avance pas un peu trop, il affirme que le projet de Hitler n’est pas celui d’une coalition des fascismes avec l’Italie et l’Espagne franquiste, mais bien du maintien de relations spécifiques avec l’Angleterre.
Toujours au chapitre sur la diversion espagnole , l’auteur traite de la réunion du 5 novembre 1937 qui voit la conclusion d’un accord germano polonais sur le traitement des minorités. Il s’agit très clairement ici d’un ballet diplomatique qui permet de dissimuler les projets de Hitler concernant l’annexion d’une partie de la Pologne.
L’enfumage de Hitler
C’est sans doute à ce moment-là, les notes qui servent de sources à l’auteur ont d’ailleurs été utilisées lors du procès de Nuremberg comme point de départ chronologique des sanctions pour « complot contre la paix », que le Führer développe de façon pratique sa théorie de l’espace vital qui avait été théorisée dans Mein Kampf. Hitler anticipe l’effort de réarmement de ses futurs adversaires, l’enclavement de l’Allemagne en cas de guerre, ce qui lui permet de justifier la nécessité d’une offensive le plus tôt possible, avant que les logiques économiques ne mettent l’Allemagne en situation de faiblesse à partir de 1943.
À partir de cette réunion, bien des éléments qui s’inscrivent dans la logique de la marche la guerre se mette en place. Le renforcement de la place des SS sur l’ensemble du pays, le développement de partis nazis dans les pays qui comptent des minorités allemandes, comme la Tchécoslovaquie avec les Sudètes, s’inscrivent dans cette logique.
Certains membres de l’état-major avaient déjà pressenti la logique qui conduisait inévitablement à la guerre et c’est à partir de 1938 que se constituent les réseaux à l’origine de l’opération Walkyrie de 1944 et de la tentative d’assassinat manqué de Hitler.
Lorsque la guerre en Europe commence à partir de la revendication allemande sur le corridor de Dantzig, Hitler semble développer un rideau de fumée à propos de ses véritables intentions. Son intervention en Pologne est considérée comme une réplique, « naturelle » à l’intransigeance polonaise, tandis que du côté franco-anglais l’entrée en guerre est vécue comme une réaction « inévitable » aux caprices d’Hitler. C’est sans doute là que réside la clé de cette drôle de guerre durant laquelle Hitler a les mains libres pour renforcer son dispositif en Europe, avec la conquête du Danemark et de la Norvège.
Pendant cette période et sur le front intérieur, le régime renforce sa pression sur la population, augmente la population d’internés dans les camps de concentration, et met en route la politique eugénique, avec l’élimination des handicapés, plus de 5000 enfants, dans des centres spéciaux. Pour les handicapés adultes, entre janvier 1940 et août 1941, le nombre de victimes s’élève à 70 273.
C’est à la suite de la conquête de la Pologne que se met en place dans les territoires occupés la répartition des rôles entre l’armée, l’administration civile et les SS. Les Einsatzgruppen qui s’illustre par la suite lors de la shoah par balles en Ukraine et dans les pays baltes, ont vu le jour à ce moment-là.
Hitler en guerre – Tout seul ?
Dans le chapitre qui est consacré à l’entrée en guerre, et notamment la campagne de France, « la consécration manquée », l’auteur montre bien dans les débats préliminaires à l’offensive la part personnelle de Hitler dans l’offensive dans la région de Sedan qui a été conduite par la division blindée du général Guderian. L’apport essentiel du travail de François Delpla est de mettre en avant la part déterminante de la volonté de Hitler dans la conduite de la campagne de France. Comme lors de la préparation de la prise du pouvoir, le Führer joue sur les divisions entre les différents protagonistes et aussi sur leurs querelles d’ego. L’intoxication sur la direction générale de l’offensive a été particulièrement bien menée avec un avion intercepté le 10 janvier 1940. L’officier convoyait des documents sur le plan jaune, détaillant une éventuelle offensive allemande contre la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et le nord de la France. Il s’agissait là d’une réédition du plan Schlieffen. En réalité, c’est clair, et Hitler tout seul, qui prend la décision concernant la campagne de France. Une partie de son état-major était d’ailleurs hostile à une offensive directe contre une armée française supérieure en nombre et en pièces d’artillerie.
L’interprétation par François Delpla de la question de l’arrêt devant Dunkerque a déjà été proposée par d’autres historiens de la seconde guerre mondiale. Alors que les divisions panzer ont réussi leur manœuvre d’encerclement, qu’une partie de l’armée anglaise se trouve encore à une centaine de kilomètres de Dunkerque, Hitler donne l’ordre inexplicable d’arrêter l’offensive en direction de la ville. L’ordre d’évacuation est donné par Churchill dans la nuit du 25 au 26 mai et ce n’est que le 4 juin que la ville tombe aux mains des Allemands. L’auteur reprend cette thèse selon laquelle la décision du Hitler qui a quand même sauvé l’armée britannique faisait partie d’une offensive diplomatique permettant d’obtenir une paix générale avec l’Angleterre. Sans vouloir prendre parti dans un débat de spécialistes, le lecteur de cet ouvrage pourra se faire une idée des arguments et surtout s’en inspirer pour comprendre les différences possibles d’interprétation de tel ou de tel événement. Il est clair que l’intransigeance de Churchill qu’il a pu faire partager à ses concitoyens à évidemment désorienté Hitler qui a dû s’engager, très probablement à son corps défendant, dans la bataille d’Angleterre.
Toujours à propos des conséquences de l’effondrement militaire français, l’auteur éclaire également la part de la décision personnelle de Churchill dans la décision d’ouvrir le feu contre la flotte française qui était au mouillage à Mers el-Kébir. Dans les conséquences de cet épisode, outre le renforcement de l’influence de Pétain, les questions restent posées. Pour Hitler cela signifie que les unités modernes de cette flotte française lui échappent définitivement, mais surtout que son projet de paix séparée avec la Grande-Bretagne est difficilement réalisable. De ce fait, cela conduit Hitler envisager l’attaque contre l’Union soviétique, le plus rapidement possible, toujours dans le cadre de la réalisation de l’espace vital à l’est mais surtout pour prendre le contrôle des matières premières pour pouvoir tenir dans la durée une guerre contre l’Angleterre, de plus en plus soutenue par les États-Unis, et maîtresse des mers.
Dans cet ouvrage on trouve donc des éclairages qui s’appuient sur des sources multiples à partir desquelles l’auteur construit un récit qui peut sembler cohérent. Encore une fois, au-delà des événements eux-mêmes, qui sont scrupuleusement relatés, le débat porte sur l’interprétation des différentes actions qui ont été conduites et sur leurs conséquences.
Le lecteur retirera de cet ouvrage des connaissances très précises sur une période extrêmement dense en termes d’événements mais aussi de construction d’hypothèses historiques. Il participe donc d’une recherche vivante, qui est loin d’être achevée. Et finalement, dans cette recherche de sources, dans l’examen méticuleux des contradictions qu’elles révèlent, François Delpla fait œuvre d’historien incontestablement.
Bruno Modica