L’olympisme garde une valeur symbolique incontournable dans un monde où les grands récits, les dogmes et les croyances ont perdu une partie de leur force.

Jean-Pierre AUGUSTIN est professeur émérite de géographie à l’université Bordeaux-Montaigne. Il est auteur de nombreux ouvrages sur le sport. Pascal GILLON est maître de conférences de géographie à l’université Bourgogne-Franche-Comté. Longtemps chercheur au Centre d’études sur le sport et l’olympisme de Besançon, il a également publié de nombreux écrits et articles sur ces thèmes. Ensemble, ils ont choisi de questionner les Jeux Olympiques à l’aune de la géopolitique et des relations internationales, dans cet ouvrage de la collection Objectif Monde. Le sport a en effet depuis toujours joué un rôle politique à tous les niveaux et sur toutes les échelles allant du local au global. Centrée ici sur l’olympisme, la géopolitique ouvre donc de très vastes champs d’investigation en lien avec ses évolutions historiographiques récentes.

L’olympisme garde une valeur symbolique incontournable dans un monde où les grands récits, les dogmes et les croyances ont perdu une partie de leur force.  Parmi ses symboles, on peut citer le drapeau brodé des 5 anneaux entrelacés exprimant l’universalité de l’olympisme (depuis 1914) ou la flamme (depuis 1928) allumée à Olympie. Cet ouvrage vise à offrir des éléments permettant de comprendre qu’au-delà de la puissance du mythe d’égalité entre les personnes et les nations, l’apolitisme de l’olympisme ne résiste pas aux rapports compétitifs entre États. Son puissant système de gouvernance mondiale lui permet cependant d’être un acteur à part entière des relations internationales. Mais il est confronté à de nouvelles questions résultats de la mondialisation des vingt dernières années. Il ne réussit pas toujours à juguler les dérives du système qui s’accentuent depuis 2004 : celle du marché des joueurs et de la flexibilité des nationalités sportives dans un monde de mobilités accélérées, celle du dopage et de la corruption de membres du Comité International Olympique (CIO).

 Un théâtre géopolitique en recomposition

C’est dans une Europe en mutation à la fin du XIXe siècle que la rénovation des jeux Olympiques trouve ses origines. Dans la charte olympique, les jeux sont présentés comme la fête pacifique du monde moderne avec le projet de bâtir un monde meilleur. Pour Pierre de Coubertin, « tous les 4 ans, ils donnent à la jeunesse universelle l’occasion d’une rencontre humaine et fraternelle, l’occasion pour une rencontre mutuelle et intelligente ». Mais durant les JO d’avant-guerre, rien n’est véritablement établi. Aux premiers jeux d’Athènes en 1896, seuls 14 nations et 241 athlètes sont présents. Puis les guerres mondiales, l’avènement du communisme et du fascisme en Europe renforcent la place du politique et la guerre froide de l’après Seconde Guerre Mondiale accentue le phénomène. Les années 1990 inaugurent de profonds changements à la fois territoriaux et économiques pour le Mouvement Olympique. Le nombre de CNO affiliés passe de 159 à Séoul en 1988 à 205 à Rio en 2016, mais c’est surtout le choix de mettre fin à l’amateurisme et de faire entrer des capitaux privés qui entraîne une véritable révolution. L’emprise de l’économie suit et complète celle du politique sur le sport. Si l’on s’attache à mesurer l’application des principes énoncés par les rénovateurs de l’olympisme moderne, neutralité politique, amateurisme et pratique de l’excellence plus que spectacle, « il est clair que le mouvement a failli ». L’olympisme et le sport en général sont donc devenus des substituts au déferlement nationaliste et la compétition pour le choix des villes s’inscrit dans des stratégies complexes visant à affirmer leur capacité dans une compétition planétaire. Le mouvement a cependant réussi sur l’idée d’un relatif universalisme sportif qui s’impose comme un élément majeur de la culture-monde en transformant et diversifiant les pratiques et les spectacles.

 Une gouvernance mondiale sous tension

Le Comité International Olympique est au centre du système. Il est l’entité qui a tissé sa toile sur le monde sportif et contrôle les Jeux Olympiques modernes, qui lui procurent des ressources financières considérables. Il est la « tour de contrôle » des autres acteurs : Fédérations Internationales (FI), Comités Nationaux Olympiques (CNO) et Comités d’Organisation des Jeux Olympiques (COJO). L’ensemble du Mouvement Olympique est régi par la charte Olympique, document rédigé et amendé régulièrement par le CIO. Elle définit la gouvernance au travers de règles. Le CIO est « une organisation internationale non gouvernementale, à but non lucratif, de durée illimitée, à forme d’association dotée de la personnalité juridique, reconnue par le Conseil fédéral suisse ». Dès l’arrivée de Juan Antonio SAMARANCH, le CIO entreprend sa révolution, optant progressivement pour une gestion professionnelle et managériale : le président réside à Lausanne et se consacre à temps plein à sa tâche à l’aide d’une technostructure passant d’une dizaine de collaborateurs en 1980 à plus de 500 en 2020. Par ailleurs, la sécurisation juridique a permis au CIO de contrôler efficacement son droit de propriété intellectuelle et donc sa marque et son produit phare que sont les Jeux. Les FI sont les partenaires du CIO pour l’encadrement de la pratique sportive. Certaines sont très dépendantes des jeux comme le tir à l’arc, le canoë ou la boxe dont plus de 2/3 de leur budget vient des retombées olympiques. Le CIO reconnaît les CNO qui doivent rassembler au moins 5 Fédérations nationales reconnues par les FI. Le CIO leur recommande de « préserver leur autonomie et résister à toutes les pressions, y compris celles d’ordre politique, religieux ou économique, qui peuvent les empêcher de se conformer à la charte Olympique ». Enfin, une fois la ville olympique sélectionnée, un COJO est créé, en étroite relation avec le CIO dont il reçoit les instructions. Le CIO se pose donc en propriétaire de l’allégorie olympique, les FI sont ses interlocuteurs privilégiés, les CNO apportent l’assise spatiale indispensable à la territorialisation du sport (et les athlètes produisent le spectacle). Toutefois les Jeux sont aussi soumis à des influences extérieures comme les médias et les sponsors, pouvant entraîner des dérives qu’il faut réguler. Le Tribunal Arbitral du Sport et l’Agence Mondiale Antidopage représentent par exemple de nouvelles garanties pour l’image du sport.

 La capture de la performance olympique

28 nations sont rassemblées en 1912 à Stockholm, 69 en 1952 à Helsinki, 199 à Sydney en 2000 et 205 à Rio en 2016. Cette universalité est une construction du CIO et ne doit donc rien au hasard. A Rio, 36 CNO ne sont présents que grâce à la volonté du CIO car aucun de leurs athlètes ne répondaient aux critères de qualification. Cette approche permet également d’étoffer les délégations des pays les plus faibles. L’Europe, berceau de l’olympisme et continent d’émergence de la plupart des sports présents aux Jeux, est toujours avantagée avec près de la moitié de la participation totale. L’Afrique et surtout l’Asie restent sous-représentées. 25% des CNO ne sont présents que dans 3 sports et 50% dans 5 sports. La moitié des CNO africains et océaniens est représentée dans 3 sports, celles de l’Amérique et de l’Asie dans 5 sports. L’Europe est « évidement la grande gagnante » avec 50% de ses CNO dans plus de 15 sports. Les Jeux sont donc le lieu où s’exprime la mondialisation « de la manière la plus éclatante », et la cérémonie d’ouverture en est le symbole le plus abouti. La taille des délégations donne la mesure de la puissance sportive des Etats et illustre l’inégal développement sportif à l’échelle mondiale. Si l’on considère les résultats aux JO de Rio en 2016, l’Europe rassemble près de la moitié  du total des finalistes et des médaillées (2/3 en 1988). Des évolutions s’affirment : l’Afrique a triplé le nombre de ses finalistes et l’Asie l’a plus que doublé entre 1988 et 2016. Pour Jean PRAICHEUX, on peut distinguer 4 principaux facteurs expliquant la performance aux Jeux : la tradition sportive, la richesse, la taille du pays et la volonté politique. Mais si la géopolitique sportive n’est pas exactement la même que la géopolitique classique, la capture des performances olympiques depuis 40 ans reflète encore la puissance des nations établies. Les Jeux olympiques sont donc fondés sur l’illusion de l’égalité des Nations et des athlètes. Mais les stratégies de spécialisation et l’émergence d’athlètes d’exception offrent parfois aux petits une place dans la cour des grands.

La vitrine compétitive des villes olympiques

Le lieu des JO est capital. C’est la relation entre les épreuves et le site olympique qui donne force aux Jeux. Cette relation combine ainsi une unité de lieu, une unité de temps et une unité d’action. C’est dans les années 1960 que la compétition pour le choix des villes olympiques se renforce. Les candidatures se multiplient dans les années 1980. Les groupes de pression et les grandes sociétés s’organisent pour faire gagner le pays et la ville soutenus. Malgré une volonté d’ouverture récente, ce sont les métropoles des pays riches et d’abord d’Europe qui sont le plus souvent choisies.  Les villes des JO d’hiver accentuent encore le monopole du Nord. Aussi, les JO sont un « évènement spatial qui laisse des traces ». Ils constituent une occasion exceptionnelle de régénération urbaine tout en valorisant leur audience et leur attractivité aux villes choisies. Barcelone en 1992 est un exemple de démarche urbanistique mêlant projet de ville et projet urbain avec une modernisation qui bouleverse la ville en favorisant l’expansion économique et la mutation du tissu social. Atlanta en 1996 a profité des JO pour tenter de modifier son image. Sydney en 2000 a proposé les premiers « Jeux verts » avec un programme de revalorisation urbaine, de protection et de mise en valeur du patrimoine naturel. La ville d’Athènes en 2004 vise enfin à affirmer son caractère patrimonial. Les aménagements urbains ont permis de moderniser la ville et sa région, mais l’immense majorité des équipements olympiques ont été laissés à l’abandon après les Jeux. A partir de ces Jeux, puis ceux de Pékin, Londres et Rio, les coûts économiques et des effets sociaux éventuels (expulsions d’habitants, gentrification de quartiers) sont davantage pris en compte dans le choix de la ville-hôte. Ainsi les Jeux de Paris en 2024 se situent dans un contexte particulier lié aux nouvelles orientations énoncées pat le CIO. Ils doivent prendre en compte les enjeux environnementaux, l’utilisation des équipements existants et la limitation des coûts d’organisation.

 Les défis de l’olympisme

Les Jeux modernes peuvent-ils disparaître après moins de 2 siècles d’existence pour des raisons économiques, politiques ou pandémiques, s’ils ne parviennent pas à répondre à de multiples défis ? Les premiers sont internes et sont liés à la gouvernance du système, aux choix des sports et des lieux, mais aussi à la question du sexe et du genre. D’autres défis sont externes et proviennent de la société globale. A celles d’ordre économique et politique s’ajoutent la question écologique et plus récemment celle des pandémies. Pour le CIO, le défi est de savoir comment limiter l’emprise des multinationales et comment mieux redistribuer les ressources aux pays en développement. Mais dans l’histoire de la manifestation, ce sont bien les politiques menées par les pays qui sont la source des troubles les plus graves. C’est à travers les Jeux que peut s’exprimer la politique internationale de certains pays. Le boycott a été l’arme la plus utilisée par les États, transposant ainsi dans le sport les luttes politiques. La forme la plus ultime de revendication politique à travers l’olympisme a été atteinte avec l’attentat contre la délégation israélienne aux Jeux de Munich en 1972. La crise du Covid-19 oblige également à se poser la question d’autres formes d’organisation plus durables, plus résilientes et plus soutenables. Le concept d’un slow olympism pourrait par exemple émerger et viser à mieux respecter l’environnement en réduisant les transports afin de diminuer les émissions de gaz à effet de serre. Alors que seront les Jeux dans 50 ans ?

En un peu plus d’un siècle, le monde des Jeux et de l’olympisme s’est imposé comme un nouvel universel proposant une cérémonie planétaire. Les jeux Olympiques sont un théâtre mondialisé où se joue une double scène : celle de l’affirmation des forces politiques et économiques des États dominants et celle de l’utopie des valeurs comme la fraternité, le mélange des peuples et la paix. Ce livre résume parfaitement les forces et les faiblesses de « ce monde dans le monde ». Les textes pertinents sont complétés par de nombreux schémas, cartes, tableaux. D’autres sont réunis dans les annexes. Une bibliographie sélective est enfin proposée. L’ensemble est de qualité et pourrait permettre de traiter, avec un angle original et d’actualité avec les Jeux de Paris qui se profilent en 2024, la géopolitique et la mondialisation que ce soit au collège ou au lycée.